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Le grand isolement du japon
Philippe Pivion a lu Le ciel ne parle pas, de Morgan Sportès

« Ce qui a un commencement a une fin, ce qui n’a pas de commencement n’a pas de fin…Si l’âme a été créée, peut-elle être immortelle ? » Voilà de quoi on cause dans les maisons de thé du Japon du 17ème siècle !

Le Japon semble à la mode ! Pas qu’à travers les restaurants japonais aux menus répétitifs et sans grandes originalités, mais avec, entre autres, l’histoire, le cinéma. Sommes-nous dans une nouvelle ère de japonisme comme nous en avions connu une fin du 19ème siècle et dont les traces sont encore palpables dans certains tableaux impressionnistes ? Je ne sais, mais je viens de lire un roman comme je les aime. Un roman qui nous apprend et nous fait vibrer. Ce livre, Le ciel ne parle pas, de Morgan Sportès, narre l’histoire de Christóvão Ferreira.

Il s’agit d’un missionnaire Portugais, jésuite, qui débarque à Nagasaki en 1609. Immédiatement lisant cela, vous pensez au Silence de Shūsaku Endō dont Scorsese vient de faire un film. Certes Ferreira apparait dans les travaux d’Endo et de Scorsese, mais les deux œuvres sont très différentes. La première, Silence, est marquée par la foi de l’écrivain japonais, catholique, et le livre tourne autour des persécutions subies par les chrétiens. Dans Le ciel ne parle pas, Sportès aborde un autre aspect : la domination commerciale et la guerre que se livrent Espagnols, Portugais, Anglais et Hollandais pour préserver de juteux profits.

Le roman est écrit sans fioriture, un peu comme une chronique des évènements et du temps qui passe. Mais les enjeux sont parfaitement restitués. Les Portugais qui envisagent de coloniser le Japon se servent de la religion comme d’un cheval de Troyes. Avec les conversions, avec la nouvelle foi révélée par ces blancs au long nez, les convertis trouvent un espace d’opposition ethno-politique aux seigneurs, les shoguns. Les traditions séculaires nippones sont malmenées malgré quelques arrangements pour permettre cette intrusion idéologique. Viennent dans la foulée les marchands qui commercent avec la Chine et le Japon achetant soie, récupérant tonnes de lingots d’argent sur lesquels ils spéculeront hardiment.

Au passage, les Européens vont refiler la syphilis à la gente féminine, se goberger comme pas permis et se conduire avec la délicatesse coutumière de tous les conquérants. Il ne restera de cette intrusion portugaise que quelques traces encore actuelles comme le fameux aligato (ありが) merci en japonais qui vient du portugais obrigado.

Revenons au roman et à l’histoire qu’il raconte.
Les shoguns ne sont pas des idiots, ils prennent le temps de réfléchir et estiment que les missions chrétiennes ne seraient que l’avant-garde des conquistadors du roi d’Espagne. Ceux-ci après avoir conquis l’Amérique centrale s’apprêteraient à se lancer sur le Japon, puis la Corée, et enfin la Chine. L’objectif à chaque étape serait d’installer un roi très chrétien sur chaque trône. Grosse frayeur. Ce n’est d’ailleurs pas un délire, dès octobre 1610 Rodrigo de Vivero, ambassadeur hispanique au Japon l’écrit aussi crument à son roi.
La fermentation de la colère des shoguns va être plus longue que celle du riz pour se transformer en saké ! Mais dès 1633 la colère s’abat sur la communauté chrétienne et les Japonais vont développer tout leur art du supplice pour faire abjurer ceux qu’ils estiment nécessaire de préserver, les autres seront expédiés à la fosse, rôtis, bouillis, décapités ou noyés selon l’humeur et le moment. Le père jésuite Ferreira après un supplice de 5 heures particulièrement terribles se décide à renier sa foi et à embrasser le bouddhisme. Au passage il épousera une belle fille, Kikou qui lui donnera des enfants.
L’intérêt du livre réside dans la description fine des rapports antagoniques entre Européens, avec l’éviction des catholiques, les Hispano-Portugais, puis la compréhension par les Japonais que les autres chrétiens, Anglais et surtout Hollandais sont de la même engeance bien qu’ils ne fussent pas tout à fait de la même religion (la réforme et l’anglicanisme sont passés par là, mais convenons que pour des Japonais du 17ème siècle, comprendre les subtilités différentielles des uns par rapport aux autres semble bien hors de portée).
Dans le monde capitaliste, on ne barguigne pas avec l’argent et le profit. Donc les trahisons vont bon train pour préserver l’essentiel. Peu importe que les Portugais contribuent au massacre de 30 000 chrétiens japonais, l’essentiel est de rester faire des affaires ! Ce qui fait la différence avec les Nippons bardés de principes, d’honneur, de nationalisme et qui sont de redoutables stratèges politiques.
Cette situation parfaitement décrite va déboucher sur le grand isolement du Japon, un isolement qui durera plus de deux siècles. Il faudra que Meiji devienne empereur en 1867 pour qu’une révolution mette à bas les seigneurs et ouvre grand les portes japonaises à l’occidentalisme. Mais il s’agit d’une autre histoire.

L’écriture de Sportès est chatoyante, l’humour, un peu noir, est bien présent ; l’auteur n’hésite pas à se mettre en situation, décrivant son appréhension du sujet. Il nous donne à apprendre et à comprendre. Pire : par un effet miroir, il nous renvoie à des débats actuels la place de la religion dans la société, Dieu, l’argent, la domination, le choc des civilisations et des cultures, la liberté de commercer et de circuler, la souveraineté nationale. Bref un roman foisonnant.

Le ciel ne parle pas de Morgan Sportès. Editions Fayard


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