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Les Renards pâles, versant esthétique d’une philosophie post-politique
Par Laurent Etre

Le roman de Yannick Haenel, Les Renards pâles (du nom d’un dieu du peuple Dogon, au Mali), a été célébré comme l’un des évènements littéraires de la rentrée 2013 et a resurgi récemment, ici et là, dans les journaux, à la faveur des traditionnelles rétrospectives de fin d’année. L’histoire est celle d’un homme, Jean Deichel, qui décide de se « soustraire » aux contraintes de la vie sociale, en premier lieu le travail, et de vivre dans une vieille Renault 18 break qu’un ami parti en Afrique lui a confiée. Et c’est justement l’Afrique, du moins une certaine idée de l’Afrique, qu’il rencontre au fil de ses errances anarchistes dans le XXème arrondissement de Paris, où sa voiture est garée. Cela commence par des symboles mystérieux repérés dans la rue, sur les murs, avec des inscriptions suggestives comme, par exemple, « la société n’existe pas ». Et cela finit en insurrection parisienne, entre investissement des rites Dogon et référence à la Commune de Paris. Ce rapprochement intrigue et peut séduire a priori quiconque a un minimum de sympathie pour l’idée de révolution, même sans partager l’hypothèse d’une parenté de celle-ci avec une quelconque « soustraction » de soi à la société. Mais la séduction sera alors de courte durée. Car la révolution dont il est question ici est réduite à un acte de destruction, extérieur à toute considération stratégique. Ses acteurs principaux sont des sans-papiers qui refusent de se battre pour des papiers, et des quidams comme Deichel qui ont brûlé les leurs. La République est honnie, vomie comme l’autre nom du grand capital. Le travail en soi est amalgamé à l’esclavage. Et tout cela en invoquant La guerre civile en France, alors que Marx s’y emploie précisément à montrer comment la République, notion usurpée par Adolphe Thiers, le massacreur de la Commune, trouve son vrai sens dans l’action de cette dernière non pas pour abolir le travail en général, mais pour émanciper le « travail productif » du joug du capital afin qu’il « cesse d’être l’attribut d’une classe ».

Bien entendu, ces idées sont exprimées sous une forme romanesque. Nous ne sommes pas en présence d’un traité politique, qu’il faudrait prendre au premier degré dans la moindre de ses inflexions. Et d’ailleurs, dès les premières pages, la frontière entre l’imaginaire et le réel est chancelante. Jean Deichel raconte que lorsqu’il est au volant de sa voiture, « (sa) tête s’ouvre ». Il évoque un état qu’il appelle « l’intervalle », entre « bouffée de joie » et « déchirure ». « C’est comme si vous tombiez dans un trou et que ce trou vous portait ». Et la seconde et dernière partie du livre, sur l’insurrection même des « Renards pâles » parisiens, est une logorrhée prononcée par un « nous » aux contours délibérément obscurs. « Un pied dans le monde des vivants, l’autre dans celui des morts », ce « nous » semble correspondre à un pur possible, jamais véritablement incarné.

Reste que le message général a un sens politique, que revendique d’ailleurs Yannick Haenel lui-même dans ses interventions médiatiques. « Je pense que tout est à reprendre, et que les conditions politiques et sociales doivent être retournées. Si tout le monde s’arrêtait comme Deichel, ce serait un gouffre, puis une renaissance. En tout cas, ce ne serait pas pire qu’aujourd’hui », déclarait-il ainsi, le 10 septembre dernier, lors d’un « tchat » avec des lecteurs de Libération. Et pour l’auteur des Renards pâles, ce retournement ne part pas de la politique au sens courant, avec ses notions connexes d’engagement collectif, de construction d’un projet de société, de poursuite du bien commun. Cela part au contraire d’un retour à une certaine forme de solitude, d’un geste individuel de soustraction aux rapports sociaux actuels.

