Les bienvenus quatrièmes états généraux de la révolution numérique organisés par le PCF ont été l’occasion de faire le point (entre autre) sur l’approche syndicale de ce processus. Ses débats ont fait écho à ceux concomitants de la septième et sympathique édition du printemps de l’économie opportunément consacré au devenir du travail notamment au prisme du numérique.
L’occasion de poser quelques problématiques.
Au risque d’être caricatural commençons par une antienne.
En gros le numérique :
- détruit des emplois
- dégrade les conditions de travail
- asservit les salariés à la machine (nouveau taylorisme ?)
- baisse la qualité du service (beaucoup d’erreurs)
- manipule les usagers
Les syndicats de plus en plus échaudés par la multiplication des plans de licenciements et sous la pression des restructurations permanentes au nom de l’innovation systématique, haussent clairement le ton. Et dénoncent avec raison tant le digital destructeur d’emplois que les nouveaux asservissements qu’il peut faciliter.
Mais alors quid des potentialités nouvelles permises aussi par le numérique :
- économiques (gains énormes de productivité ; développement des échanges), sociales (allègement des taches et travaux pénibles ; nécessité d’une formation permanente ; élévation des qualifications et maîtrise),
- démocratiques (citoyenneté 2.0 et travail coopératif).
Plus problématique encore : le mouvement de digitalisation est déjà largement engagé et nous n’arrivons pas à le freiner encore moins le stopper (alors que faisons-nous au-delà de la critique justifiée ?).
A bien des égards nombre de réflexions concernant le digital actuel sont les héritières du ludisme (ou du mouvement Canut qui jetait les métiers à la Saône). Signalons d’ailleurs que ces mouvements, un peu trop vite qualifiés d’archaïques ou d’opposants au progrès, ont posé, dès l’aube de la révolution industrielle (dont nous vivons sans doute une troisième étape), la question cruciale de la finalité de l’économie (le profit ; ou les besoins humains ?) et de sa tendance, en régime capitaliste, a remplacé le travail humain par du travail mort, à robotiser et donc à l’appauvrir. Le syndicalisme doit donc retrouver du lustre en menant une gigantesque bataille pour la défense des garanties sociales et l’emploi salarié ’"le welfare state") ; et freiner cette machinisation aussi accélérée que régressive.
A l’inverse certains auteurs pronostiquent un changement complet des formes de travail, marginalisant à terme le salariat, généralisant intermittence du travail et précariat. Et nécessitant donc, une transformation complète du syndicalisme pour lutter contre cette précarisation et pour organiser une nouvelle population de travailleurs. Pour l’instant notons toutefois que le salariat, non seulement reste largement majoritaire dans les pays industrialisés (y compris désormais dans les émergés) mais s’accroit d’une façon considérable à l’échelle planétaire. Malgré la croissance forte des salariés précaires depuis trente ans et celle neuve des travailleurs indépendants (surtout aux Etats-Unis d’Amérique), le salariat « classique » reste une forte réalité.
Le défi syndical immédiat relèverait donc plus de sa capacité à d’une part défendre les protections sociales conquises et d’autre part à organiser ces nouveaux salariés, leur permettre de gagner des garanties sociales ad hoc. Et surtout à résister à la répression et au chômage qui a frappé et affaibli les confédérations, partout dans le monde. Et qui découle surtout de la mondialisation et du dumping planétaire qu’elle entraine, de la financiarisation qui a asséché les investissements utiles, des privatisations qui ont pillé le patrimoine commun, et plus simplement encore de la guerre sociale que mènent les gouvernants contre le monde du travail et ses instances.
D’abord interrogeons-nous sur les GAFAM (et autres NATU) et leur surgissement au top mondial des capitalisations boursières à égalité avec celles qui occupaient la place précédemment et qui restent bien placées (les compagnies pétrolières, dont la plus importante, non cotée, distribue quand même deux fois plus de dividendes qu’APPLE !). Car, avant toute chose, ce sont bien ces grandes sociétés nord-américaines, disposant d’une rente technologique majeure et d’un cash énorme, qui rythment la révolution digitale.
