Le consumérisme culturel et les nouvelles technologies sont les chevaux de bataille de ce philosophe atypique pour qui il faut défendre l’art et la culture.
L’oeil : Philosophe, directeur de l’IRI, l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, vous analysez les conséquences du consumérisme dans le champ culturel. Quelles sont-elles ?
Bernard Stiegler : Dans l’art et la culture, comme dans tous les domaines, le consommateur a remplacé l’amateur. L’audimat et le marketing ont fait leur entrée dans les musées. Les publics sont devenus des audiences au sens des grands médias de masse. Il est affligeant de constater qu’un visiteur du Louvre consacre en moyenne 42 secondes à chaque œuvre : c’est du zapping. Le rapport aux œuvres devient de plus en plus quantitatif, et les grands musées se focalisent sur leur fréquentation. Ce consumérisme est à l’opposé de cette relation éminemment qualitative et intime qu’un amateur d’art entretient avec les œuvres.
En quoi ce consumérisme de masse qui n’épargne pas la culture crée selon vous une société en souffrance ?
Nous ne sommes plus dans une économie du désir, mais de la dépendance, nous vivons dans une société grégaire où la croissance est devenue une mécroissance : une société du tout-jetable, de l’infidélité, promue par un capitalisme pulsionnel qui fonce dans un mur. Moins en sait le destinataire des industries culturelles qui orchestrent cette déchéance, plus il est abruti, et mieux cela vaut : ce système détruit les savoirs, c’est-à-dire aussi l’estime de soi et des autres.
C’est-à-dire ?
Nous sommes engagés dans un processus de prolétarisation généralisée. Au début de la révolution industrielle, Adam Smith puis Karl Marx ont mis en évidence la désindividuation qui résulte de la perte de savoir-faire des ouvriers lorsque, étant asservis aux machines qui reproduisent et remplacent désormais leurs gestes, ils n’œuvrent plus. À partir du XXe siècle, avec Ford et le « mode de vie américain », l’innovation associée au marketing organise une obsolescence chronique où il ne s’agit plus seulement de mettre au point de nouveaux produits, mais de faire adopter de nouveaux comportements par l’intermédiaire des industries culturelles : dans ce consumérisme, le consommateur perd son savoir-vivre, la télévision captant son attention pour en faire du « temps de cerveau disponible » qui le rend en réalité indisponible aux autres, au monde et aux œuvres qu’il regarde comme des produits : la captation de son attention détruit cette attention, le détourne des objets de son désir, et transforme ce désir lui-même en addiction.
Que peut l’art dans ce contexte actuel ?
Le rôle de l’art en général, c’est d’intensifier l’individuation en produisant du discernement. L’art pense avec les sens et les artefacts, et il discerne du singulier – c’est-à-dire de la nécessité et de l’incomparable – dans ce qui n’est d’abord que de l’artifice et de la reproduction. Les conditions d’une telle intensification consistent toujours d’une façon ou d’une autre à renverser ce qui, dans l’artifice sous toutes ses formes, tend tout d’abord à produire de la dés-individuation, dont ce que je viens de décrire comme une prolétarisation est une situation extrême. Dans le contexte actuel, l’art peut beaucoup : ce contexte est celui du numérique, au sein duquel de nouvelles attitudes apparaissent, à travers lesquelles ressurgit l’amateur – comme connaisseur aussi bien que comme praticien.
Est-ce pour lutter contre la prolétarisation généralisée que vous avez créé Ars Industrialis au mois de juin 2005 ?
Tel est en effet l’un des buts de cette « association internationale pour une politique industrielle de l’esprit » – dont de nombreux artistes sont membres. Nous pensons que les technologies contemporaines, analogiques ou numériques, ne sont pas intrinsèquement toxiques pour l’esprit – pas plus que ne l’était l’écriture à l’époque de Platon. Nous pensons que l’avenir industriel, économique et politique de la planète dépend essentiellement de la capacité que nous tous – artistes, citoyens, intellectuels, entrepreneurs, parents, enseignants – auront ou n’auront pas de faire que le poison qui est actuellement au service d’une véritable bêtise systémique (celle qui a par exemple conduit à produire industriellement des actifs toxiques avec les subprimes, ou à élire Madoff à la tête du Nasdaq) passe au service d’une renaissance de l’esprit, et devienne un remède.