Vision négative de la politique classique, approche péjorative du travail en général, rapport complexe d’attirance-répulsion pour les questions d’identité. Tels sont les trois axes complémentaires qui font le message politique du livre de Yannick Haenel, derrière les excès inévitables de l’écriture romanesque. Et il se trouve que ces trois mêmes aspects se retrouvent à des degrés divers et avec des motivations propres, dans deux récents essais, Renverser l’insoutenable, d’Yves Citton, et Le maléfice de la vie à plusieurs, d’Etienne Tassin. Ceux-ci se révèlent de précieux alliés pour qui veut s’aventurer plus en profondeur derrière le masque des « Renards pâles », avec l’idée que le décryptage des tendances idéologiques qui s’y expriment a quelque chose à nous apprendre, ne serait-ce que par contraste, sur les voies d’un réenchantement de la politique. En tout cas, les convergences d’idées qui se dégagent d’une confrontation des trois œuvres en question semblent représentatives d’un certain « air du temps », où la radicalité de la critique de l’existant, en grande partie fondée, s’est dissociée de la recherche d’une alternative globale, au point parfois de s’y substituer.

Une vision négative de la politique classique

La politique sans l’engagement, voire contre lui

Dans Les Renards pâles, la politique est à la fois partout et nulle part en propre. Elle n’a plus de lieu, plus d’institution représentative. Sa seule positivité est suspendue à une soustraction première par rapport à la politique démocratique ou républicaine. Jean Deichel a « choisi de ne pas voter ». C’est sa réponse au fait que « la « politique » en France (ait) commencé à se décomposer ». Une réponse qui s’approfondit dans le rejet de tout attachement, de toute forme d’adhésion. « Personne n’a jamais eu besoin d’adhérer aux Renards pâles, encore moins de s’astreindre à une règle (...) Chacun est libre d’être là ou de ne pas être là ». Les « Renards pâles » sont donc une sorte de communauté sans souci du collectif, chacun n’y participant que de sa solitude. Bien sûr, c’est paradoxal : d’ailleurs, le narrateur ne parvient pas à se passer, à défaut de signe d’appartenance politique, d’un signe de ralliement minimal : le port de masques Dogon, puis de toutes sortes de masques. Il faut bien rendre visible sur la scène publique l’invisible soustraction à l’ordre établi, sans quoi la politique achèverait de se dissoudre. En cultivant ici le paradoxe, Y. Haenel cherche manifestement à attirer l’attention sur ce que la politique instituée dans les partis, les syndicats, les associations classiques ne met effectivement pas en avant, voire conjure : le moment, sans forme prédéterminée, où l’individu brise radicalement l’ordre des choses, la routine d’un quotidien qui est aussi, toujours, organisé et validé par la société. Ainsi qu’il l’expliquait aux lecteurs de Libération, la « renaissance » de la communauté politique aurait donc à voir avec la solitude, comme « moment où on se reprend, où l’on interrompt la société en soi ».

Dans Renverser l’insoutenable, le professeur de littérature et essayiste Yves Citton déploie lui aussi une conception de la politique distincte de l’engagement. « La politique ne passe plus aujourd’hui principalement par l’engagement (...) ce rejet de l’engagement est plutôt une bonne chose », estime-t-il. Selon lui, en effet, l’engagement traditionnel, en particulier dans les partis politiques, « implique un état de dépendance et de subordination » (p. 60) Refaire de la politique un lieu d’émancipation supposera donc de la reconnecter à l’échelon individuel. Ce qui ne veut pas dire nier la nécessité d’une action sur les structures de la société. Simplement, Y. Citton estime que « le devenir de notre monde se caractérise par des tensions dont nous sommes simultanément les agents, les vecteurs, les résultats, les bénéficiaires et les victimes ». Il faut donc, alors, « apprendre à peser de tout son poids, au sein de l’intrication des pressions objectives et des pulsions subjectives dont les convergences et les conflits sculptent nos modes d’organisation sociale » (p.13). Ce qui est appelé ici à « peser de tout son poids », c’est en toute logique l’individu en tant qu’élément de base de la « multitude », même si Y. Citton, spinoziste convaincu, ne trace pas de frontière nette entre l’individuel et le collectif, les deux étant abordés comme des degrés particuliers d’une même « persévérance dans l’être ». Si l’auteur fait quelques propositions d’axes stratégiques pour le « renversement de l’insoutenable », notamment en matière de lutte contre les inégalités mondiales, il détache néanmoins la politique de la question d’une alternative massive et unique, posée durant « tout le XXème siècle », à l’aune de ce qu’il appelle une « mystique de l’Action révolutionnaire » et qui fonctionnait de fait en lien étroit avec le collectif d’un Parti.

