C’est une tendance qui s’accentue, celle de la biographie romancée : l’auteur s’empare d’un personnage historique, se documente et reconstitue la vie de celui-ci par le biais de la fiction. C’est ici le cas avec Le testament de Descartes, le deuxième roman de Christian Carisey. Ce n’est pas sans appréhension que j’ai ouvert ce roman car j’ai toujours un souvenir très vif de mes études secondaires où Le Discours de la méthode était au programme de terminale. Je n’avais sans doute pas la tête à lire ce livre… Mais ici l’auteur fait preuve d’une grande habileté pour enrichir la trame biographique d’éléments de fiction et pour reconstituer ce qui appartient au domaine privé, sans rien abandonner de son exigence de véracité.
Christian Carisey ne manque pas de mettre en évidence les conditions dans lesquelles sont écrits les grands textes, tant philosophiques que scientifiques, de Descartes ni l’attachement de ce dernier à la religion catholique et sa conviction de l’existence de l’âme sur laquelle repose sa philosophie. C’est sans doute cette dernière croyance qui peut séparer de Descartes encore qu’il suffirait qu’il remplace le mot âme par celui d’esprit car l’activité de ce qui est appelé esprit n’est que la manifestation de la matière complexe dont est fait le corps humain… Et même si Carisey ne s’attache pas à étudier le système philosophique de Descartes, il le présente dans sa singularité et dans le contexte de l’époque, ce qui explique l’hostilité des pouvoirs intellectuels dominants (religieux, universitaire et politique) aux idées cartésiennes. Car le savoir universitaire de l’époque et la religion ne font que justifier l’ordre établi c’est-à-dire le pouvoir monarchique. Comme le signale la quatrième de couverture du livre, Descartes apparaît comme "un penseur libre dans une période de violence religieuse, un écrivain poursuivi pour ses idées"… C’est une des raisons de sa modernité de son actualité.
La technique employée par Christian Carisey n’est pas sans intérêt. Il donne la parole à un Descartes qui est censé rédiger son "testament" (en fait, l’histoire de sa vie) pour sa fille Francine, née de ses amours avec Hélène, la domestique de son hôte. "Mon extrême fatigue me rend plus fragile et l’image de Francine occupe mes pensées. C’est pour elle aussi que j’écris ce livre. Je lui dois cette part de vérité…" Le livre ne s’ouvre-t-il pas par ces lignes alors que Descartes vit la dernière étape de sa vie à Stockholm : "J’ai froid. Très froid. J’ai froid près de la grande cheminée dans laquelle un des domestiques de l’ambassade vient de rajouter du bois…" Un homme écrit, qui sait qu’il va bientôt mourir. Mais Carisey a le souci de son lecteur et il innove dans le récit. Ainsi ce qui devait être raconté par Descartes sous forme d’échange de lettres avec Mersenne devient-il un dialogue entre les deux hommes : "Je résume dans ce petit dialogue le contenu de plusieurs de nos lettres" fait dire l’auteur à Descartes qui devient au fil des pages un personnage de roman, un homme avec ses forces et ses faiblesses… Réalisme ? Sans doute, mais réalisme qui ne se contente pas de refléter servilement le réel.
Christian Carisey dépasse également le récit biographique pur en montrant un Descartes inconnu, humain, très humain. Un Descartes qui est conscient des limites de son système philosophique : "La philosophie ne donne pas de réponse à tout et mon système est comme un magnifique palais auquel le toit manquerait. […] Ma méthode a ses limites et je comprends pourquoi il est si difficile de se gouverner dans l’existence. La morale n’est pas la science. Elle ne relève pas de la même rigueur." D’ailleurs, un peu plus loin, Carisey fait écrire à Descartes : "Mais voilà, Francine est morte et le rêve s’est brisé. […] À quoi sert-il de dominer le monde si nous ne sommes pas heureux ? Penser n’est pas une consolation et devant le malheur les philosophes sont aussi démunis que les autres hommes." Mais s’agit-il bien des pensées de Descartes ou des propos de Carisey ?
Alors, roman ou biographie ? Christian Carisey a ajouté un Post-Sriptum à son "roman". On peut y relever ces lignes significatives : "Je n’ai pratiquement rien inventé dans Le Testament de Descartes. […], tout ceci est vrai et appartient à la vie de Descartes. Ces éléments sont plus ou moins escamotés dans les biographies du philosophe. J’ai voulu leur rendre leur juste place afin de restituer la réalité d’une existence. Ce n’est pas la philosophie de Descartes qui m’intéresse, mais ce qu’il en était d’un homme dont la vie fut gouvernée par cette vaine passion qu’est la recherche de la vérité absolue." Deux mots sont importants dans cette citation : réalité et vaine. Au lecteur de juger. Et, pourquoi pas, d’être sensible à tel ou tel aspect secondaire de ce roman. Tout comme le signataire de ces lignes qui, devant les descriptions des lieux des Provinces-Unies où vécut Descartes, a pensé aux paysages de l’âge d’or de la peinture néerlandaise… C’est le propre du roman que d’ouvrir des perspectives inattendues.
Christian CARISEY, Le Testament de Descartes. Le Cherche Midi éditeur, 248 pages, 16,80 €.