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Le mythe du patriarcat et la condition féminine, de Christian Godin
La critique d’Yvon Quiniou

L’homme et la femme en toute lucidité

Décidément Christian Godin ne cessera de me surprendre. Après un livre sur l’histoire avec lequel je ne m’accordais pas, le voici qui revient (vite) à un nouvel ouvrage qui non seulement m’épate du fait de ses qualités intellectuelles et d’écriture habituelles, mais qui soutient un point de vue abondamment développé sur la dualité homme/femme - à savoir Le mythe du patriarcat et la condition féminine - auquel j’adhère quasi totalement. On ne saurait le présenter pleinement dans un simple compte-rendu, mais je tiens à en indiquer les axes essentiels tant il procède dans un esprit critique qui bouscule à juste titre non le féminisme en tant que tel, bien entendu, mais surtout une forme moderne et récente de celui-ci qui, sous prétexte de dénoncer la réalité du patriarcat avec sa domination masculine sur la femme à sens unique, verse dans un mythe inverse, historiquement inexact en partie, et qui surtout se réclame d’un « masculinisme » féminin qui n’est guère séduisant humainement. Plus largement, toute sa réflexion se nourrit d’une érudition très riche et variée, y compris quand il fait appel à de nombreux théoriciens spécialisés, ce qui interdit qu’on lui reproche la moindre ignorance anthropologique autant qu’historique ou littéraire.

La critique du néo-féminisme d’abord, donc, dont Virginie Despentes pourrait être le meilleur, en l’occurrence le pire représentant, surtout médiatique mais pas seulement. Son exemple, dans King Kong Théorie nous montre comment une femme, suite à un épisode douloureux de sa vie avec des hommes, il est vrai, va s’en prendre à la masculinité non en tant que telle mais pour autant qu’elle serait réservée aux « hommes » (hommes par le sexe) et à laquelle elle prétend accéder en tant que telle, dans ses défauts et sa violence - revendiquant donc, au final, le droit d’être « homme » et puissante comme lui, en toute fierté. Cet exemple n’est là que pour amorcer ici tout ce qui est critiqué et rétabli dans le 1er chapitre, à savoir la réalité du rapport homme/femme dans l’histoire réelle… que l’on ne connaît pas très bien. Car s’il y a bien eu une domination de l’homme sur la femme, dans le champ social avant tout - Louise Michel faisait de la femme, un peu excessivement, « le prolétaire du prolétaire » - et au-delà donc des rapports de domination entre les classes, il faut ajouter trois choses importantes : 1 : Dans la réalité concrète du couple, y compris, voire surtout aujourd’hui vu l’accès des femmes à la culture, la relation entre le mari et l’épouse ne s’est que rarement réduite à un simple rapport d’oppression et elle s’est traduite souvent en une complémentarité dans la différence, sans que ce soit absolument scandaleux : le fait de la femme au foyer dans des tâches domestiques ou d’éducation des enfants (ce à quoi notre époque remédie un peu) n’est pas en soi abominable quand on songe au travail largement pénible des hommes exploités ou allant faire la guerre et y mourir souvent. Je ne développe pas cette dualité avec sa complexité, Godin le faisant très bien. 2 : Il y a tout autant une évocation précise à faire de l’histoire dans son long cours et qui nous montre, avec force détails, à quel point la domination de l’homme sur la femme n’a pas caractérisé toutes les sociétés, cultures ou civilisations, au contraire. Dans nombre d’entre elles, surtout dans le plus lointain passé, la situation était inverse, voire égalitaire dans la complémentarité : les hommes aux champs, avec un travail difficile, ou à la chasse, les femmes au foyer ou à la cueillette ! 3 : Enfin, l’auteur a le mérite de signaler et de déconstruire nombres de mythes, au sens culturel ou idéologique de ce terme (qu’il assume), en l’occurrence ces constructions intellectuelles qui ont enfermé les femmes dans leur statut d’infériorité pour le justifier et le leur faire accepter, sinon les inciter à le vouloir inconsciemment, et dans lesquels les hommes dominateurs se sont complus. Et ici l’ouvrage est empli de références à des penseurs des deux sexes qui ont réfléchi sur ces mythes pour les « déconstruire » (dont Françoise Héritier et d’autres avant elle) et rappeler leur caractère erroné et leur rôle conservateur.