La politique dissoute dans la polémique ?

La politique se voit ainsi ré-ancrée dans une conflictualité sociale multiforme, aux développements toujours réversibles, et pour une large part imprévisibles puisque l’issue de mon action dépendra aussi de la façon dont les autres, la « multitude », l’appréhenderont, s’en saisiront, la combattront ou la soutiendront peut-être, l’infléchiront toujours. C’est précisément à cette inflexion inévitable que le philosophe Etienne Tassin rapporte ce qu’il appelle le « maléfice de la vie à plusieurs ». « On doit admettre qu’en politique les hommes agissent ensemble et qu’ensemble leurs actions se trouvent infléchies, détournées, désorientées en sorte qu’elles n’auront jamais in fine le sens qu’on leur prêtait au départ, qu’elles ne produiront jamais les résultats escomptés, voire auront des conséquences contradictoires avec les effets attendus », fait-il valoir (p. 32). Partant, il faut accepter que l’échec soit inscrit, au même titre que la pluralité, dans le principe même de la politique. Dissociée de tout absolu, celle-ci s’affirme alors comme polémique infinie, rétive à tout enfermement dans un projet de société, fusse-t-il désirable. « La politique vue comme polémique est une politique qui défait constamment les partages acquis ou arrêtés, (...) au nom d’autres partages occultés ou d’autres partages possibles. C’est en ce sens que « polemos n’est pas la passion dévastatrice d’un envahisseur sauvage, mais au contraire un créateur d’unité », unité « plus profonde » que partagent les « ébranlés », ceux qui éprouvent l’ébranlement du sens »(p. 102), explique E. Tassin en citant le philosophe tchèque Jan Patocka.

N’est-ce pas cette unité « plus profonde » qui taraude les « Renards pâles » ? En un sens, pas du tout. Leur parole est au contraire toute entière tendue vers l’affirmation d’un seul et unique partage entre « vous », tenants de l’ordre établi, et « nous », les insurgés porteurs de masques. Mais d’un autre côté, les « Renards pâles » se réfèrent à une « autre langue », « langue secrète » d’essence poétique, avec l’ouverture du sens que cela suppose : « Ce chant que nous récitons, nous l’inventons à mesure. C’est un texte-falaise, sans cesse repris, complété, couturé d’incises : en nous détachant de votre emprise, il relance notre liberté. » (p. 156) C’est donc bien cette pure ouverture au champ des possibles qui fait communauté. « La révolution est peut-être un évènement sans accomplissement », est-il d’ailleurs glissé dans les toutes dernières pages.

La « politique des solitudes » de Y. Haenel s’exprime ainsi dans une esthétique du conflit infini, permanent et sans clôture, mettant aux prises des groupes aux contours imprécis mais aussi, tout autant, chaque individu avec sa conscience. Cet écart vis-à-vis de la politique au sens d’une action toute entière tournée vers les affaires de la Cité ne se paie-t-il pas d’un regard excessivement globalisant sur les tensions qui parcourent la société, comme si tous les conflits se valaient ? Ne dilue-t-il pas la lutte des classes dans un magma bouillonnant de l’agitation des ego ?

Une approche péjorative du travail

Un imaginaire du déchet, pour déployer une critique de la « valeur travail »