D’où vient leur apparition et leur domination soudaine ? D’autant que nombre de leurs innovations (l’ordinateur par exemple) avaient déjà été conçues dès les années 40/50 ?
Pour rester schématique il faut d’abord saisir deux mouvements de fond qui ont bénéficié de l’effet accélérateur des nouvelles techniques de l’information et de la communication (ces dernières n’en constituant pas les causes). D’une part la mondialisation et en tout premier lieu celle permise par la libération des mouvements de capitaux qui permet leur grande volatilité et à développé comme jamais exil et évasions fiscaux des états nationaux, pratique dont les GAFAM sont les grands champions. D’autre part le gigantesque pillage de ressources permis par l’effondrement des pays socialistes et leur intégration au marché mondial avec un dumping social planétaire facilité par l’intégration d’un milliard de travailleurs au salariat, l’explosion d’un prolétariat qui vient s’entasser dans les mégalopoles des émergés et où les GAFAM ont construit leur usines.
Dans ce contexte favorable les GAFAM ont su diffusé de nouvelles formes d’exploitation (et remettre au gout du jour des plus anciennes) qui ont fondé leur essor spectaculaire.
Le capitalisme du XXe siècle, face à l’essor du socialisme, la montée en puissance des états mais aussi du syndicalisme, confronté à ses propres et destructrices contradictions, avait déjà du évoluer fortement :
- invention des grandes entreprises, de la société par action et du management
- diffusion de la société de consommation (et ses corolaires la surconsommation et la consommation additive).
- extension de la petite propriété (notamment des logements)
- généralisation de l’éducation et de la santé (et plus récemment leur privatisation)
- apparition des couches moyennes en particulier avec l’augmentation du salariat d’encadrement et de celui des services
- essor de l’endettement des ménages avec les conséquences que l’on sait (intégration d’une partie du salariat à la logique du capital ; mais aussi crise des subprimes comme révélatrice et déclencheuse de la crise structurelle du capitalisme)
- création de la propagande et de la publicité (permise notamment par les progrès des sciences humaines) et développement des industries de la culture et de la communication (remarquablement anticipé et analysé, à nouveau, par la sociologie allemande) dont les GAFAM en constituent certainement l’acmé (ce qui nous incite plus que jamais nous inspirer des travaux d’un Antonio Gramsci sur l’hégémonie culturelle ou d’un P. Bourdieu sur la domination symbolique pour appréhender le moment ; déjà E. Morin dans les années 60 analysait une "industrialisation" de l’esprit).
Mais sans doute qu’avec le digital (et les mutations majeures qu’il facilite : mondialisation, management néolibéral, financiarisation) le capitalisme innove à nouveau et enrichit sa palette de méthodes d’extorsion du surtravail.
Essayons une rapide nomenclature qui explique relativement le succès financier (et idéologique) des GAFAM :
- La captation d’un travail gratuit réalisé quasi quotidiennement par les internautes, les salariés, etc. Quand c’est gratuit c’est vous le produit comme le disent justement les partisans d’un internet démocratisé et vraiment gratuit. Avec une dimension particulièrement dangereuse : derrière l’illusion d’une maitrise des choix par les internautes, la banalisation de l’évaluation permanente et non objective qui aboutit à exercer une pression de plus en plus forte des clients sur les salariés, faisant disparaitre la responsabilité des employeurs et des actionnaires.
- L’exploitation du micro travail, c’est-à-dire un travail à la tâche, extrêmement morcelé, mis en œuvre par des dizaines de millions de travailleurs (le digital labor) à travers le monde ; le clic rémunéré quelques centième de dollars.
- L’utilisation à bon compte des réseaux électroniques, électriques et de télécommunications préexistants et souvent financés par les collectivités publiques. A cet égard l’opinion du Nobel de l’économie P. Krugman qui assimile les réseaux électroniques à de nouveaux services publics est tout à fait justifiée.
- Le vol pur et simple des données des clients, consommateurs, usagers, entreprises. Là aussi derrière la prétendue immatérialité du capital on voit la profitabilité d’une analyse algorithmique de plus en plus poussée et inquisitrice des données qui sont des biens tout à fait concrets. De plus si les concepteurs de la « révolution informationnelle" disent vrai, donc si l’information devient le carburant de cette troisième « révolution industrielle » on imagine la situation de rente que va permettre la domination oligopolistique de cinq ou six sociétés de la Sillicon Valley sur ce secteur.
