Entretien mené par Pascal Boniface avec Georges Corm, économiste et historien, consultant auprès de divers organismes internationaux et professeur d’université. Il vient de publier Le Nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs aux Editions La Découverte.
Dans votre dernier livre Le nouveau gouvernement du monde, vous définissez le terme mondialisation comme « l’émergence d’un pouvoir absolu de nature politique aussi bien qu’économique, sociale et culturelle qui s’appuie sur une vaste bureaucratie mondialisée ». Il y a peu d’anciens ministres des finances qui donnent une telle définition !
C’est aussi bien mon expérience de ministre des Finances d’un petit pays comme le Liban que mon expérience d’expert auprès d’organisations internationales de financement qui m’a fait aboutir à cette conclusion. Le nouveau mode de fonctionnement du monde est constitué d’un pouvoir qui est mondialisé au sens où si l’on ne se plie à ses règles on est ostracisé ou combattu avec virulence et d’une économie qui est globalisée, c’est-à-dire ouverte à tous vents. Dans ce contexte, peut s’exercer ce que l’on appelle la dictature des marchés, c’est-à-dire celle des grands spéculateurs financiers, celle des agences de notation et des principaux médias économiques. Résister à cette machine mondialisée politiquement et globalisée économiquement est une entreprise fort difficile pour un responsable économique où que ce soit. Il faut bien se faire voir de cet énorme pouvoir mondial bureaucratisé et, pour cela, il convient d’accepter toutes les surenchères monétaristes et néolibérales, sous peine d’être « sanctionné » par « le marché ». Il y a une formidable concentration de pouvoir politique, financier et économique, mais aussi médiatique, aux mains de quelques dirigeants politiques ou économiques et directeurs d’agences de financement et de fonds de placements et de banques. C’est dans ce contexte que se délitent les formes traditionnelles d’Etats démocratiques et que la cohérence des espaces économiques s’effondre sous le coup des délocalisations et des mouvements migratoires.
Vous êtes particulièrement sévère avec l’accroissement des dépenses publicitaires. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Je suis sévère pour la société de consommation ou la société des objets qui est à la base de tous les dérèglements sociaux et économiques, mais aussi environnementaux. C’est une question qui a été remarquablement traitée par des sociologues français, comme Gabriel Tarde dès la fin du XIXè siècle ou Jean Baudrillard il y a quarante ans, ou encore aux Etats-Unis par l’économiste aujourd’hui oublié, John Dusenberry qui a théorisé « l’effet d’imitation ». La quantité de biens consommés est un statut de prestige et un but en soi. L’« industrie publicitaire » est le bras armé de ce système qui nous emprisonne. Il coûte 400 milliards de dollars par an qui sont payés par les victimes du système, c’est-à-dire les consommateurs de produits souvent parfaitement inutiles ou parfaitement interchangeables. Vous imaginez ce qui pourrait être accompli avec cette somme dans le domaine des protections sociales qui se réduisent partout comme une peau de chagrin sous l’effet de l’idéologie néolibérale qui a réussi à donner une grande légitimité aux recettes économiques et financières les plus aberrantes, celles même qui ont conduit à la crise qui a frappé les pays anciennement industrialisés où s’est développée cette idéologie. Ce n’est pas un hasard que les autres pays nouvellement émergents aient été beaucoup moins frappés par la crise et même qu’ils aient contribué à l’atténuer.
Selon vous, la mis en scène de la question sécuritaire a surtout pour objet de brouiller les enjeux de la remise en cause du pouvoir mondialisé et de masquer la multiplication des situations de détresse socio-économique.