Rendue à une conflictualité diffuse, circulant comme un flux entre les individus et les différents espaces de la société, la politique devient nécessairement relative, affaire d’humeurs personnelles autant, si ce n’est plus, que d’engagement dans des collectifs. Dès lors, les conflits qui structurent les sociétés n’ont plus de hiérarchies stables. Ainsi, celui qui est au cœur du capitalisme, et qui oppose ceux qui vivent de la vente de leur force de travail à ceux qui vivent de l’exploitation du travail des autres, devient secondaire. Y. Haenel le dit de façon radicale, par la voix de son personnage central, Jean Deichel : « Que vous soyez nantis ou exploités, que vous fassiez partie de ceux qui prospèrent ou de ceux qu’on dépouille, en acceptant d’être à la fois les employés et les clients du fonctionnement, vous avez laissé celui-ci vous avaler ». (p.167) La vraie politique commence donc, on l’a dit, par un geste individuel de soustraction au système. Et dans une société organisée autour de la production de richesses, cela signifie d’abord se soustraire au travail, compris comme un « esclavage » (p. 20). « J’avais fui l’univers étouffant du salariat », dit encore Jean Deichel. Notons que le seul travail évoqué dans Les Renards pâles est celui de deux éboueurs, Issa et Kouré, sans-papiers originaires du Mali. Mais l’auteur aborde à peine les conditions extrêmes de ce travail, mentionné avant tout pour mobiliser tout un imaginaire du déchet et mettre en exergue une insidieuse, et malheureusement bien réelle, division raciale du travail. « En nous réservant vos restes, vous nous assimilez aux déchets » (p.122). Ainsi s’exprime la voix commune de tous les « Renards pâles » éboueurs sans-papiers. Mais ce « vous » ne s’adresse pas en particulier à la bourgeoisie exploiteuse, qui a objectivement intérêt, en France comme ailleurs, au maintien dans l’illégalité de certains travailleurs, pour faire pression sur les coût salariaux. Non, cela s’adresse aux Français en général, sans distinction. Car évidemment, de déchets, nous sommes tous producteurs. Notons ici qu’il y aurait eu moyen de mettre en lumière la division raciale du travail sur le mode de la lutte de classe en partant du cas de la restauration, où les sans-papiers se sont mobilisés à plusieurs reprises ces dernières années. Mais ce n’est pas la voie qu’a choisi Y. Haenel dans son roman. Et c’est la liberté inconditionnelle du romancier. Reste que la tonalité qui en résulte n’est pas anodine, si on sort du cadre de la fiction.

Au fond, dans Les Renards pâles, le travail en général, sous la forme dominante du salariat, n’est vu que comme activité permettant d’obtenir les moyens de satisfaire ses besoins, de consommer, donc de produire des déchets. Et c’est finalement le travail lui-même que l’on est conduit subtilement à considérer comme déchet, ce qui revient à enfermer dans le mépris de soi tous ceux qui n’ont d’autre choix pour vivre que de vendre leur force de travail, que ce soit pour un travail directement productif ou indirectement, dans le cas des emplois de service.

Il faut dire que cette vision négative du travail s’exprime à l’aune d’une critique bien fondée du travail comme « valeur morale », le sinistre discours réactionnaire remis en selle par Nicolas Sarkozy, lors de son élection à la présidence de la République en 2007. C’est justement ce soir d’élection que Jean Deichel s’installe avec ses cartons dans sa R18 break. Il allume la radio et entend « le nouvel élu » asséner sa « valeur travail » alors même que la France compte de plus en plus de chômeurs, « exclus du travail ». Suprême mépris, en effet, que cet ode au travail renvoyant à leur responsabilité individuelle ceux qui ont perdu leur emploi ou n’arrivent pas à en retrouver un. Mais précisément, la réponse est-elle dans le simple renversement, retournement, du discours incriminé ? Que le travail valeur morale n’ait vocation qu’à naturaliser la domination du capital, l’inféodation du travail vivant aux exigences de rentabilité, c’est un fait. Mais justement, pour combattre cette réalité, faut-il développer, en miroir inversé, une morale de l’oisiveté ? C’est cette option que met en musique Les Renards pâles, en lointain écho littéraire au « droit à la paresse » de Lafargue, ce qui revient à abandonner à leur sort les travailleurs, en considérant, au fond, qu’aucune amélioration de la vie au travail n’est décisive du point de vue de l’émancipation humaine.

Il faut là aussi aller au-delà du roman, car cette politique de retrait à l’égard du travail existe aussi hors des sentiers de la littérature.

Mais l’attachement du travailleur à son travail n’est pas qu’aliénation !