- L’exploitation éhontée (on peut parler de surexploitation) du nouveau salariat des pays émergents où sont concentrés les ateliers qui fabriquent les machines nécessaires aux transmissions des informations.
- La robotisation accélérée des services à la personne et entre personnes (de ce fait simplifiés et appauvris) ce qui va permettre de dépasser la "maladie des couts" c’est à dire l’impossibilité de réaliser des gains de productivité significatifs dans les relations humaines, théorie émise par W. Bamol dans les années 60. Avec une conséquence majeure : ces services historiquement furent portés par l’état ou le syndicalisme et leurs instances (santé, éducation, formation, culture) qui sont aujourd’hui en voie de privatisation accéléré sous l’effet disruptif du digital.
- L’invention d’un mythe : celui du capital immatériel. Expression et notion qui a séduit les marchés financiers, redonnant une jeunesse au vieux rêve (cauchemar ?) d’un capital débarrassé de toutes entraves matérielles, sociales et étatiques. Mais qui n’ont aucune caractéristique concrète, puisque, non seulement, le digital repose sur la diffusion massive d’outils numériques matériels (des milliards d’ordinateurs et de téléphones portables ; de gigantesques réseaux, fils, câbles, antennes) avec une consommation massive d’énergie ; mais en plus il permet une accélération de l’industrialisation des activités humaines jusqu’à maintenant peu pénétré par les marchés et les machines (services à la personne ; activités intellectuelles simples). Constatons cependant que ce mythe, "un capital sans capital", a de beaux jours devant lui : en ce moment de « grande transformation » le capital dans sa quête effrénée du meilleur taux de profit, celui promis par les avancées technologiques actuelles, est profondément spéculatif et usuraire de par l’endettement qu’il génère. Mais à n’en pas douter (et l’éclatement de la bulle « internet » en 2000 l’avait déjà démontré) la finance mondiale est atteinte d’une nouvelle "tulipemanie" concernant les nouveaux géants du digital et le tsunami financier qui se produira quand cette bulle éclatera à nouveau est sans doute devant nous.
- Et enfin et surtout, et c’est peut-être en cela que les GAFAM vont révolutionner le système : l’invention de « l’entreprise en plate-forme numérique ». Une invention qui sert de prétexte commode à la remise en cause fondamentale des institutions et instances de la deuxième étape de l’industrialisation : état-nation, démocratie parlementaire, compromis fordiste (garanties et assurances sociales, droits syndical et du travail), société anonymes et management, etc. En cet instant précis les GAFAM, dotés d’un trésor de guerre faramineux, ont engagé des stratégies de diversification dans tous les domaines, des voitures autonomes au nucléaire ou au spatial en passant par l’éducation et la santé, les banques et les assurances. Ils portent donc « l’ubérisation » qui ne se résume pas seulement à la substitution du travail salarié par un travail dit indépendant (dans la pratique avec peu ou pas de protections sociales) ; mais c’est surtout une accélération de la concurrence en tous domaines grâce à la « désintermédiatisation » de nombres d’activités et dans les faits la mise à bas des chaines de création de valeur traditionnelles. En quelque sorte, pour tenter de surmonter la crise actuelle, « l’entreprise de plates-formes » remplacerait la société anonyme par actions et la mise en place des managers qui avait été une des grandes réponses du capitalisme à la crise des années 30.
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Cette rapide et sommaire analyse des ressorts du nouveau capitalisme nous permet de mieux saisir des enjeux de long terme.
Il y a d’abord évidemment un défi d’emploi et défions nous des théories "schumpétériennes" par trop optimistes : le numérique détruit des emplois et il n’est pas sûr que les emplois nouveaux, plus qualifiés, compenseront ces pertes. Il n’est pas sûr non plus qu’à l’occasion de ce grand transfert, désordonné car le marché du travail est flexibilisé et éclaté, les emplois nouveaux soient mieux reconnus ou plus qualifiés que ceux existant auparavant.
