Le dépassement du capitalisme doit consister en une démarche irréversible. Ce dépassement doit créer une société qui rende impossible le retour en arrière, contrairement aux expériences socialistes du XXe siècle, à l’est de l’Europe. Elles ont échoué, et les tentatives en cours actuellement dans le reste du monde sont fragiles parce qu’à aucun moment elles n’ont dépassé le capitalisme – au sens du développement des forces productives. Les révolutions bourgeoises avaient permis, en revanche, ce dépassement : même si des formes monarchiques peuvent subsister ou réapparaître çà ou là, la façon dont les marchandises sont produites et échangées (ce qui fonde la société) ne permettrait pas un retour à l’Ancien Régime, au-delà de la question des formes du pouvoir.
Les sociétés humaines sont caractérisées par la façon dont les produits de l’activité humaine sont élaborés, partagés ou échangés. C’est du travail des hommes qu’il faut partir pour comprendre les logiques internes des sociétés. Le capitalisme a dépassé l’ancien système féodal grâce à la révolution industrielle qui a cassé le mode de production, et donc d’organisation de la société, basé sur la terre. Ce nouveau mode a nécessité la libération de la force de travail permettant de créer un marché sur lequel le prolétaire puisse aller vendre cette force. Aujourd’hui, le travail change de nature, la révolution industrielle est, dans nos pays, terminée, les forces productives matérielles passent du travail de la matière palpable au travail de conception, d’organisation et de service. Le prolétariat se diversifie, il s’identifie au salariat. C’est dans la composition organique du capital que se trouve la contradiction fondamentale, dans la dynamique de l’exploitation elle-même. En effet, la logique du mode de production capitaliste consiste à réduire sans cesse le rôle du travail vivant dans la composition capitalistique en accumulant tant et plus de capital constant. Dans la mesure où toute valeur est déterminée par le temps de travail vivant, le principe même qui régit le système est mis en cause. Dans la composition du capital, le temps de travail tend à jouer un rôle de plus en plus négligeable par rapport à l’ensemble du capital matériel (ou capital fixe), c’est ce qui s’exprime sous une autre forme dans la baisse tendancielle du taux de profit. Mesurer alors la valeur en temps de travail social revient à mesurer l’éternité en secondes !
Si l’histoire de l’humanité est celle de ses forces productives, alors l’objectivation forte du communisme tient au développement des dites forces. La puissance des hommes sur la nature (le développement des forces productives) est devenue telle qu’un petit groupe d’êtres humains, voire des individus peuvent mettre en cause la vie de millions d’autres, voire de l’humanité tout entière. C’est ce qui rend nécessaire la propriété collective de ces moyens d’action et rend obsolète le capitalisme, comme mode de production et comme rapport social. Le rapport de l’humanité à la nature est en train de changer, une vision globale est en train de s’imposer. La mondialisation capitaliste et des forces productives fait que les actions humaines concernent maintenant l’ensemble de la planète. Le sort des uns dépend de celui des autres. C’est pourquoi on ne peut poser le problème de la gestion rationnelle des ressources de la planète dans le cadre du capitalisme. On est ainsi passé du socialisme possible au communisme nécessaire. Le problème majeur qui reste posé est celui de savoir ce qu’il convient de faire et comment, pour qui et pourquoi ? Le poids du passé pèse toujours sur les consciences, les reculs momentanés et les incompréhensions brouillent les pistes, comme les remises en cause qu’ils induisent, sous l’effet, surtout, de l’idéologie de la classe qui domine, la bourgeoisie, qui fait passer ses intérêts immédiats avant ceux, immédiats et à plus long terme, de l’ensemble de la collectivité humaine. Mais il reste que cette classe, en dépit de son égoïsme et de sa capacité de nuisance, parce qu’elle est aussi constituée d’individus, est confrontée aujourd’hui aux problèmes qui se posent à tous en termes de survie de l’humanité. Il y a là sans aucun doute un réservoir d’alliés potentiels pour le mouvement révolutionnaire. Engels puis Marx nous donnent deux « définitions » du communisme : « Le communisme, c’est lorsque les usines tourneront toutes seules » et « Le communisme, c’est lorsque le travail sera devenu le premier besoin social de l’homme. » C’est dans la tension entre ces deux formulations qu’il nous faut chercher une voie.
Ivan Lavallée est professeur des universités, directeur de programme au CNRS.
Tribune publiée dans l’Humanité du 4 mars 2010