C’est par exemple le cas chez Yves Citton. L’économie étant tournée toute entière, selon lui, vers la « croissance » comme objectif en soi, le travail salarié productif, quel qu’en soit le contenu concret, n’est qu’un lieu de soumission à la productivité. « Plus mon travail est enrichissant, plus il appauvrit le reste de ma vie », écrit Y. Citton (p. 57), sur un mode qui rappelle le jeune Marx des Manuscrits de 44 (« plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, (...) plus son monde intérieur devient pauvre »). Et de poursuivre : « En plus de me faire extorquer de la plus-value par des actionnaires placés par la financiarisation du système en position de soumettre sans retenue les logiques de production à la loi du moins-offrant salarial, je suis en passe de devenir mon propre exploiteur » (p. 89). Dès lors, face au rapport salarial caractérisé comme le domaine de « l’insupportable psychique », il n’y aurait d’autre choix que la fuite : « Il faut compter sur nos mouvements de fuite face à l’insupportable pour miner les dispositifs de domination qui nous mettent sous pression. » (p. 47)

Que le travail salarié soit une aliénation est une évidence qui, du moins de nos jours, crève les yeux. Il suffit d’observer le phénomène des suicides au travail, que rappelle Y. Citton lui-même. Mais la question est alors de déterminer dans quelle mesure cette réalité du travail dans le capitalisme actuel exprime la vérité même du travail, son fin mot. La subjectivité au travail n’est-elle jamais que la subjectivité aliénée du salarié, de telle sorte qu’on pourrait s’interroger, à la manière du Deichel de Y. Haenel : « Je me disais : il y a ceux qui se tuent au travail, et les autres qui se tuent pour en trouver un - existe-t-il une autre voie ? » (p. 20) ?

Posons la question autrement. Face à l’identification que le patron de l’entreprise capitaliste exige plus ou moins subtilement de ses salariés à l’égard de la marque et de ses objectifs de rentabilité, n’y a-t-il d’autre choix que le quant-à-soi ou la fuite ? N’y a-t-il rien à dire, par exemple, de la reprise par les ouvrières de Lejaby de leur outil de production, ce qui les a entraîné à se former mutuellement pour obtenir la polyvalence nécessaire à la pérennité de leur métier ? Rien à dire de la pugnacité avec laquelle les Fralib, dans les Bouches-du-Rhône, se battent eux aussi pour reprendre leur outil de travail en coopérative ouvrière ? Au-delà de telle ou telle lutte, cela montre que les salariés sont conscients d’être, en tant qu’ils produisent les richesses, les mieux placés pour définir les finalités et les conditions de la production. Ce qui veut dire, aussi, que même sous le règne de la marchandise, le travail reste le lieu de débats plus ou moins ouverts, plus ou moins immédiatement audibles, dont le fil peut être tiré jusqu’à faire apparaître ce que le philosophe et ergologue Yves Schwartz appelle des « valeurs sans dimensions » (santé, justice, bien-être, bien-vivre ensemble, etc.) irréductibles aux évaluations quantitatives, en termes de rentabilité et de productivité.

Autrement dit, on peut faire l’hypothèse qu’il y a toujours moyen de ressaisir, derrière le travail, l’activité humaine telle qu’elle se déploie dans tous les domaines de la vie. Si le travail n’est aucunement une valeur morale, il est traversé de questions morales qui interpellent l’universel en chaque travailleur.

Ressaisir l’activité humaine derrière le travail implique d’investir ses contradictions

Pour retrouver cette densité humaine, à l’heure où le travail (y compris comme manque, projet ou perte) reste au coeur de la vie sociale, on comprend bien qu’il y a besoin d’autre chose que d’une fuite dans le désœuvrement à la Deichel. Cela réclame en particulier du courage, celui, par exemple, de s’engager dans le combat collectif pour s’approprier les moyens de productions, pour libérer le travail du diktat des actionnaires et des politiques qui les servent avec des discours sur le travail-valeur morale visant à naturaliser le travail tel qu’il est aujourd’hui : inféodé au capital.

Ce qui empêche aujourd’hui d’associer courage et travail, ce n’est pas tant la réalité (que personne ne niera) d’un travail et de travailleurs maltraités, que la prédominance d’une conception philosophique qui, dans la lignée d’Hannah Arendt, tend à dissocier travail et politique, comme l’ordre de la nécessité et celui de la liberté.