Deuxième conséquence du numérique : une dégradation des conditions de travail puisque il y a une certaine tendance à l’asservissement du travail humain (au niveau des salariés comme des consommateurs) par les machines notamment les algorithmes.
Troisième conséquence il est clair que le patronat se sert du numérique pour contourner le droit du travail, ne plus payer ou moins les protections sociales.
Mais il y aussi des risques autrement plus importants sur le long terme car le capitalisme des plateformes (quatrième conséquence) va sans doute profondément modifier la nature des entreprises. Le modèle fordiste classique (grande administration, grande usine, grande entreprise, management et exécution) a déjà été largement écorné avec les filialisations, la sous-traitance, l’internationalisation, le recentrage sur le cœur de métier. Cela va s’accélérer avec la mise en œuvre de plateformes internes et externes aux entreprises qui pourront faire appel de manière très flexible à toutes les ressources dont les entreprises ont besoin, y compris les ressources humaines. En s’affranchissant des couts d’organisation et des structures rigides propres à l’architecture actuelle des entreprises. Nous aboutissons à une entreprise éclatée, une économie d’archipels.
L’autre danger majeur c’est évidemment le travail gratuit c’est-à-dire le fait que des milliards d’internautes fassent désormais le travail auparavant réalisé par les salariés des entreprises. Et la nouvelle invention du capitalisme des plates formes, c’est qu’ils le fassent en se payant leur propre outil de travail (ordinateur, Smartphone) et sur leur propre temps libre. L’exploitation prend une nouvelle forme et ne se fait plus par l’extorsion de la plus value dans la relation salariale. C’est surtout vrai dans le travail "de l’information " dont les économistes nous disent qu’il va devenir le cœur de la création de valeur. Qui plus est, il est clair pour l’instant que les cyber consommateurs, usagers, citoyens, travailleurs, aspirent à la plus grande souplesse, réactivité et maitrise (illusoires ?) que leur confèrent les réseaux et les algorithmes.
Plus problématique encore il s’avère que les communautés des internautes sont souvent plus efficaces et réactives que le salariat subordonné et contraint par les hiérarchies, les organisations bureaucratiques des entreprises en question. Comme souvent le capitalisme sait reprendre à son compte des aspirations individuelles à la liberté pour refonder son pouvoir. Il y là l’opportunité pour ce dernier d’effacer la confrontation de classe entre détenteurs de capital et travailleurs par celle, réactivée et déjà pointée par K. Marx, entre producteurs et consommateurs.
Dernier aspect (cinquième conséquence) les plateformes de travail peuvent faire appel, notamment quand il s’agit de travail traitant de l’information, à une multitude de travailleurs dans le monde. Il s’agit d’une nouvelle forme de la division du travail poussée dans ses extrêmes. Le micro travail, rémunéré à la tache (la micro tache plutôt) en ligne, concerne des centaines de millions de travailleurs y compris en sus de leurs activités régulières de part ailleurs. A bien des égards il s’agit d’une nouvelle forme de travail clandestin échappant aux contrôles étatiques. Avec le web la finance a réussi à accélérer son émancipation du contrôle des états et collectivités publiques (qu’elle affaiblissait d’autre part). Elle est en train de réussir une flexibilisation inconnue à ce jour des marchés du travail et d’aggraver un dumping social à une très vaste échelle.
Exemple typique qui concerne non seulement le micro travail mais dans sa dimension la plus hautement qualifiée : General Electric qui avait un problème de portance de ses ailes d’avions, faute d’arriver à ce que ses propres ingénieurs (la crème de la crème) le solutionne, a fait appel à la communauté des ingénieurs dans le monde pour le régler. Un concours sur le net avec une récompense sous-évaluée de 30 000 dollars a été organisé. Comble de l’ironie non seulement c’est un travailleur extérieur à General Electric qui a trouvé la solution mais en plus il n’était même pas ingénieur.
