Domenico Losurdo est un des chercheurs italiens en philosophie les plus traduits au monde. Tous ses livres ont déjà eu des éditions en anglais, étasunien, allemand, français, espagnol mais aussi portugais, chinois, japonais et grec. Nous oublions sans doute quelque langue. Le Financial Times et la Frankfurter Allgmeine Zeitung, entre autres, lui ont consacré de nombreuses pages. Traitement qui jure avec celui qui lui est réservé dans son pays (et en France, ndT), où ses travaux font l’objet, souvent et volontiers, d’un silence étudié [1]. Sans que, toutefois, ceci n’ait d’incidence sur les ventes, si l’on s’en juge aux éditions réitérées de ses ouvrages [2]. Son dernier ouvrage est publié ces jours-ci aux Editions Laterza, sous le titre : La lotta di classe. Una storia politica e filosofica (La lutte de classe. Une histoire politique et philosophique) (388 pages) ; Critica liberale est allé l’interviewer à ce sujet dans sa maison-bibliothèque des collines d’Urbino. Paolo Ercolani
Professeur Losurdo, expliquez-nous cette idée d’un livre sur la lutte de classe, concept qui a souvent été donné pour mort.
Pendant que la crise économique se propage, les essais se multiplient pour évoquer le « retour de la lutte de classe ». Avait-elle disparu ? En réalité, les intellectuels et les hommes politiques qui proclamaient le déclin de la théorie marxienne de la lutte de classe commettaient une double erreur. Dans les années 50, Ralf Dahrendorf affirmait qu’on assistait à un « nivellement des différences sociales » et que ces modestes « différences » mêmes n’étaient que le résultat de la réussite scolaire ; mais il suffisait de lire la presse étasunienne même la plus alignée pour se rendre compte que dans le pays-guide de l’Occident, aussi, subsistaient des poches effroyables d’une misère qui se transmettait de façon héréditaire de génération en génération. Et la seconde erreur, de caractère proprement historique, était encore plus grave. C’était les années où se développait la révolution anti-coloniale au Vietnam, à Cuba, dans le Tiers Monde ; aux Usa les noirs luttaient pour mettre fin à la white supremacy, le système de ségrégation, de discrimination et d’oppression raciale qui pesait encore lourdement sur eux. Les théoriciens du dépassement de la lutte de classe étaient aveugles devant les âpres luttes qui se déroulaient sous leurs yeux.
Donc, si nous avons bien compris, vous élargissez sémantiquement l’expression « lutte de classe », en y incluant une gamme de problèmes et de questions beaucoup plus ample ?
Oui, Marx et Engels attirent l’attention non seulement sur l’exploitation qui se déroule dans le cadre d’un pays singulier, mais aussi sur l’ « exploitation d’une nation par une autre ». Dans ce second cas aussi nous avons affaire à une lutte de classe. En Irlande, où les paysans étaient systématiquement expropriés par les colons anglais, la « question sociale » prenait la forme d’une « question nationale », et la lutte de libération nationale du peuple irlandais non seulement était une lutte de classe, mais une lutte de classe d’une importance particulière : c’est dans les colonies, de fait –observe Marx- que « la barbarie intrinsèque de la civilisation bourgeoise » se révèle dans sa nudité et dans toute sa répugnance.
Pouvez-vous nous expliquer davantage la genèse historico-philosophique de votre lecture si inhabituelle des catégories traditionnelles ?