Notre premier manifeste se référait à ce que Valéry appelait en 1939 la « baisse de la valeur esprit », annonçant en cela la deuxième grande catastrophe du XXe siècle. Nous sommes à l’évidence confrontés à la même question. Et nous posons que cette question relève d’une critique du pharmakon qu’est la technique, et qui est toujours à la fois un poison et un remède.
En quoi les pistes nouvelles offertes par le numérique changent-elles la donne ?
D’abord en ceci que les réseaux numériques remettent radicalement en cause l’opposition entre producteurs d’un côté et consommateurs de l’autre – opposition typique de l’époque consumériste : Internet n’existe que par l’activité de ceux qui le pratiquent. En outre, avec la numérisation, les fonctions techniques jusqu’alors réservées aux professionnels des industries culturelles, tels la captation, le montage, la diffusion, l’indexation, sont désormais accessibles aux publics les plus larges. Il est sidérant de voir que la puissance publique n’en tire aucune conclusion et paraît totalement acéphale et dénuée de la moindre intelligence de ce qui se produit – renonçant totalement à ses missions. Frédéric Mitterrand a lui-même souligné à plusieurs reprises que le numérique est un pharmakon. Au moment où un réseau social comme Facebook compte 500 millions de membres, l’avenir de nos sociétés se joue de toute évidence autour de ces évolutions induites à travers le numérique dans tous les domaines.
Quelles précautions prendre, quelles impulsions donner ?
La puissance publique doit avant tout investir à long terme dans la constitution de nouvelles pratiques sociales et dans la conception d’instruments au service des amateurs que le marché exclut : il ne s’intéresse qu’aux consommateurs. C’est ce que nous tentons de faire à l’Institut de recherche et d’innovation en développant ce que nous appelons des appareils critiques, tel le logiciel Lignes de temps, qui permet d’annoter un film, de partager ses annotations et, à travers elles, son regard, ou d’accéder aux regards de critiques de cinéma sur un même film, que l’on peut comparer, annoter, etc.
Nous venons également d’entamer avec un grand festival un travail dans le domaine de la musique tirant parti à la fois du numérique et de la vidéo pour redonner un accès averti au répertoire. Au XIXe siècle, l’Opéra de Paris avait une remarquable politique éditoriale en direction des amateurs, et le numérique ouvre en ces matières d’innombrables possibilités. Cela implique une politique éducative ambitieuse, un soutien aux artistes engagés dans de telles initiatives, et une politique de recherches concertées dans ces domaines.
Vous estimez donc que, pour l’instant, les pouvoirs publics ne jouent pas leur rôle ?
Ils y ont renoncé au moment où le monde économique est devenu massivement spéculatif, c’est-à-dire piloté par le court terme et renonçant lui-même à investir dans de véritables projets entrepreneuriaux en soumettant les entrepreneurs aux managers, eux-mêmes au service des actionnaires. Il y a eu des exceptions – mais elles venaient d’outre-Atlantique : Google a développé et mis au point un modèle qui n’a pas rapporté un sou pendant de longues années. En 2008, Google regroupait cependant, à travers trente data centers, deux millions de serveurs et consommait 3 % de l’électricité des États-Unis – et pendant ce temps le gouvernement français spéculait sur une économie prétendument « immatérielle »… Google a été soutenu par Stanford et par des acteurs économiques et politiques partageant une vision qui s’est formée au cours de deux décennies pendant lesquelles mille milliards de dollars ont été apportés pour le développement du numérique sous forme d’aides publiques, tandis qu’Al Gore publiait au début des années 1990 – et au moment de l’apparition du Web – un rapport stratégique sur le numérique et ses enjeux. Les gouvernements européens doivent rebâtir une politique industrielle, et en particulier l’État français, qui semble considérer l’innovation comme superfétatoire. C’est dans ce contexte que le Centre Pompidou a cessé de soutenir l’IRI. Ce désinvestissement généralisé est une spirale infernale.
Wikileaks, n’est-ce pas une opportunité pour le citoyen de reprendre la main ?
Je ne sais quel but poursuit Julian Assange, mais il incarne un mouvement de fond typique de ceux que l’on appelle les natifs du numérique. Il y eut au xve siècle des natifs de l’imprimerie, dont le plus connu se nommait Martin Luther. Socrate, qui était un natif de la lettre, fut condamné dans un contexte de lutte de la gérontocratie contre les nouvelles questions qui se posaient dans la cité à travers cette jeunesse que l’on accusait Socrate de corrompre, selon la thèse d’Eric Robertson Dodds. Là encore, la question est pharmacologique.
