Ce numéro des HSE s’ouvre sur un hommage nécessaire de Christophe Dauphin à Jean Sénac, assassiné en 1973, que beaucoup, soucieux de ne pas penser, se sont empressés d’oublier.
« On enterra son œuvre et ses idées presque aussi vite que son corps. Jean Sénac était un homme parfaitement indésirable, en somme, mais pas seulement pour le pouvoir algérien. Il dérangeait beaucoup plus de monde. Il était, selon le témoignage de l’un de ses amis, un scandale permanent. Son audience auprès de la jeunesse, sa vie, sa vie sexuelle surtout, sa liberté de parole en matière politique ou culturelle, les répercussions à l’étranger de ses jugements sur l’Algérie en faisaient un personnage gênant pour beaucoup de personnes et beaucoup d’intérêts et de calculs à Alger. Il y a donc plusieurs personnes ou groupes à qui le crime pouvait profiter. »
Il publia une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, véritable manifeste pour « une Algérie méditerranéenne, solidaire, socialiste, égalitaire, arabe, berbère et pied-noir, de graphies arabe, berbère et française ». D’une lucidité visionnaire, Jean Sénac pressentait la victoire des préjugés sur la générosité et la liberté. Il va manifester une queste double, celle d’une révolution aussi sexuelle et celle d’une sexualité libertaire et révolutionnaire. Le « corps total » est aussi un « esprit total ».
« Ce corps élu, précise Christophe Dauphin, est l’un des éléments clés de la poétique de Sénac, qui identifie le corps au poème. D’une faille à l’autre, le corpoéme, saccage de sincérité, tente de susciter une physionomie et du même coup, engage la personne qui écrit à tout donner, « de l’âme à l’excrément ». Les poèmes d’amour sont maîtrisés, alliant l’élan sexuel à l’abandon total. A sa soif de liberté, de justice et d’amitié, le poète ajoute son besoin insatiable de l’autre : Car la révolution et l’amour ont renouvelé notre chair. Au « corpoème » succédera le « spoerme » : il écrit d’un jet ma joie carnassière la – première syllabe de mon refus. »
Enfin, Christophe Dauphin évoque sa proximité de queste et de destin avec Pier Paolo Pasolini : « La poésie les unit, l’amour, la liberté, le feu du langage et du désir les animent. Pasolini et Sénac se rangent tous les deux du côté du peuple… ».
Maudit trahi traqué
Je suis l’ordure de ce peuple
Le pédé l’étranger le pauvre le
Ferment de discorde et de subversion.
Chassé de tout lieu toute page
Où se trouve votre belle nation
Je suis sur vos langues l’écharde
Et la tumeur à vos talons ?
Je ne dors plus je traîne j’improvise de glanes
Un soleil de patience Ici
Fut un peuple là meurent
Courage et conscience. Le dire
Palais de stuc Jeunesse et Beauté à l’image
Des complexes touristiques. L’écrire
Dénoncer le bluff Pour que naisse
De tant de rats fuyants un homme
Risquer le poème et la mort.
Jean Sénac, 1972
Dans un sommaire riche et touffu, le dossier, coordonné par César Birène, est consacré aux poètes norvégiens contemporains avec des textes de Régis Boyer, Ole Karlsen, Eva Sauvegrain, Pierre Grouix, Poèmes de Tarjei Vesaas, Inger Hagerup, Olav H. Hauge, Tor Jonsson, Gunvor Hofmo, Marie Takvam, Stein Mehren, Jan Erik Vold, Paal-Helge Haugen, Knut Odegård… Une manière de découvrir cette poésie puissante, riche et d’une grande subtilité à travers des auteurs majeurs peu connus dans les pays francophones.
Pierre Grouix nous présente également une grande figure de la poésie finlandaise, Bo Carpelan (1926-2011) :
Tant de blessures
pour une réconciliation si profonde.
Les routes avec des gens :
tout se tisse de souvenirs
vers la toile du solitaire.
La neige tombe,
les années claires, les matins de rosée
brillent dans la toile ;
la lumière troublée sans demeure
au long d’âpres chemins printaniers.
Les arbres s’enflamment et sont
touchés par le froid de la nuit.
tout est dans le mouvement
que tu retiens en toi, dans le monde extérieur.
Voici le rêve,
le chemin, s’il y a un chemin,
vers ce qui est sans réponse.
Les Hommes Sans Epaules n°35, troisième série
Les Hommes Sans Epaules, 8 rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France.
www.leshommessansepaules.com