La culture du 19ème siècle était destinée à répondre à trois défis théoriques. Premièrement, comment expliquer la marche irrésistible de l’Occident, qui avec son expansionnisme colonial assujettissait toute la planète, en renversant même des pays de civilisation très ancienne comme la Chine ? Pendant qu’il poursuivait son triomphe sur le plan international, l’Occident se voyait menacé à l’intérieur par la révolte de masses populaires qui faisaient irruption pour la première fois, et de façon désastreuse, sur la scène de l’histoire. Eh bien, quelles étaient les causes de ce phénomène inouï et angoissant ? Troisièmement, l’Occident présentait un cadre assez différent d’un pays à un autre. Si en Angleterre et aux Etats-Unis on assistait à un développement graduel et pacifique à l’enseigne d’une liberté bien ordonnée, le cas était radicalement différent en France : là, à la révolution faisait suite la contre-révolution, balayée à son tour par une nouvelle révolution ; à partir de 1789, les régimes politiques les plus différents (monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, terreur jacobine, dictature militaire napoléonienne, Empire, république démocratique, bonapartisme) se succédaient, sans que ne se réalisât jamais la liberté ordonnée. Quelle était donc la malédiction qui pesait sur la France ? A ces trois défis théoriques la culture dominante du 19ème répondait en renvoyant plus ou moins nettement à la « nature ». Pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire » et « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et ce qui définit une race « est une seule chose, le sang » ; et c’était là aussi l’opinion de Gobineau. On expliquait ainsi et le triomphe de l’Occident, ou de la race blanche et aryenne supérieure, et la révolte de ces « barbares » et « sauvages » qu’étaient les ouvriers, et les convulsions incessantes d’un pays comme la France dévasté par le mélange racial. D’autres fois, la nature à laquelle on renvoyait avait une signification plus légère. Pour Tocqueville, il n’y avait aucun doute : le triomphe de la « race européenne » sur « toutes les autres races » était le fait de la Providence ; le déroulement plus ordonné de l’Angleterre et des Etats-Unis était la preuve d’un sens moral et pratique plus robuste chez les anglo-saxons que chez les Français, lesquels étaient dévastés par la folie révolutionnaire c’est-à-dire par un « virus d’une espèce nouvelle et inconnue ». On le voit, le paradigme racial au sens strict (cher à Gobineau et Disraeli) tendait à être remplacé par le paradigme ethnico-racial et par celui de la psychopathologie. Le renvoi à une « nature » plus ou moins imaginaire et l’abandon du terrain de l’histoire restaient entiers. C’est dans le sillage de la lutte contre cette vision que Marx et Engels élaboraient leur théorie de la lutte de classe. La marche triomphale de l’Occident ne s’expliquait ni par la hiérarchie raciale ni par les desseins de la Providence ; elle exprimait l’expansionnisme de la bourgeoisie industrielle et sa tendance à construire le « marché mondial » en bouleversant et en exploitant les peuples et les pays les plus faibles et les plus arriérés. Les protagonistes des révoltes populaires en Occident n’étaient ni des barbares ni des fous ; c’étaient plutôt des prolétaires qui, à la suite du développement industriel, devenaient de plus en plus nombreux et acquéraient une conscience de classe plus mûre. Dans un pays comme les Etats-Unis le conflit social bourgeoisie/prolétariat était moins aigu, mais grâce seulement au fait que l’expropriation et la déportation des indigènes permettait de transformer en propriétaires terriens une partie consistante de prolétaires, alors que l’esclavagisation des noirs rendait possible un contrôle drastique des « classes dangereuses ». Mais tout cela n’avait rien à voir avec un sens moral et pratique supérieur des américains, comme l’a confirmé la très sanglante guerre civile où, en 1861-65, s’affrontaient la bourgeoisie industrielle du Nord et l’aristocratie terrienne et esclavagiste du Sud et, dans la phase finale du conflit, les esclaves (qui s’étaient engagés dans l’armée de l’Union) contre leurs patrons ou ex-patrons.
Pour comprendre le déroulement historique il faut revenir à l’histoire et à la lutte de classe, voir aux « luttes de classe » qui prennent des formes multiples et variées, s’intriquent les unes aux autres de façon particulière et donnent une configuration toujours différente aux différentes situations historiques.
Votre discours semble donc partir avant tout d’une nouvelle lecture du legs de Marx et d’Engels ?
Ma lecture de Marx et Engels peut étonner mais relisons le Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classe », et elles prennent des « formes différentes ». Le recours au pluriel laisse entendre que la lutte entre prolétariat et bourgeoisie ou entre travail salarié et classes propriétaires n’est qu’une des luttes de classe. Il y a aussi la lutte de classe d’une nation qui se débarrasse de l’exploitation et de l’oppression coloniale. Sans oublier, enfin, un point sur lequel Engels insiste particulièrement : « la première oppression de classe coïncide avec celle du sexe féminin par le sexe masculin » ; dans le cadre de la famille traditionnelle « la femme représente le prolétariat ». Nous sommes donc en présence de trois grandes luttes de classe : les exploités et les opprimés sont appelés à modifier radicalement la division du travail et les rapports d’exploitation et d’oppression qui subsistent au niveau international, dans un pays singulier et dans le cadre de la famille.
C’est un discours qui va loin, mais qui avant tout peut nous aider à avoir une nouvelle lecture du passé.