De nos jours, la jeunesse veut reconquérir des pratiques de savoirs, et le public ne veut plus être simplement consommateur, bien que les industries culturelles fassent tout pour le réduire au triste sort de couch potatoe. Ce mouvement dont WikiLeaks est une occurrence est une immense chance : il préfigure un nouveau modèle industriel réellement fondé sur la valorisation des savoirs.
C’est ce que vous appelez l’économie de la contribution ?
L’économie de la contribution est née dans l’industrie informatique avec le logiciel libre, qui invente de nouveaux modèles organisationnels, entrepreneuriaux et économiques. Mais elle se développe tout aussi bien dans le champ de l’énergie avec les smart grids adoptant le modèle Internet (où il n’y a plus de centrale distribuant sa production vers des consommateurs, mais des myriades de fournisseurs d’énergie qui peuvent aussi en devenir destinataires), sur Internet avec les sites qui produisent une valeur pollinisatrice, pour parler comme Yann Moulier-Boutang, dans le champ agricole avec les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), et, de façon plus prospective, avec les fablabs, l’open innovation et ce qui procède du do it yourself.
Comment les institutions culturelles peuvent-elles apporter leur pierre à cet édifice ?
Elles ont un rôle majeur, d’abord parce que – outre que ce sont des organismes publics et qu’elles doivent assumer des missions d’intérêt public – les évolutions induites par la numérisation se produisent principalement dans le champ culturel. La culture constitue en cela le secteur de l’économie contributive par excellence. À cet égard, il est choquant de voir le musée d’Orsay prohiber l’usage des appareils photo sous prétexte que les flashs détériorent les œuvres.C’est une façon particulièrement caricaturale d’enfermer le visiteur dans son statut de consommateur et de réduire la mission du musée à la performance de l’audimat. Il faudrait tout au contraire proposer une politique hardie en matière de pratique de la photographie dans le musée, au service de la formation du regard. Au début de sa formidable histoire, le Centre Pompidou s’appuyait sur des adhérents très actifs, des amateurs qui étaient de véritables militants.
De quelle manière agit l’IRI dans cette optique ?
Nous croisons les compétences de chercheurs, d’artistes et d’ingénieurs au sein d’un collège où nous explorons et formalisons ces perspectives, nous développons des applications des technologies destinées aux amateurs dans notre atelier, et nous préfigurons des services dans divers domaines à travers des contrats de recherche avec des partenaires des mondes industriels, culturels et éducatifs. Nous sommes une association dont les administrateurs sont le Centre Pompidou, le Centre de culture contemporaine de Barcelone, Microsoft France, le Goldsmiths College, l’université de Tokyo, l’Institut Telecom et l’ENSCI.
Entretien réalisé par Jean-Christophe Castelain & Martine Robert
Après avoir interrompu tôt ses études, le futur philosophe est incarcéré pour braquage de banque en 1978. En prison il découvre la philosophie « par accident », comme il le confie dans son livre Passer à l’acte, et suit des cours par correspondance. Dans les années 1980, il fait son entrée dans le monde de l’enseignement supérieur (Collège international de philosophie, Université de technologie de Compiègne) et devient un professeur reconnu dans le monde entier. Inspiré par le modèle grec, il ouvre en 2010 sa maison-école de philosophie à Épineuil-le-Fleuriel (Cher).
Passionné de nouvelles technologies, Stiegler œuvre pour leur meilleure utilisation au service de la connaissance : il crée ainsi en 2005 l’association Ars Industrialis, plate-forme internationale de réflexion pour l’établissement d’une « politique industrielle des technologies de l’esprit ». Il occupe plusieurs postes à l’INA, à l’Ircam, et initie la création de l’IRI au Centre Pompidou, institut de recherche et d’innovation en nouvelles technologies appliquées à la consommation culturelle, dont il prend la direction en 2009.
Les thèmes de prédilection de Bernard Stiegler sont la société de consommation et les cultures numériques. Dans Prendre soin (Flammarion, 2008, 342 p.), il analyse les effets néfastes du « psycho-pouvoir » du marché sur les relations intergénérations. Pour en finir avec la mécroissance (A. Giffard, B. Stiegler, C. Fauré, Flammarion, 2009, 220 p.) affirme la nécessité d’utiliser intelligemment les technologies pour contrer le consumérisme. En 2010, le philosophe publie Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion) et Les réseaux sociaux (Fyp)
L’Oeil - n° 633 - Mars 2011
Entretien publié sur le site Artclair