Qui d’autre que Raúl RUIZ, cinéaste chilien exilé en France après le coup d’état fasciste de PINOCHET en 1973, pouvait entreprendre une tâche aussi considérable que d’adapter au cinéma l’œuvre fleuve Les Mystères de Lisbonne d’un des grands écrivains portugais du 19ème siècle, Camilo CASTELO BRANCO. Raúl RUIZ qui déclarait dans un entretien récent accordé à Positif : « Je pratique le Portugal depuis trente ans. C’est toute une vie. Le Portugal, c’est comme le Chili... en mieux. Je ne sais pas si c’est la bonne formule, mais il y a une forme de mélancolie que nous partageons. On dit que les Chiliens sont dépressifs. Ils ont du mal à vivre leur dépression, tandis que les Portugais en rajoutent. La définition de la saudade, c’est “le souvenir de choses qui n’ont pas eu lieu”, la “mélancolie des choses qui ne se sont pas passées” ». Ce rapport au temps, où le passé se projette dans le futur pour mieux imprégner le présent, et cette articulation incessante entre l’ici et là-bas qui constituent des dimensions structurantes de l’imaginaire collectif portugais.
Camilo CASTELO BRANCO, auteur prolifique à la vie tumultueuse, né à Lisbonne en 1825, et qui commença en 1853 la publication des Mystères de Lisbonne sous forme de feuilleton dans un grand quotidien de Porto O Nacional, la version finale du roman n’étant publiée qu’en 1861. Camilo CASTELO BRANCO, grand admirateur de Balzac et de la littérature française, qui s’inspire dans la forme de l’œuvre d’Eugène Sue Les Mystères de Paris, publiée elle aussi sous forme de feuilleton entre 1842 et 1843 dans Le Journal des Débats. Très influencé par le grand écrivain Almeida GARRETT, figure marquante de la Révolution Libérale de 1820 au Portugal, inspirée des idéaux de la Révolution Française, il est le trait d’union entre celle-ci et la génération des Républicains de la deuxième moitié du siècle qui s’auto-intitulera « les vaincus de la vie », férus de ZOLA et FLAUBERT, dont une des figures de proue est EÇA de QUEIROS. Un de ces ouvrages, Le Crime du Père Amaro sera également adaptée au cinéma par le cinéaste mexicain, Carlos CARRERA. EÇA de QUEIROS, un des auteurs majeurs de la littérature réaliste portugaise qui sera par ailleurs nommé Consul du Portugal en France où il s’éteindra à Neuilly en 1900.
Il y a donc là d’incessants allers et retours entre la France et le Portugal ce qui ne pouvait que passionner Raúl RUIZ, au cœur lui aussi de cette croisée des chemins. Camilo CASTELO BRANCO constitue aussi sur le plan littéraire un « passeur » entre le romantisme du début du siècle et le réalisme incarné par la génération des « vaincus de la vie », ce qui amènera les critiques littéraires, ayant d’abord cherché à l’opposer au « réalistes » et à la gloire montante d’EÇA de QUEIROS, à le qualifier ensuite, face à ses dénégations, de « naturaliste ». Ce sont autant de motifs qui expliquent l’engagement de Raúl RUIZ dans une telle aventure. Et aussi le rapport à la temporalité qui, comme évoqué plus haut, est une constante de l’identité portugaise, dont le Fado est notamment une des expressions les plus éloquentes.
Raúl RUIZ lui-même parlant de son film déclare : « C’est un film sur le temps qui passe, sur le temps immobile qui reste et sur le temps qui se répète. » Une autre de ses ambitions est celle qu’il définit ainsi : « Je dirais que c’est une novela à la brésilienne, comprimée, mais aussi c’est un film dont la particularité est de filmer comme du cinéma quelque chose qui, en général, est relégué au mélodrame de l’après-midi dans les télévisions latino-américaines. Comme j’ai fait les deux choses, dans ma jeunesse j’ai fait un peu de télévision et après j’ai continué à faire du cinéma un peu plus - on va dire - exigeant… Je voulais mélanger ces deux choses, le versant populaire et le côté cinéma-cinéma. »
On retrouve là une préoccupation constante de Raúl RUIZ et qui rejoint quelque part celle de Camilo CASTELO BRANCO : marier l’exigence artistique et intellectuelle avec une ambition sociale qui permette la diffusion la plus large d’œuvres ambitieuses sur le plan de la création.
Il y a dans ce film également quelque chose de Manoel de OLIVEIRA, dont Raúl RUIZ n’a jamais fait mystère, si j’ose dire, de l’admiration qu’il lui vouait, notamment sur le plan du rythme et des « respirations » filmiques qui témoignent aussi de son intérêt pour la musicalité particulière de la langue portugaise : « Je voulais que le film soit en portugais, un vieux désir. Je suis obsédé́ par l’idée de « montrer » le rythme de la conversation portugaise. Pour des raisons purement cinématographiques : parce que le portugais donne un poids différent aux dialogues. Le français a une sorte de précision, c’est une langue péremptoire. L’impressionnisme a été́ inventé en France, mais il n’y a rien de moins impressionniste que la langue française. Alors que le manque d’objectif dans les structures de dialogue n’est pas gênant en portugais, parler de manière erratique fait partie de la vie, du caractère des gens. Parfois on se tait longuement. Il y a un silence magnifique dans Belle toujours d’Oliveira : les deux personnages se rencontrent pour parler franchement ; ils dinent, et il n’y a pas un mot. Je crois que j’ai réussi, au moins une fois, dans Mystères de Lisbonne, lorsqu’on dit à Alberto de Magalhães que la duchesse de Cliton le cherche. Cela le plonge dans un tel silence que la personne qui lui a apporté la nouvelle s’en va. Bref... Cette fois c’est bien tombé parce que la production, au départ, était majoritairement portugaise. »
Manoel de OLIVEIRA qui ne s’est jamais caché de sa méfiance profonde envers les dégâts qu’un excès « d’agitation » dans un film risquait de produire dans la construction par le spectateur de son propre regard sur ses films. C’est d’ailleurs souvent les transitions entre une scène et l’autre qui constituent chez OLIVEIRA les instants les plus « agités ».
16 janvier 2011