Dans mon précédent article à propos de « L’Iliade » mis en scène au Théâtre de Nice par Jacques Bellay, je posais la question de savoir l’intérêt du théâtre pour les philosophes. Après tout, le parcours de Jacques Bellay méritait que l’on revînt avec lui sur ce questionnement, et cela, pour lui, remonte à Platon.
Jacques Bellay : Platon dans ses écrits fait largement allusion à la mythologie grecque, qui était l’objet de toutes les grandes tragédies. Et dans la Grèce antique, le théâtre et la philosophie sont apparues en même temps. Des historiens comme Vidal Naquet ont bien montré que philosophie et tragédie apparaissent au moment où l’individu se perçoit lui-même comme citoyen. Il y a une cité, il y a un individu : l’homme se pose la question de savoir sa relation au cosmos, à la cité, aux dieux. Est-ce que ce sont les dieux qui gouvernent, ou bien l’homme, d’une certaine façon, est-il libre à l’égard des dieux ? La cité est-elle autonome par rapport au gouvernement des dieux ? Toute une série d’interrogations qui apparaissent au 4ème siècle avant JC et qui concernent tous les auteurs classiques, Platon, Aristote, et les auteurs de théâtre.
Concrètement, comment se faisait le lien entre le parcours universitaire de Jacques Bellay et sa pratique théâtrale
J.B. : Pour moi, peut-être, le théâtre c’est de la philosophie en action. Chaque fois que je joue, que je mets en scène, j’ai l’impression de continuer le travail du philosophe, mais en mouvement, en jeu, dans l’espace, en relation avec un public. Au fond, le théâtre se pose des interrogations fondamentales concernant la place de l’homme dans la cité, la société : c’est une interrogation qui est commune à la philosophie, qui se pose fondamentalement le sens de l’existence humaine, le sens de la relation de l’homme avec sa société. Mais alors qu’en philosophie on pose ces questions le plus souvent en édifiant des systèmes – Descartes, Kant, Hegel ont constitué des systèmes extrêmement cohérents- ces questions sont présentes dans les grandes œuvres théâtrales et littéraires, mais d’une façon vivante, peut être avec toutes les ambigüités, les ambivalences, les contradictions, que le système philosophique n’accepte pas, parce qu’il doit être d’une cohérence parfaite. Quand on joue Shakespeare, on est perdu, perplexe, et à la fois plein d’interrogations : qui est-ce qui fait agir Richard III de telle ou telle façon ? Shakespeare a une vision de l’histoire extrêmement forte, profonde. A mon sens, il va plus loin que Hegel ou que Marx. Il y a une philosophie de l’histoire présente dans Shakespeare qui n’est pas systématique et qui me paraît aller très loin. Quand je joue Shakespeare j’ai l’impression, pour ainsi dire, de jouer une interrogation philosophique. Le « Faust » de Goethe, c’est la philosophie de Hegel en action.
Ce désir de montrer la pensée en action est visible dans le choix des œuvres que vous avez adaptées et mis en scène à Nice.
J.B : Quand je me réfère à Kafka, dont j’avais adapté « Rapport à une Académie », je me dis que voilà un auteur éminemment philosophique et qui pourtant n’édifie pas un système philosophique, ce qui fait la richesse du récit : rien de plus philosophique que « Le Procès », « Le château » « Rapport à une Académie ». Si on prend Swift « Les voyages de Gulliver » est un conte philosophique. Si on prend « Le petit prince », c’est un conte forcement philosophique. Et que dire de « Don Quichotte », qui est un monument littéraire mais qui en même temps pose des questions d’une façon terriblement vivante, proche de nous, suggestive. Don Quichotte voit des géants là où il y a des moulins à vent : il pose la question fondamentale que l’on trouve dans la philosophie cartésienne, c’est à dire que je ne suis sûr de rien, je ne suis pas sûr que le monde extérieur soit identique à ma perception. Et Descartes pose la question : et s’il y avait un malin génie qui me fait voir des choses là où il n’y a rien ? Et Cervantès pose l’interrogation jusqu’au bout. Au bout d’un moment on se dit : est-ce que Don Quichotte n’est pas la raison, de voir ce qu’il voit, est-ce que ce n’est pas plus intéressant que ce que nous voyons de la réalité la plus prosaïque ? Pour moi ces spectacles ont toujours reposé sur un certain nombre d’interrogations concernant le sens, la réalité de l’homme. Il me semble que quand je fais le travail de théâtre, je ne cesse pas de faire de la philosophie.
Vous avez le mois dernier fini les représentations de « L’Iliade » que diriez-vous sur le rapport au public de nos jours à ce récit vieux de 3000 ans ?
J.B. : Le public de 2008 est tellement sensible au sens qui se dégage à travers des récits de combat, d’une cruauté et d’une atrocité incroyable. Homère était dans l’Antiquité la grande et peut-être la seule source de réflexion sur la condition humaine. Dans l’Iliade cette violence qui est décrite dés les premières lignes. Homère a perçu, a donné un sens à l’histoire, c’est la violence, le moteur de l’histoire de l’homme. Avec ces conséquences les plus atroces, mais il y a une vision de l’homme qui me touche beaucoup : c’est l’être le plus violent qui soit dans la vision meurtrière, mais en même temps c’est l’être qui est capable de pitié, de compréhension, de sensibilité. Il me semble qu’aujourd’hui les gens sont vraiment et encore très sensibles à cette dimension, cette ambivalence de l’homme qui est décrite de façon terrible dans l’Iliade. Ce que décrit Homère, 3000 ans après, cela nous touche encore : il a vraiment atteint le plus profond dans la nature de l’homme, s’il y a une nature de l’homme…
Comment la violence que décrit Homère dans l’Iliade parle à notre société contemporaine ?
J.B. : La philosophe Simone Weil avait vraiment souligné cet aspect qu’elle trouvait fondamental chez Homère, dans sa description des combats il met le doigt sur la chose suivante : dans la guerre, quand je me bats, je ne considère plus les ennemis comme des hommes, mais comme de choses, je chosifie l’adversaire. Cette inhumanité de la guerre est formidablement décrite chez Homère, mais en même temps il décrit la beauté de la guerre. L’homme trouve malheureusement que la guerre est belle. Quand je vais dans des écoles primaires, des lycées, les élèves sont très touchés par ces tableaux de la guerre. Et ils me disent qu’ils trouvent ça plus terribles plus insupportable qu’à la télé, ou au cinéma. Je leur demande pourquoi, et ils me répondent qu’à la télé ou au cinéma ils savent que ce n’est pas vrai, mais quand je leur raconte, ils imaginent que ça peut être eux. Peut- être que Homère a perçu, avant Freud que, à l’intérieur de l’homme, il y a cette pulsion de mort et cette fascination, en même temps.
Propos recueillis par Jacques Barbarin