Ça n’est que de cette façon que nous pourrons comprendre le siècle qui vient de se terminer. Aujourd’hui, un historien de grand succès, Niall Ferguson, écrit que dans la grande crise historique de la première moitié du 20ème siècle, la « lutte de classe », et même les « présumées hostilités entre le prolétariat et la bourgeoisie » ont joué un rôle très modeste ; « les divisions ethniques » auraient été bien plus importantes. Sauf que, dans ce type d’argumentation, on reste bloqués à la vision du nazisme qui lisait la guerre à l’Est comme une « grande guerre raciale ». Mais quels étaient les objectifs réels de cette guerre ? Les Discours secrets de Heinrich Himmler sont explicites : « Si nous ne remplissons pas nos camps de travail d’esclaves –dans cette pièce je peux dire les choses de façon nette et précise- d’ouvriers-esclaves qui construisent nos villes, nos villages, nos fermes, sans se soucier des pertes », le programme de colonisation et de germanisation des territoires conquis en Europe orientale ne pourra pas être réalisé. La lutte de tout un peuple ou de peuples entiers pour éviter le sort d’esclaves à quoi voudrait le livrer une présumée race de seigneurs et de patrons est clairement une lutte de classe !
Un événement analogue se déroule en Asie, où l’Empire du Soleil Levant imite le Troisième Reich et reprend en la radicalisant la tradition coloniale. La lutte de classe de peuples entiers qui luttent pour échapper à l’esclavagisation trouve son interprète en Mao Zedong qui, en novembre 1938 souligne l’ « identité de la lutte nationale avec la lutte de classe » qui a surgi dans les pays investis par l’impérialisme japonais. Tout comme dans l’Irlande dont parle Marx la « question sociale » se présente concrètement comme « question nationale », ainsi dans la Chine de l’époque la forme concrète que prend la « lutte de classe » est la « lutte nationale ».
Votre interprétation est une interprétation assez hétérodoxe, qui pourrait vous attirer, comme c’est d’ailleurs souvent arrivé déjà, les critiques acerbes y compris de la gauche, en plus de celle du monde libéral.
Malheureusement même dans la « gauche » radicale on trouve très diffuse cette vision selon laquelle la lutte de classe renverrait exclusivement au conflit entre prolétariat et bourgeoisie, entre travail salarié et classes propriétaires. On sent ici, de façon négative, l’influence d’une éminente philosophe, Simone Weil, pour qui la lutte de classe serait « la lutte de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent ». Ce n’est pas le point de vue de Marx et d’Engels. D’abord, à leurs yeux, est aussi lutte de classe celle que mènent ceux qui exploitent et oppriment. Même si on voulait se centrer sur la lutte de classes émancipatrice, elle peut tout à fait être menée par le haut, par « ceux qui commandent ». Prenons la Guerre de sécession aux Usa. Sur le champ de bataille s’affrontaient non pas les puissants et les humbles, les riches et les pauvres, mais deux armées régulières. Et pourtant, dès le départ, Marx désignait dans le Sud le champion déclaré de la cause du travail esclavagiste et dans le Nord le champion plus ou moins conscient de la cause du travail « libre ». De façon totalement inattendue, la lutte de classe pour l’émancipation du travail prenait corps dans une armée régulière, disciplinée et puissamment armée. En 1867, quand il publie le premier livre du Capital, Marx indique dans la Guerre de sécession « le seul avènement grandiose de l’histoire de nos jours », avec une formulation qui rappelle la définition de la révolte ouvrière de juin 1848 comme « l’avènement le plus colossal dans l’histoire des guerres civiles européennes ». La lutte de classe, cette même lutte de classe émancipatrice, peut prendre les formes les plus diverses.
Après la révolution d’octobre, Lénine souligne de façon répétée : « la lutte de classe continue ; elle n’a fait que changer de formes ». L’engagement à développer les forces productives, en améliorant les conditions de vie des masses populaires, en élargissant la base sociale de consensus du pouvoir soviétique et en renforçant sa capacité d’attraction sur le prolétariat occidental et sur les peuples coloniaux, tout cela constituait la nouvelle forme que prenait la lutte de classe en Russie soviétique.
Comment expliquer cet impressionnante méprise dans la théorie de la lutte de classe, justement, dans un camp, celui de la gauche, qui, justement, a construit une grande partie de sa propre action historique sur la théorie du conflit social ?