On notera enfin que le web est mondial et que seules deux grandes puissances sont en mesure, pour l’instant, de le réguler d’une façon très imparfaite (en l’occurrence, l’état nord-américain grâce aux oligopoles, les GAFAM, qui dominent le digital et qui ont été activement soutenu par l’administration US ; et l’état chinois qui a dressé réglementairement et autoritairement une muraille numérique pour faire grandir ses BATX et qui dispose du plus gros marché potentiel mondial). L’union européenne, pourtant littéralement colonisée par les GAFAM US, quant à elle tâtonne. Et il fallu bien du temps pour que la taxation des géants du net ou des protections du droit d’auteur voient le jour.
En conclusion, non seulement il faudra mener des luttes classiques contre les suppressions d’emplois, la dégradation des conditions de travail, la déqualification du travail, la polarisation du marché du travail ; mais il va falloir s’interroger sérieusement sur comment combattre à la fois la fascination pour le travail gratuit, sur l’autonomie que conférerait au travailleur un statut d’indépendant sur les réseaux ; et sur l’extension du travail fragmenté est très morcelé d’autant que les réseaux sont désormais à l’échelle mondiale.
Evidemment il s’agit d’un très vaste challenge pour un syndicalisme encore "industriel", à caractère "national", regroupant pour l’essentiel des "salariés" (en CDI ou à statut qui plus est), déjà très affaibli par les remises en cause successives des droits du travail et des protections sociales et par un fort niveau de chômage et de précarité (et dans le cas de la France la privatisation de ses services publics et la désindustrialisation).
Pour prendre un exemple concret on voit bien qu’au moment ou des taxis autonomes (c’est à dire des robots) commencent à circuler certaines batailles du monde du travail s’enferment dans une confrontation entre taxis indépendants, salariés des compagnies et VTC. On voit le risque non seulement de division des travailleurs mais aussi celui d’être très rapidement dépassés quand aux enjeux au risque de mener des combats d’arrière-garde.
D’autant qu’il y a un angle mort des luttes sociales et politiques, celui de la nouvelle étape industrielle en cours activée par le numérique. En ce domaine les directions d’entreprises se sont lancées dans une course effrénée pour acquérir les compétences et talents digitaux. Et, derrière les discours sur l’esprit "start up" et la fascination technologique, elles tâtonnent le plus souvent. Le volume des investissements n’ait d’ailleurs toujours pas à la hauteur. Cet environnement incertain ne conduit guère les syndicats à s’intéresser au cœur des mutations. Pourtant, au delà des mystifications des "usines sans salariés" ou des usines considérées comme "une succession de service" (qui font écho au mirage des années soixante de la "tertiarisation" inéluctable des sociétés, sociétés pourtant qui n’ont jamais été aussi industrialisées), le secteur industriel reste l’espace déterminant de création de la valeur. Et si il est indiscutable que les marchés, les managers et les gouvernants, donnent une place de plus en plus prépondérante au capital intangible (brevets, logiciels, design) dans la concurrence à laquelle ils se livrent, il n’en demeure pas moins qu’au final, biens et services doivent être produits quelque part, fussent-ils dans les nouveaux "ateliers" asiatiques. Au profit de qui disparait (apparemment) la matière du monde ? La question est d’une toute particulière acuité dans l’industrie française sinistrée par les abandons, délocalisations et renoncements de ces dernières décennies (et non pas par la robotisation puisque notre pays est très en retard en ce domaine). Le naufrage des industries électroniques qui ont perdu la production des grands volumes dans les télécoms , les ordinateurs et le grand public, est illustratif de ce vieux défaut des élites nationales plus intéressés à l’ingénierie financière qu’à l’acte productif.
