Avec le Jeune Karl Marx, le cinéaste engagé Raoul Peck nous montre une pensée émancipatrice se forgeant au cœur de l’action politique pour changer le monde.
Comment est née l’idée de ce film, le Jeune Karl Marx ?
Au départ, c’est Pierrette Ominetti, d’Arte, qui m’a sollicité. Je n’aurais jamais osé proposer moi-même à une télévision française de faire un film sur Marx. N’oublions pas que nous sommes alors avant la crise financière de 2008 : l’idée selon laquelle le capitalisme serait l’horizon indépassable de l’histoire est encore largement dominante ; parler de « lutte des classes » est perçu comme une aberration. Le capital avait gagné sur toute la ligne. Quoi qu’il en soit, quand Arte m’a demandé de travailler sur le sujet, j’ai sauté sur l’occasion. Car, pour moi, Marx a toujours été incontournable. On ne peut rien expliquer de la société (capitaliste) dans laquelle nous vivons sans revenir à sa pensée, aux concepts qu’il a forgés et à sa grille d’explication. Je me suis donc attelé à la tâche. Mais au bout d’un certain temps, réalisant l’ampleur du projet, et n’ayant pas réussi à trouver une façon efficace de traiter le sujet en docu-fiction, j’ai décidé de revenir à une fiction pure et de le produire avec ma société de production, Velvet Film.
Pourquoi avoir choisi de vous focaliser sur les années de jeunesse ?
Je savais d’emblée que je ne pourrais pas me confronter au « vieux barbu ». Car, en ce cas, il m’aurait fallu non pas un, mais dix films, pour pouvoir défaire toutes les instrumentalisations et les déformations dont son œuvre a été l’objet. J’ai donc pris le parti de me concentrer sur la genèse de sa pensée, cette période qui court de la thèse de doctorat (1841) au Manifeste du Parti communiste (1848). C’est dans ces années que naît chez lui l’ambition d’établir une science de l’histoire des sociétés. Et tout est là.
Dans l’histoire du marxisme, l’évocation du jeune Marx renvoie, en France, à ce qu’on a appelé, dans les années 1960, la « querelle de l’humanisme », avec Louis Althusser postulant une « coupure épistémologique » entre le jeune Marx, empreint d’idéalisme humaniste, et celui de la maturité, du Capital, devenu pleinement « scientifique ». Aviez-vous cette idée en tête ?
Je connais bien sûr ce débat, mais, en l’occurrence, non, ce n’était pas l’arrière-plan de ma démarche. Précisément, j’ai commencé par mettre à distance tous les « experts » de Marx, les interprétations, pour ne me baser que sur les correspondances. Je voulais montrer Marx, Engels et Jenny, la femme de Marx, dans leur vie concrète, à partir de leurs propres paroles. Ils sont jeunes, ils ont la vingtaine, ils sont révoltés et ils ambitionnent de changer le monde. C’est cela, le cœur du film. Et mon but, dès le début, a été que cette formidable histoire inspire les jeunes d’aujourd’hui, qu’elle nourrisse leurs propres combats. Je n’ai pas fait ce long métrage en regardant dans le rétroviseur, mais bien devant, vers le présent et l’avenir. Ce film se veut un appel à prendre sa vie en main, comme l’ont fait ces trois jeunes gens à leur époque, et à changer tout ce qui doit l’être, sans se poser de limites a priori. Connaissez votre histoire, apprenez à repérer les liens entre les événements à première vue épars, armez-vous intellectuellement, organisez-vous et battez-vous ! C’est un travail ! Tel est le message.
Votre film comporte une scène qui condense les débats ayant présidé à la transformation de la « Ligue des justes » en « Ligue des communistes ». L’exigence de scientificité paraît centrale dans le propos d’Engels, qui est alors à la tribune pour défendre les idées qu’il partage avec Marx…
Oui, il met en avant la nécessité de sortir du romantisme. La Ligue des justes avait pour devise « Tous les hommes sont frères ». Engels confronte avec éloquence ce slogan à la réalité des contradictions sociales. Comment soutenir, en effet, que le patron et l’ouvrier, l’exploiteur et l’exploité, sont frères ? Non, décidément, tous les hommes ne sont pas frères. La nouvelle devise s’impose alors : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Bien entendu, aujourd’hui, à nous de savoir qui inclure dans le terme « prolétaire ».