Dans La Condition de l’homme moderne, Arendt, en effet, rapporte le travail à la simple reproduction vitale et, dans l’héritage des Grecs, le rabat sur le domaine de la vie privée, domestique. Dès lors, le travail moderne qu’elle voit se développer avec le taylorisme ne peut être compris que comme propagation hors du foyer de cette logique biologique, non sociale, par nature étrangère à ce qui fait la dignité humaine.

Quand Arendt dit qu’« il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer » (Tassin, p. 210), il faut donc comprendre que c’est à l’extérieur de chez soi, mais pas au travail, où l’on ne peut montrer qui l’on est, mais seulement ce que l’on est. Point de courage possible ici. « Le courage est libération, il soustrait les hommes au règne de la nécessité vitale et les expose à leur liberté d’action », résume Etienne Tassin, en commentant Arendt (p.248). Pour sa part, il ne mobilise pas les analyses d’Arendt sur le travail. Mais si on le faisait, alors on pourrait entendre que dans une perspective arendtienne, non seulement le courage ne peut se déployer au travail, mais de surcroît commence lorsque l’on s’y soustrait.

Attraction-répulsion sans fin pour l’identité, en lieu et place de la politique

Les contradictions insolubles des questions d’identité coupées de la pratique

Etienne Tassin rapporte le courage, au sens d’Arendt, aux sans-papiers qui sortent de l’invisibilité sociale à laquelle leur absence de papiers les assigne, pour revendiquer leurs droits. En effet, « en quittant la clandestinité « protectrice », pour manifester et se manifester dans l’espace public, ils s’exposent exactement à tout ce qu’ils doivent fuir pour survivre ; ils s’exposent à la visibilité, à la publicité et se livrent donc à la police », souligne avec raison le philosophe (p. 257).

Mais ce faisant, comme il le reconnaît lui-même, ces sans-papiers qui sortent de l’anonymat au péril de leur vie deviennent l’expression de paradoxes. Leur revendication de papiers est en même temps, nécessairement, dénonciation d’un « ordre policier » qui subordonne le droit d’exister à des papiers. En d’autres termes, ils réclament la reconnaissance de leur identité, en manifestant et en se manifestant, face à un Etat qui les nie au nom précisément d’une logique d’identification. Ce que les « Renards pâles » expriment à leur façon, sur le mode d’une interpellation retournés à ceux qui interpellent au sens policier du terme : « Qui sommes-nous ? C’est la seule question qui vous intéresse. Vous n’allez quand même pas nous demander nos papiers - rappelez-vous : c’est précisément ce que vous nous refusez. » (p. 126) Ainsi faut-il comprendre que quand ils sortent de l’invisibilité sociale, les sans-papiers ne deviennent pas simplement visibles, ils font apparaître aux yeux de tous les membres de la société, cette invisibilité.

Plutôt que de chercher à dépasser cette contradiction, E. Tassin invite plutôt, en quelque sorte, à en faire l’aiguillon d’une nouvelle conception de la citoyenneté, conception en elle-même séduisante et stimulante. Il s’agit de faire découler la citoyenneté de l’engagement, et non plus de la nationalité. En ce sens, le sans-papier devient l’archétype d’un renouveau politique mettant au premier plan la responsabilité et l’action, contre le statut. Cette conception paraît aux antipodes des critiques de l’engagement identifiées plus haut dans le roman de Yannick Haenel et l’essai d’Yves Citton.

Le problème, c’est son degré d’abstraction, qui a toutes les chances d’être utilisé pour reconduire à l’identique les structures de domination dont sont victimes les sans-papiers de chair et d’os, ne serait-ce que parce que la « reconnaissance politique de l’étrangeté » invoquée (p. 293) ne peut logiquement être attestée que par comparaison avec une politique qui, au minimum, propose des identités.

En effet, ce qui permet de dériver de la figure du sans-papiers courageux un principe politique, « la vertu séminale du politique » (p. 264), c’est le fait que « les clandestins acteurs défont les distributions entre dedans et dehors, possédants et prolétaires, identité et anonymat, citoyens et non-citoyens, héros et quelconques, etc. » (p. 263). Bref, c’est le fait que leur position interpelle tout le monde, mais donc aussi personne en particulier !