Comment va se dérouler le déploiement de l’industrie du futur, de l’l’usine 4.0 qui correspond en quelque sorte à la numérisation de l’usine ? À travers le recours à l’Internet des objets et aux réseaux virtuels servant à contrôler des objets physiques, l’usine intelligente se caractérise par une communication continue et instantanée entre les différents outils et postes de travail intégrés dans les chaînes de production et d’approvisionnement. L’utilisation de capteurs communicants apporte à l’outil de production une capacité d’auto-diagnostic et permet son contrôle distanciée. Des sites de production composés d’objets intelligents, communicants et liés dans un réseau lui-même relié à l’extérieur, la flexibilité de la production peut être accrue. Le consommateur final, de même que les différents partenaires, peuvent prendre une place dans le processus, permettant la personnalisation des produits et la modification de leurs caractéristiques en fonction des demandes ou des difficultés rencontrées par les fournisseurs, par exemple. Il est donc possible de proposer une production à la fois à grande échelle et personnalisé. L’industrie 4.0 génère un flux d’informations considérable. Ces informations doivent être échangées le plus rapidement possible avec les acteurs logistiques extérieurs. Le recueil des données produites par les différents éléments de la chaîne de production permet également de produire une réplique virtuelle de tout ou partie de cette chaîne afin de générer des simulations de procédés ou de tests, mais aussi de permettre aux futurs ouvriers et techniciens de se familiariser avec des outils de travail et des procédures complexes ou encore de faciliter les réparations et la maintenance pour des non-spécialistes. Certaines simulations de procédés en font de nouveaux outils d’aide à la décision. La modélisation des lignes de production, des espaces de stockage, de la transitique, ainsi que de toutes les règles d’organisation industrielle et logistique, permet de représenter virtuellement un site de production ou logistique. Et ceci avant tout investissement matériel. L’Industrie 4.0 représente aussi une volonté de répondre aux problématiques actuelles de la gestion des ressources et de l’énergie. Avec un système organisé selon un réseau de communication et d’échange instantané et permanent, on est à même de rendre cette gestion plus efficace en coordonnant les besoins et disponibilités de chaque élément du système de la façon la plus efficiente possible, alimentant par-là de nouveaux gains de productivité.
Toutes ces potentialités seront-elles l’occasion d’une réindutrialisation de la France, de ses territoires ? D’une mise en place de l’économie circulaire ? D’une élévation décisive des formations et qualifications d’un salariat dont les compétences coopératives doivent être valorisées et promues ? D’une démocratisation de l’entreprise grâce à l’intervention des usagers, le rôle reconnu des parties prenantes ? C’est dans l’introduction même des ces novations technologiques dans les usines que va se résoudre cette question et cela nécessite une intervention redoublée du salariat et de ses instances.
Certaines confédérations et syndicats, sans s’immobiliser dans le rejet pur et simple du numérique, sans sombrer non plus dans la fascination et le fétichisme technologiques, organisent désormais les « travailleurs indépendants ». Et insistent sur l’importance pour les instances représentatives du personnel (voir des usagers) de non seulement contrôler mais aussi de co diriger la création et la mise en place des algorithmes, des réseaux et l’usage des datas. La question d’une mise en place d’un digital pour faciliter et enrichir les échanges humains devient une question centrale. Les syndicats ont aussi leurs propres associations de consommateurs (internautes en particulier), coopèrent avec les associations consuméristes et un champ important d’actions joignant l’action des salariés et usagers, est ouvert.
Des luttes très avancées dans certains pays pour obtenir la poursuite du mouvement historique de baisse du travail permise par la robotisation massive (32h dans la métallurgie allemande), démontrent aussi que le travail subordonné n’est pas un horizon indispensable dans la vie humaine.
La question du devenir des entreprises notamment multinationales, l’intégration de toutes les parties prenantes, est aussi une revendication forte qui monte dans les débats, même le gouvernement français a dû en tenir compte dans sa loi PACTE (qui en a, cependant, singulièrement rabougri la problématique. La CES comme l’OIT ont adopté des textes fondamentaux sur le travail à l’ère du numérique et une voie est tracé pour qu’en parallèle des dispositions en projet de l’OCDE quant à la taxation mondiale des GAFAM, des normes sociales voient le jour à l’échelle mondiale.
Bref si la révolution digitale pilotée et imposée par les GAFAM avec le soutien agissant des marchés financiers, a échappé pour l’instant et pour l’essentiel à l’action des états et des syndicats, rien n’est perdu. L’extravagante capitalisation des oligopoles du digital, leur géolocalisation aux USA dont ils servent l’hégémonie, leurs ambitions politiques (et messianiques), les scandales récents quant à l’utilisation abusives des données des particuliers, les plans massifs de suppressions d’emplois et les contournements des protections sociales qu’ils facilitent, tout cela provoquent une saine réaction des opinions des états et des travailleurs. L’occasion de bâtir un nouveau rapport de force pour de nouvelles et indispensables régulations qui devront comporter impérativement de nouveaux pouvoirs pour les salariés et leurs représentants.