L’idée centrale du film n’est-elle pas là, justement ? Dans la façon dont il montre la maturation d’un communisme partant des contradictions du réel pour aller à la réalisation de l’idéal, contre un socialisme utopique plaquant l’idéal sur la réalité, et désarmant, dès lors, les prolétaires ?
Les réponses qui venaient dans l’esprit des gens de l’époque étaient celles de leur temps. On se trouve au début de la révolution industrielle, après la Révolution française. On commence juste à comprendre que ce sont les hommes qui font l’histoire, alors même que se met en place une nouvelle aliénation du travail, au travers des grandes fabriques. Ce contexte contradictoire favorise l’essor des grandes utopies, tel le Phalanstère de Fourier. Mais, c’est vrai, Marx a fondamentalement renouvelé la pensée du mouvement ouvrier naissant, en invitant à repartir de l’analyse méticuleuse des structures de la société. Pour lui, c’était la seule vraie méthode pour décider ensuite – ensemble – dans quelle direction s’engager. Le romantisme ne l’intéresse pas ; il veut des démonstrations, avec des arguments et des preuves. C’est une manière de penser très allemande, en un sens. En allemand, le verbe est placé en fin de phrase. Cela oblige à réellement réfléchir à ce que l’on veut dire, avant de le dire. C’est une langue structurante. Dans le film, la scène où Marx pousse Proudhon dans ses retranchements sur la question de la propriété illustre bien cette différence culturelle. Face à un Proudhon qui décrète que, « la propriété, c’est le vol », Marx demande : « Quelle propriété ? » Et il ne le lâche pas. Il ne peut se satisfaire de telles généralisations.
Comment êtes-vous parvenu à rendre captivants, à l’écran, des débats philosophiques complexes qui, sur le papier, peuvent rebuter les non-avertis ?
Cela nous a pris dix ans pour y parvenir (rires). Il n’y a pas de secret. La première ébauche du scénario était beaucoup plus didactique. Il a fallu énormément travailler pour se rapprocher, version après version, du cinéma. Mais un cinéma basé sur le réel, un cinéma rigoureux ! Nous n’avons rien inventé. J’ai pu aussi compter sur le talent de mon ami scénariste Pascal Bonitzer, qui sait transformer des scènes susceptibles d’être trop théoriques en scènes vivantes, sans jamais rien lâcher sur le fond, sur la rigueur du propos. J’ai également choisi en priorité des acteurs venant du théâtre : August Diehl (Karl Marx), Stefan Konarske (Friedrich Engels) et Vicky Krieps (Jenny Marx). Ce sont des gens qui ont la capacité de créer d’authentiques personnages. Un dialogue, c’est une manière de se tenir, de bouger, d’habiter ou non les silences. Dans ma façon de filmer, j’ai par ailleurs souvent recours aux plans-séquences, qui offrent une vraie respiration aux acteurs, qui leur permettent de modeler véritablement leur personnage.
Quelles sont les idées-forces que vous retenez de Marx ?
Contrairement à certains de mes contemporains qui ne retiennent de lui que la partie théorique, Marx est pour moi, d’abord, une façon d’appréhender le monde avec une insatiable curiosité. Dans une joute mémorable avec Wilhelm Weitling, la figure de proue du socialisme utopique allemand de l’époque, Marx a cette phrase, que je trouve particulièrement inspirante : « L’ignorance n’a jamais aidé personne. » Or, nous baignons aujourd’hui dans l’ignorance. Ignorance de l’autre, ignorance de notre histoire. On nous présente insidieusement les migrants comme une menace, l’Europe se referme sur elle-même… On assiste à la mise en œuvre de recettes de décadence, de recettes pour fin de règne. Il faut réapprendre à penser dialectiquement, en faisant apparaître les liens cachés, en replaçant les faits dans une historicité. Il n’y a pas plusieurs histoires sur cette Terre, mais une seule dans laquelle tout est lié. La création de richesse sur un point du globe est accompagnée de la création de pauvreté ailleurs. Lorsqu’une entreprise quitte une région, y créant ainsi du chômage et de la misère, elle ne se volatilise pas. Elle part seulement exploiter ailleurs, là où les salaires sont moindres, là où le rapport de forces capital-travail est davantage en faveur du capital. Et surtout, quel que soit le lieu, ce ne sont pas ceux qui créent les richesses qui en profitent, mais les propriétaires, les actionnaires.
