Un court récit qui offre un condensé de la personnalité de l’auteur...
Quelques mois avant de disparaître Christa Wolf a éprouvé le besoin d’exhumer de son passé le souvenir d’August, un jeune garçon qu’elle avait connu juste après la fin de la Deuxième guerre mondiale. Elle avait alors 17 ans et lui 8. Cela se passait en 1946-1947, dans un château transformé en sanatorium pour tuberculeux où se retrouvaient des enfants malades, abandonnés ou orphelins. C’étaient des temps épouvantables. Les Allemands qui avaient survécu aux désastres de la guerre et à la brutalité des armées d’occupation vivaient dans un grand dénuement. Les familles étaient disloquées, beaucoup d’hommes étaient morts ou prisonniers, on manquait de tout, de médicaments, de nourriture, de personnels compétents, particulièrement dans la zone soviétique qui ne bénéficiait pas de l’opulence américaine. Les violences subies par la population à la fin de la guerre sont discrètement rejetées à l’arrière-fond, elles ne constituent pas la matière du récit qui se déroule en RDA puis dans l’Allemagne réunifiée.
Alors que les personnages principaux de Christa Wolf sont toujours des femmes, ici, par exception, le narrateur est un homme. Il s’agit d’August, le petit gamin de 1946. Après le sana, il a atterri dans un orphelinat, puis dans une usine et finalement, il est devenu chauffeur. C’est un homme simple et bon dont la vie n’a pas été facile, un homme qui n’était pas habitué à la joie et acceptait volontiers qu’on décide à sa place. Cette présentation, comme nombre de remarques critiques qui ponctuent le récit, donne des Allemands une certaine idée que Christa Wolf ne veut pas cacher car, pour une bonne part, elle entre dans ce qui explique leur destin.
August, donc, ramène des touristes de Prague. Tout en conduisant son autobus, il se rappelle une fois de plus les quelques mois passés au sana en compagnie de la jeune Lilo, laquelle est manifestement le double de Christa Wolf. Soixante ans après, son souvenir ne le quitte pas, se mêle à ce qu’il fait, à ce qu’il voit. Il s’agit certainement là d’un authentique amour d’enfant, mais cet amour comporte une autre dimension, une dimension éthique qui l’a marqué et a transformé ses rapports avec les autres, avec la société. Lilo n’était pas seulement la jeune fille qui l’attirait, elle était un personnage qui avait su s’imposer par son rôle dans le sana, en particulier auprès des enfants dont elle s’acharnait à soulager les souffrances autant qu’elle le pouvait. Mais elle savait tout aussi bien être une force d’opposition à ceux qui contrevenaient au bon sens ou à la simple humanité. Pour August, Lilo était exemplaire et ne pouvait se comporter que d’une façon exemplaire. Ce qui explique qu’elle soit devenue une référence absolue qu’aucune rencontre n’a pu déraciner. Pas même celle de sa femme.
August est en lui-même un individu de grande richesse. Sa vie s’est déroulée en RDA, mais, après sa chute, il a refusé de chercher son bonheur ailleurs. La course à l’objet, à la consommation, qui s’est emparée de tant de ses compatriotes après la réunification ne l’intéressait pas. En fait, le grand événement de sa vie aura été Lilo. Il garde d’elle l’image de la douceur mais aussi de la rudesse dont elle était capable sur laquelle le lecteur projette celle du personnage qu’elle va devenir quand elle sera Christa Wolf, grand écrivain de la RDA. De la même manière que Lilo s’en prenait à un petit tyran, Christa s’opposera aux dirigeants de la RDA. La jeune fille qui ne manquait jamais de venir le soir chanter pour les gamines qu’elle savait condamnées, n’était pas femme à capituler plus tard. Aucun avantage matériel, aucune menace ne la feront plier, et pas plus la perspective de la position qu’elle pouvait avoir à l’Ouest. Elle luttera jusqu’au bout pour l’Allemagne démocratique qu’elle voulait et finira, ironie à méditer, par être dénoncée et salie par ceux qui à l’Ouest en avaient fait une icône par intérêt.
Ce n’est pas sans raison que ce récit est dédié à Gerhard, le mari de Christa Wolf, qui est aussi son compagnon de lutte. La dédicace se termine par ces mots : « les grands mots ne sont guère de mise entre nous. Juste ceci : j’ai eu de la chance. » Cette chance fut sans doute d’avoir rencontré Gerhard mais aussi d’avoir été accompagnée par tant d’amis de qualité, et d’avoir vécu, tout au long de soixante années d’efforts et de déceptions, dans le respect des valeurs choisies. Servir son idéal n’est-il le meilleur moyen de réussir sa vie ? Il y a là comme une définition du bonheur.
August n’est pas un testament mais le dernier cadeau que Christa Wolf pouvait faire à ceux qui vont lui survivre.
Christa Wolf, August, traduit par Renate et Alain Lance, Editions Christian Bourgois, 60 pages, 8 euros