Nous ne trancherons pas ici le débat quand à la nature des bouleversements technologiques en cours et à la réalité des gains de productivité qu’elle entraine (ou non), l’hypothèse qu’elle autorise un dépassement de l’empire de la nécessité, qu’elle permette une croissance moindre voir décrue, et surtout qu’elle ouvre le règne de la liberté (c’est à dire pour paraphraser K. Marx le moment où l’efficacité du travail humain permettra de produire en peu de temps de quoi satisfaire les besoins premiers). Constatons simplement en héritiers des analyses du PCF sur la révolution scientifique et technique des années 70 qu’il n’y jamais eu autant d’être humains sur la planète, jamais aussi qualifiés avec une expérience plus longue grâce à l’allongement de leur durée de vie ; jamais autant de chercheurs dont le nombre actuel est équivalent au nombre de scientifiques dans toute l’histoire connue de l’humanité ; jamais autant d’échanges entre eux et jamais autant de données analysables précisément grâce au digital. Voyons aussi que les luttes historiques du salariat tendent à une réduction massive du temps de travail au point que sa part subordonnée du fait du salariat est minoritaire dans les existences.
On peut aussi constater dans les mouvements mêmes du capital, les formes nouvelles de sa composition organique, sous pressions des luttes sociales et politiques, des mutations porteuses d’émancipations nouvelles pour peu que le monde du travail s’en empare.
Certes la "société liquide" (comme l’anticipe Z. Bauman) qu’on nous impose, faite de super mobilité et de déterritorialisation, où les travailleurs deviennent des "migrants de l’intérieur" dans leur pays mais aussi dans leurs entreprises, leurs habitats, leurs opens spaces (selon la jolie formule de B. Latour), déracine le salarié, accentue son isolement individualiste, le livre aux contrôles quasi totalitaires des réseaux, algorithmes et plates formes.
D’un autre point de vue la révolution informationnelle qui n’existe pas en soi et sera toujours le fruit d’un rapport de force ces acteurs la détournant toujours de ses buts en se l’appropriant, permet d’ores et déjà de penser un dépassement des propriétés privée. Ici pour y substituer un usage provisoire et plus rationnel notamment dans sa consommation de ressources naturelles, des lieux et biens via la location et le partage ; là pour diffuser largement l’information rendre libre d’accès et gratuit les codes sources et logiciels ou définir une nouvelle communauté de biens.
Nulle doute que cette révolution de l’information nous amène à entrevoir un dépassement de deux fondements du capitalisme : la scission entre exécutants et concepteur par l’intercréativité et le travail coopératif qu’introduisent les réseaux et l’IA ; et la scission entre producteurs et consommateurs, entre l’offre et la demande, la deuxième s’imposant désormais dans la première. Les entreprises prises dans la vertigineuse transformation digitale se débattent avec ces contradictions en inventant une économie collaborative, du partage, des entreprises libérées ou apprenantes. Mais face à des travailleurs consommateurs réconciliés, coopératifs par nature et hautement qualifiés, la dictature des actionnaires a sans doute des jours comptés.
In fine bien malin qui peut dire où les contradictions du capitalisme informationnel le mèneront : nous avons atteint une accumulation et une concentration sans précédent du capital, une socialisation considérable des forces productives, une complexification profonde de la production, une élévation et une diffusion sans égales des informations et de l’éducation ! La propriété privée entre quelques mains de l’avenir du monde peut-elle assurer sa domination future à ce stade ?
La coopération mondiale des salariés et consommateurs, l’émancipation par la diffusion gigantesque de savoirs, des solidarités nouvelles par un travail massivement interdépendant, une nouvelle forme d’entreprise ayant l’intérêt général et non l’accumulation du capital comme but, l’éclosion de temps sociaux véritablement désaliénés du travail, autant d’utopies qui deviennent possibles avec l’explosion digitale. Mais verront-elles le jour ? La réponse est entre les mains des mouvements sociaux et politiques.