Mais il faut aller au-delà de ce 1er chapitre, fût-ce plus rapidement car la suite aborde le domaine théorique et conceptuel que sa problématique implique. Mais vu sa taille (l’ouvrage dépasse les 300 pages) je me contenterai d’en indiquer synthétiquement le contenu à propos de diverse notions essentielles. L’idée de « genre » vient en premier dans la critique féministe (voir Margaret Mead et d’autres intellectuels américains) qui consiste à y voir une construction artificielle destinée à naturaliser la distinction de l’homme et de la femme à partir de leur identité corporelle-sexuelle spécifique (qui est indéniable) et donc à dénoncer comme anti-naturelle toute relation sexuelle hors de l’hétérosexualité : homosexualité, bisexualité, relation transgenre précisément, avec les injures et les interdits sociaux dont ces relations hors de la norme sociale auront été les victimes : c’est le 2ème chapitre avec toute sa richesse de détails, y compris relevant d’une approche se voulant scientifique… mais sans l’être avec certitude. La prétendue science, ici, intervient en effet comme caution idéologique pour une position tout simplement humaine ou subjective. Il faut donc « séparer » intellectuellement trois choses : le sexe biologique de l’individu, la représentation sociale qu’il s’en fait, qui lui est inculquée, et son rapport intime à son vécu sexuel sur lequel « on », à savoir la société ou le droit, n’a pas à légiférer dès lors que la violence imposée en est exclue. Et il faudrait ici, à l’inverse, rappeler à quel point le féminisme anti-masculin à pu « voir » de la violence « inadmissible » dans l’acte sexuel de l’homme avec la femme qui l’accepte pourtant, sans la moindre justification intrinsèque, projetant dans ce domaine des caractéristiques « masculines » externes et oubliant le simple plaisir autocentré de la satisfaction sexuelle pulsionnelle, y compris la sienne. L’analyse ici est d’une érudition énorme, y compris scientifique, à savoir biologique, on l’a deviné, et je ne vais pas indiquer tous les auteurs qui sont sollicités et ce sous des formes dont l’intention est variable, sinon contradictoire s’agissant de ces auteurs. C’est ainsi qu’il va faire remarquer que Freud n’a « pas toujours su échapper à l’essentialisme naïf » dans ce domaine, mais, vantant l’apport de S. de Beauvoir, il paraît oublier qu’elle a été capable, dans Le deuxième sexe et malgré la biologiste dont elle s’inspire, Geneviève Fraisse, de signaler chez la femme des signes physiques autant que psychologiques qui la distinguent comme les manifestations physiques de l’émotivité (rougeurs de la peau, facilité à pleurer) et d’autres après la ménopause ; et même, ce que je trouve formidable et peu caricaturalement « féministe », c’est de la voir se réjouir de la différence psychologique qui la distinguait de Sartre et qui lui évitait l’ennui de vivre avec lui, qu’elle aimait par ailleurs. La différence, donc, non comme base de domination ou de puissance sur l’autre, mais comme source d’attrait amoureux et d’échanges ! Et comme le dit Ivan Illich, que Beauvoir approuverait, la dualité sexuelle « n’est pas un abus de pouvoir et une violence faite aux individus » mais tout autant « la manière spontanée » d’organiser des rapports « sociaux » apaisés (p. 153).

Les chapitres suivants vont revenir à la psychologie concrète dans son existence sociale et je laisserai le lecteur les découvrir en partie car ils ne posent aucun problème théorique fondamental, ce qui n’enlève rien au plaisir de comprendre des attitudes ou situations dont le fond explicatif peut nous échapper alors qu’elles jouent un rôle important dans notre vie. C’est le cas, dans le 3ème chapitre, de la misogynie qu’il faut éclairer à l’aide de l’inconscient masculin. Par exemple, c’est la supériorité supposée de la femme, à savoir « le pouvoir de donner la vie » dont les hommes n’ont d’ailleurs pas toujours soupçonné qu’ils y participaient, qui a suscité un complexe d’envie, d’effroi et de vénération, lequel « a été désublimé en mépris et en détestation » (p. 174). Ou encore il y a « la puissance phantasmatique de la mère » qui, pesant d’abord sur l’enfant, reste en l’homme adulte et amène celui-ci à la rejeter en un affect qu’il refoule, mais qui est toujours là, actif quoique déguisé dans sa source, et qui l’amène à détester le genre féminin. L’histoire culturelle nous en offre de multiples exemples, dans ses mythes aussi, que l’on découvrira avec une forme de plaisir mêlé au malaise !