Alors qu’en réalité, le sans-papiers est bien davantage d’un côté que de l’autre de ces divisions. Entre autres, il est fondamentalement prolétaire. Mais cela, on ne peut le voir qu’en abandonnant le point de vue de « l’ordre social libéral » qui reste celui d’Etienne Tassin, pour adopter celui de la République, non comme ensemble des institutions concrètes auxquelles nous avons affaire au quotidien et qui sont éminemment critiquables, mais comme idéal mobilisateur, dans la lignée de Rousseau (l’association des citoyens par et dans l’intérêt général, contre l’agrégat des individus égoïstes dans une simple collection de leurs intérêts particuliers) et de Marx (la République des « producteurs associés »).

Etat et société insuffisamment différenciés

E. Tassin comme Y. Haenel, chacun à sa façon et sur des registres bien sûr très différents, assimilent tous deux république et « oligarchie du capital » (selon l’expression d’E. Tassin, p. 302). Le premier le fait avec la volonté manifeste d’un dépassement de la tradition républicaine vers un modèle nouveau de citoyenneté, radicalement dissociée du territoire, mais sans donner les voies concrètes de ce dépassement. Le second en fait simplement le support d’une esthétique du chaos social.

Mais il y a un point commun : une même sur-évaluation de la société, à des fins positives chez E. Tassin, négatives chez Y. Haenel.

Chez E. Tassin, l’Etat est réduit à ses dimensions coercitives, c’est donc nécessairement de la société civile que viendra le renouveau citoyen. Chez Y. Haenel, l’Etat policier est en quelque sorte absorbé par la société, qui devient dès lors l’origine du mal, le centre de toute les discriminations, de toutes les ségrégations : « La société a besoin que nous ayons une identité pour nous contrôler. Il faut en finir avec cette logique. » (p.109)

C’est ce qui empêche de différencier vraiment les formes d’Etat. C’est surtout manifeste, évidemment, chez Y. Haenel ; E. Tassin évoquant plutôt une « dérive dictatoriale des politiques libérales », ce qui laisse supposer aussi que la république fonctionnant en tandem avec les « oligarchies du capital » n’est pas encore totalement policière.

Précisément, un Etat policier n’est pas simplement un Etat qui refoule aux frontières, même avec l’inhumanité que cela suppose a priori. C’est aussi une surveillance généralisée, associant si possible les « citoyens ». Ne pas faire la différence, c’est inévitablement relativiser l’Etat policier réel. En tout cas, déclarer la guerre au principe d’identité semble avoir pour rançon une impossibilité d’identifier les différents Etats et ne permet pas de rendre compte des modalités concrètes d’une sortie de la clandestinité pour ceux qui vivent en quelque sorte dans les « zones d’ombre » du régime républicain.

La figure du sans-papiers, posée comme nouvel acteur d’une nouvelle radicalité politique, en lieu et place du prolétaire des théories révolutionnaires des XIXème et XXème siècle, correspond dans les faits à un abandon des sans-papiers concrets à leur sort. La différence est donc que, dans le cas des prolétaires, l’abandon est théorisé ou du moins rendu patent par un ostracisme caractérisé, alors qu’il est, dans le cas des sans-papiers, un effet collatéral de l’abandon des politiques révolutionnaires fondées sur une dialectique société - Etat.

Chez Y. Citton, la donne est un peu différente, quoique... L’Etat est vu comme un mal nécessaire, y compris dans une optique d’émancipation humaine. « Nous faisons face à une tâche de (re)construction qui doit veiller à se doter des structures institutionnelles les moins pires possible, et qui doit donc se soucier autant de constituer ces institutions que de se protéger de leurs inévitables méfaits » (p. 129). On doit donc supposer encore qu’il n’y a, là non plus, qu’une différence de degré entre Etat policier et républicain, non seulement dans la réalité (ce qui est assez facilement défendable), mais dans la théorie même (ce qui est moins évident, car cela fait encore l’impasse sur la nature de classe de la république en question).