Votre film met le doigt sur les clivages de classes de la société capitaliste. Autant dire qu’il n’est pas a priori au diapason de l’industrie du spectacle… N’avez-vous pas rencontré d’embûches ?
Si, bien sûr ! Il faut réaliser que ce film sur Marx est le premier du genre, en Occident. Donc, forcément, on devait s’attendre à ce que des obstacles puissent surgir. D’abord, il existe encore une certaine autocensure. Moi-même, j’ai pu être pris dedans. Mais je m’en suis libéré bien volontiers. Et quand j’ai commencé à travailler, personne n’a tenté d’intervenir sur l’orientation du projet. Je ne l’aurais de toute façon jamais toléré. C’est sur le financement que nous avons connu quelques péripéties révélatrices. Avant tout, je tiens à dire que j’ai toujours pu m’appuyer sur un système qui reste largement démocratique, avec des aides, des institutions qui vous permettent, dans un cadre européen, d’atteindre un certain budget. En aucun cas je n’aurais pu faire ce film avec des investissements américains, vous l’imaginez bien… Donc, pour revenir à votre question, en France et en Belgique, nous avons obtenu plus ou moins les financements escomptés. La surprise est venue de l’Allemagne, où nous avons dû faire face, dans un premier temps, à des réactions de rejet. Lorsque nous avons soumis le film à la commission franco-allemande de soutien à la production de films, les trois membres allemands ont voté contre comme un seul homme, et le seul des trois Français à avoir également voté contre était d’origine allemande. J’ai du mal à croire à une coïncidence. Ils n’ont pas dû apprécier qu’un non-Allemand fasse un film sur une figure majeure de leur patrimoine intellectuel. À partir de là, nous avons décidé de politiser la chose et de le présenter ainsi à nos partenaires allemands. Une digue est tombée, paradoxalement devant une commission d’aide dans l’ex-Allemagne de l’Est. Après, ce fut plus simple. Le vrai scandale, en revanche, a été l’attitude de l’instance européenne d’appui au cinéma, Eurimages, qui nous a refusé une aide décisive, sous la pression de certains pays de l’ex-bloc de l’Est. Ils ont dit en substance : hors de question de faire Marx sans Staline. Un acte de censure politique pour une institution qui n’a aucune vocation d’instruire des contenus, mais de se prononcer sur le montage financier d’un projet de film et sur sa solidité. Un projet porté solidement par les trois nations les plus importantes en termes de cinéma en Europe (France, Belgique, Allemagne) a été éliminé d’office par Chypre et quelques autres pour des raisons politiques !
Votre film vise un large public. Mais que dit-il aux spectateurs qui se reconnaissent dans l’héritage de l’auteur du Capital ?
Le Jeune Karl Marx met en question les fourvoiements dans les logiques répressives, autoritaires, en montrant tout le bouillonnement démocratique auquel Marx et Engels participaient au sein du mouvement ouvrier en voie d’organisation. Les deux amis sont durs ; ils ne mâchent pas leurs mots… Mais ils sont toujours ouverts à la discussion, ils ne renoncent jamais à convaincre leur auditoire. Toute la radicalité du film est là, dans le fait de montrer la portée transformatrice de ce geste démocratique, et surtout la nécessité d’une pensée claire. Le camp progressiste, au sens le plus large, n’a jamais pu, de bataille en bataille, réellement faire son autocritique. Or, il faut confronter les erreurs, les errances, les illusions, les crimes aussi, pour initier un autre combat. Et ce, dans la démocratie.
Entretien réalisé par Laurent Etre paru dans l’Humanité du 15 Septembre 2017