Oui, rien n’a été plus propice au démantèlement de l’Etat de droit et de « providence » sociale que la grande peur suscitée par les questions sécuritaires dans un contexte idéologique largement préparé par l’idéologie du choc des civilisations, popularisée par le livre de Samuel Huntington qui ne fait que reprendre des thèmes éculés sur les risques de « déclin de l’Occident » face à l’Orient. Au thème de la subversion communiste a succédé celui du danger de « l’islamo-fascisme » dont George Bush fils avait fait son leitmotiv quasi quotidien. En voulant répondre à la thèse de Huntington en préconisant le dialogue des civilisations, des religions et des cultures, on n’a fait que confirmer que ce sont ces dernières qui sont fautives et non point les ambitions impériales, les passions ou le désir de puissance. Du côté de l’Orient musulman, la montée du fondamentalisme est résultée de plusieurs facteurs, dont l’instrumentalisation des trois monothéismes au cours de la Guerre froide pour lutter contre l’extension du communisme, mais aussi la perpétuation de l’hégémonie américaine et les occupations militaires qu’elle a entrepris en Irak et en Afghanistan, sans parler du comportement israélien dans les territoires palestiniens occupés et l’appui que reçoit Israël des Etats-Unis et des gouvernements européens. Dans ce contexte, comment penser vraiment aux changements massifs qui sont opérés dans la distribution des revenus à l’échelle mondiale comme à l’intérieur de chaque Etat et qui justement a permis l’émergence de ce redoutable pouvoir mondialisé et globalisé et de son implacable bureaucratie.
Vous indiquez que le Forum Social Mondial a été partiellement victime de ce brouillage, les revendications identitaires des groupes activistes se mêlant parfois aux revendications socio-économiques des ONG.
Oui, dans la mesure où des revendications identitaires justes en soi ou des réclamations de compensation pour de graves injustices historiques (l’esclavage et le colonialisme notamment) se mêlent aux revendications d’une globalisation plus juste ou différente ou réformée. Je pense que les deux questions doivent rester séparées, même si l’on peut penser de façon légitime que tout est lié, puisque la globalisation actuelle est bien le fruit de la colonisation du monde par l’Europe à partir du XVIe siècle. Mais je pense aussi que nous ne faisons pas assez appel au patrimoine d’éthique économique et sociale que contiennent les deux monothéismes chrétien et musulman et qui est très riche et qui se ressemble, car l’affirmation religieuse identitaire est devenue prépondérante sur le mode fondamentaliste : des soi-disant « valeurs judéo-chrétiennes » étant opposées des deux côtés de la Méditerranée à des dites « valeurs arabo-musulmanes », ce qui confirme à nouveau la thèse fantaisiste de Huntington qui fait diversion aux vrais problèmes.
Vous vous êtes prononcé pour une déconnexion vis-à-vis des grands médias qui sont partout la projection dans le monde du système du pouvoir mondialisé ?
Pas exactement. Mon ouvrage examine toutes les pistes, des plus radicales au plus réformistes, pour mettre des freins à cette nouvelle forme de gouvernement du monde qui provoque tant de bouleversements, de fractures et dislocations. En fait, je plaide pour que nous repensions les cohérences spatiales qui ont été mises à mal partout. Des contrepouvoirs de type démocratique doivent être ancrés dans des réalités spatiales cohérentes et donc il faut examiner quelles sont les déconnexions qui pourraient être progressivement faites de l’économie globalisée et de sa dictature de marché sans bien sûr entraver les progrès techniques et scientifiques. Je passe en revue dans l’ouvrage les balbutiements de nouvelles expériences d’économie solidaire ancrées dans des régions géographiques. Je ne partage pas l’optimisme aveugle du sociologue allemand Ulrich Beck (dans Pouvoir et contrepouvoirs à l’heure de la mondialisation) que le mouvement altermondialiste va devenir un contrepouvoir efficace et je partage plus tôt l’inquiétude du philosophe, lui aussi allemand, Jürgen Habermas pour qui, jusqu’ici, les conquêtes démocratiques se sont faites grâce à l’émergence de l’Etat-nation. Le déclin de cette structure sous le coup de la mondialisation doit nous amener à rechercher activement les voies d’un rétablissement de nouvelles cohérences spatiales sur lesquelles bâtir des économies peut être moins riches, mais plus justes et conviviales que ne l’a fait la globalisation telle qu’elle a fonctionné jusqu’ici. Il faut ici cesser d’être dans des querelles dogmatiques et idéologiques dépassées (entre socialisme et capitalisme) pour ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’action efficace, faisant reculer l’idéologie néolibérale si perverse, et avancer dans une réflexion plus systémique sur les impasses dans lesquelles nous mène la globalisation financière et économique, ainsi que les aberrations de la société de consommation. C’est le but que je me suis donné dans ce livre. Dans ce cadre, ne pas se laisser intoxiquer par ce que nous disent les grands médias au service du nouveau gouvernement du monde est une exigence qui va de soi.
Entretien paru le 28 octobre 2010 sur http://pascalbonifaceaffairesstrategiques.blogs.nouvelobs.com/