Qu’en est-il alors de la question de l’égalité homme/femme, étudiée dans la partie suivante ? Question cruciale dans l’histoire et dans celle du féminisme militant, bien entendu, car la différence étant incontestable à un certain niveau, physique voire psychique, on a pu facilement la transformer en inégalité au détriment de la femme avec les conséquences souvent (pas toujours, on l’a vu) détestables pour la femme, à divers niveaux. Or l’analyse, ici et quoique relativement brève, comporte des nuances conceptuelles importantes, qu’il faut assimiler et qui s’appliquent à divers domaines ou aspects de l’existence. D’abord au niveau sexuel et même si, de fait, cela n’a pas toujours été le cas (et on laissera de côté celui des prostituées et le viol des enfants), la question de l’inégalité dans le rapport sexuel pris en lui-même et, si l’on veut, dans sa pure « abstraction concrète », n’a pas de sens, ne se pose donc pas. Car si, pour l’essentiel (c’est-à-dire hors de la masturbation) il est bien dual, relationnel donc, avec l’autre, en un sens le plaisir sexuel est, par essence biologique, solitaire, individuel (il peut même ne pas être partagé) sans que cela l’altère en quoi que ce soit dans son vécu organique propre. C’est donc de complémentarité qu’il faut parler et non d’inégalité, inégalité conçue à partir du fantasme féministe d’une égalité revendiquée et interprétée comme une identité totale. Or on peut étendre ou transposer cela dans le champ humain en général, donc social aussi, et même si un féminisme bolchevique pleinement respectable ne l’a pas fait (voir Alexandra Kollontaïl), en formulant une proposition simple : l’égalité, valeur socio-politique absolue en droit, ce n’est pas l’identité des personnes, c’est-à-dire la négation de la différence individuelle, laquelle fait le prix ou la richesse des rapports inter-humains, hors de tout totalitarisme de l’Un ou de l’unicité. D’autant plus que la différence biologique homme-femme (comme la force) peut justifier que le travail de la femme ne soit pas l’égal de celui, plus difficile, de l’homme, et cela en sa faveur (Auguste Bebel, cité par Godin, l’a très bien dit).

L’avant-dernier thème abordé justifie sa place quasi conclusive puisqu’il pose directement la question de La Femme et d’une supposée différence essentielle qui l’érigerait en entité propre sur bien des plans. La réflexion commence par se référer à des philosophes comme Descartes ou même Heidegger pour justifier un Universel humain qui rejette cette identité différentielle : en quoi, par exemple, la raison (ou l’intelligence) devrait-elle l’emporter chez l’homme ? L’histoire a démontré de plus en plus l’excellence aussi des femmes dans ce registre intellectuel : science, philosophie, capacités littéraires, etc., et l’on n’insistera pas sur le fait que, selon Freud, « il n’y a qu’une seule libido », avec toutes ses intensités ou nuances possibles ! Godin va alors s’en prendre à un féminisme actuel, outrancier dans un sens comme dans un autre : soit qu’il substantifie la féminité pour demander qu’on lui fasse une place propre hors de la masculinité honnie, soit au contraire qu’il la nie radicalement au nom de sa construction culturelle. Et dans ce dernier cas, il s’interroge : au nom de quoi, de quelle « femme » ce féminisme se bat-il et en quoi peut-il se dire « féministe » ? Je ne citerai pas toutes les auteures (mot au féminin, donc) auxquelles il est fait référence d’une manière contradictoire ou complexe, comme les représentantes du Queer, Monique Wittig ou Judith Butler, y compris celles qui prétendent qu’il y a un « art féminin »… quitte à ce qu’on fasse appel à un magnifique fantasme de la femme dans ce domaine si on lui en donnait les moyens (ce dont Rimbaud a magnifiquement rêvé) !

On peut alors évoquer la fin du livre qui insiste justement sur les menaces que les progrès techniques et médicaux, voire civilisationnels, font actuellement peser sur les femmes et donc sur leur statut féminin, de fait. C’est le cas de la procréation artificielle ou confiée à quelqu’une d’autre, le recul temporel du désir d’enfanter vu le travail féminin prolongé dans le temps, la dévalorisation aussi de la fonction maternelle, sinon même de l’amour à vie qui pourrait y porter (voir Belinda Canone qui le croit dépassé), avec, derrière tout cela, la montée d’un individualisme « tous azimuts » (c’est moi qui parle).

Je peux alors terminer ce compte-rendu inévitablement trop bref par un propos personnel qui va au-delà de mes accords de fond avec ce livre et que Godin partage puisque, tiré d’un ouvrage que j’ai écrit, il le cite. Il s’agit pour moi de dénoncer un féminisme outrancier (ce n’est pas le cas de tout féminisme, bien entendu) qui est séduit par les pires défauts des hommes qui ont contribué aux malheurs de l’humanité et qui voudrait se les approprier sur fond de rivalité, comme la force, la violence, l’esprit de domination, etc. - bref un féminisme qui veut faire sien le « masculinisme », l’égalité devenant une stricte identité humainement négative ! A l’opposé, je me réclame d’une affirmation poétique d’Aragon, ce grand amoureux d’Elsa, sa compagne, et dont il respectait pleinement les qualités littéraires dans une « égalité-identité » visant le meilleur pour chacun d’eux. Il a pu souhaiter, magnifiquement, que « la femme soit l’avenir de l’homme »… à l’opposé, donc, de ce qu’une partie du féminisme contemporain souhaite. La femme, c’est-à-dire la douceur, la capacité d’empathie et de sympathie, l’ouverture à l’autre, l’aptitude à la pitié, la bonté même. Alors oui : vive la féminité, dans l’égalité sociale des fonctions ou statuts évidemment, et comme idéal, y compris chez l’homme !

Christian Godin, Le mythe du patriarcat et la condition féminine, Kimé, 316 p.


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