La gauche même radicale a du mal à comprendre la théorie de la lutte de classe chez Marx et Engels parce qu’elle est influencée par le populisme. Le populisme se présente ici sous deux formes reliées entre elles. La première, nous avons déjà commencé à l’aborder : c’est la transfiguration des pauvres, des humbles, vus comme les seuls dépositaires des authentiques valeurs morales et spirituelles et les seuls protagonistes possibles d’une lutte de classe réellement émancipatrice. C’est une vision dont se moque déjà le Manifeste du parti communiste, qui critique l’ « ascétisme général » et le « grossier égalitarisme » et il ajoute : « rien n’est plus facile que de couvrir d’un vernis de socialisme l’ascétisme chrétien ». Selon Marx et Engels cette vision caractérise les « premiers essais du prolétariat ». En réalité, cette première forme de populisme s’est manifestée avec force en Russie soviétique quand de nombreux ouvriers, même inscrits au parti bolchevique, ont condamné la NEP comme une trahison des idéaux socialistes. Une réplique de ces processus et conflits s’est manifestée en Chine quand, en polémique contre la transfiguration du paupérisme et de la vision du socialisme en tant que distribution « égalitaire » de la misère, Deng Xiaoping a appelé à réaliser la « prospérité commune » à atteindre étape par étape (et même à travers de multiples conditions). C’est dans ce cadre que doit être situé le slogan « Devenir riches est glorieux ! », qui a provoqué un gros scandale notamment dans la gauche occidentale.
La deuxième forme de populisme trouve sa plus éloquente expression, et la plus ingénue, à nouveau chez Simone Weil quand, dans les années 30, elle imagine un affrontement homogène sur le plan planétaire, et apportant une solution une fois pour toutes : l’affrontement aurait lieu entre « l’ensemble des patrons contre l’ensemble des ouvriers » ; il s’agirait d’une « guerre menée par l’ensemble des appareils d’état et des états-majors contre l’ensemble des hommes valides et en âge de prendre les armes », d’une guerre qui voit s’affronter l’ensemble des généraux contre l’ensemble des soldats ! Dans cette perspective on évacue le problème de l’analyse des formes de lutte de classe à chaque fois différentes dans les différentes situations nationales et dans les différents systèmes sociaux. Partout est à l’œuvre une seule contradiction à l’état pur : celle qui oppose riches et pauvres, puissants et humbles.
On voit clairement l’influence que cette forme de populisme continue à jouer de nos jours encore, notamment sur la gauche occidentale : quand dans le très réputé livre de Hardt et Negri, Empire, nous lisons la thèse selon laquelle dans le monde actuel à une bourgeoisie substantiellement unifiée au niveau planétaire s’opposerait une « multitude » elle-même unifiée par la disparition des barrières d’Etat et nationales, quand nous lisons cela nous ne pouvons pas ne pas penser à la vision chère à Simone Weil.
Votre reconstruction du problème fournit-elle une clé de lecture aussi pour la période actuelle ?
Bien sûr ! Les trois formes fondamentales de lutte de classe analysées par Marx et Engels opèrent toujours. Dans les pays capitalistes avancés la crise économique, la polarisation sociale, le chômage croissant et la précarisation, le démantèlement de l’état social, tout cela exacerbe le conflit entre le travail salarié et une élite privilégiée de plus en plus restreinte. C’est une situation qui compromet certaines des conquêtes sociales des femmes, dont la lutte d’émancipation s’avère particulièrement difficile dans des pays qui n’ont pas encore atteint le stade de la modernité. Quant au Tiers Monde, la lutte de classe continue encore à se manifester largement comme lutte nationale. Ceci est immédiatement évident pour le peuple palestinien, dont les droits nationaux sont piétinés par l’occupation militaire et par les colonies. Mais la dimension nationale de la lutte de classe n’a pas disparu non plus dans les pays qui se sont libérés du joug colonial. Ils sont destinés à lutter contre non pas un mais deux types d’inégalité : d’un côté ils doivent réduire les disparités sociales chez eux ; de l’autre ils doivent combler ou atténuer l’écart qui les sépare des pays les plus avancés. Les pays qui, surtout en Afrique, ont négligé cette deuxième tâche et qui n’ont pas compris la nécessité de passer à un certain moment de la phase militaire à celle économique de la révolution anti-coloniale, ces pays n’ont aucune indépendance économique réelle et sont exposés à l’agression ou à la déstabilisation opérée ou favorisée de l’extérieur.
Nous avons donc trois formes de lutte de classe émancipatrice, parmi lesquelles il n’y a pas d’harmonie pré-établie : comment les articuler dans les différentes situations nationales et au niveau international afin qu’elles puissent converger en un seul processus d’émancipation, voilà le défi auquel doit se confronter une gauche authentique.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Texte italien disponible sur le blog de l’auteur http://domenicolosurdo.blogspot.fr/
et sur http://www.criticaliberale.it/news/105155
[i]
[1] A signaler cependant, la participation de Domenico Losurdo à plusieurs initiatives de la Fondation Gabriel Péri, dont le colloque "La Gramsci Renaissance" organisé à Paris les 22 et 23 mars 2013, qui a donné lieu à un texte dans l’Humanité. Note de La faute à Diderot
[2] Les éditions La découverte viennent de publier Contre-histoire du libéralisme