Quant à la figure du sans-papier, elle est également centrale chez Y. Citton, mais cette fois sur un mode victimaire qui vise avant tout à interpeller les habitants des pays riches : « Pour ceux d’entre nous qui habitent des pays riches, on peut voir une figure emblématique de (l’)inacceptable dans l’immigrant clandestin poussé hors de chez lui par des troubles politiques, des insuffisances économiques ou, bientôt des dérèglements climatiques. » (p. 29) Mais quels moyens mettre alors en œuvre pour sauver la victime ? De fait, le renversement de l’inacceptable proposé par l’auteur s’arrête en chemin, avant d’avoir atteint les structures du capitalisme. En effet, il s’agirait notamment, selon lui, d’« accepter qu’une éventuelle baisse de notre pouvoir d’achat ne serait nullement un scandale dès lors qu’elle revaloriserait les revenus de ceux qui travaillent pour nous à trop bon marché. » (p. 33). Point positif : la figure de « l’immigrant clandestin » est mise en perspective avec l’exploitation de la main-d’œuvre des pays « pauvres » ou émergents, comme l’un de ses prolongements. En revanche, rien ne laisse supposer qu’il faille envisager la situation décrite. Au contraire, on pourrait certainement augmenter « notre » pouvoir d’achat en même temps que celui des pays « pauvres », et même tendre à les égaliser par le haut, pour peu que l’on affronte le capital en le taxant de façon conséquente. Mais cela suppose de créer des convergences entre « prolétaires de tous les pays », selon la célèbre formule du Manifeste du Parti communiste. Et pour cela, internationaliser la logique républicaine tout en l’approfondissant vers la libération du travail du joug du capital, principal obstacle aujourd’hui à la pleine réalisation de l’égalité républicaine.

Une telle logique ne peut se mettre en branle qu’à l’aune d’une dialectique société / Etat qui refuse d’accorder l’exclusivité de la dynamique sociale à la société civile (mouvementisme) comme de lui dénier toute dynamique au prétexte qu’elle n’est pas affranchie de l’Etat, quelle que soit la forme de celui-ci. Le contraire, donc, de ce qui se dégage de Y. Haenel, Y. Citton et E. Tassin, sous différentes formes.

Mais au fond, quelle est la motivation objective du rejet de cette dialectique société / Etat au nom du rejet du principe d’identité ? Est-ce la recherche d’une alternative à l’existant, où seulement sa critique (en espérant alors plus ou moins qu’elle suffise à susciter un électrochoc suffisamment fort pour infléchir la société dans une nouvelle direction) ?

Derrière le rejet de « l’identité », un fantasme morbide d’indifférenciation ?

Notons d’abord que même déclarée comme telle, ainsi que le fait Y. Haenel, la guerre à l’idée d’identité ne peut avoir de réalité tangible que dans ce que E. Tassin appelle les « processus d’assignations identitaires », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Le problème n’est pas d’avoir une identité, mais d’être figé dedans soit par un pouvoir extérieur, soit par crispation personnelle. Les « Renards pâles » eux-mêmes oscillent entre le slogan « Identité = malédiction » (p.107), que Deichel découvre sur un mur avant de faire leur connaissance, qui est aussi indifféremment connaissance de sa propre altérité, et l’affirmation « nous avons choisi d’être noirs, africains, et dogon ». (p.126)

Le problème, c’est lorsque cette revendication louable de liberté à l’égard de toute assignation prétend se substituer à la réflexion politique sur les déterminations concrètes qui la fondent dans l’ordre de la Cité. Autrement dit, elle devient problématique lorsqu’elle se pose elle-même en projet politique. Car, alors, non seulement elle nie la dimension collective du politique, la nécessaire transcendance des individualités dans un projet universel qui doit rendre compte des moyens de combattre de ce qui lui fait concrètement obstacle dans les sociétés actuelles, mais en plus, elle se dilue en tant que telle.

C’est bien sur la perception de ce problème qu’E. Tassin achoppe, même s’il veut y voir la clé d’une nouvelle politique à inventer. Au moment où il avance la perspective d’une « citoyenneté du monde », il laisse entrevoir une vision parfaitement évanescente du sujet-acteur de cette politique attendue. « Etre citoyen du monde, c’est (...) reconnaître que personne ne pourrait être figé dans une identité puisqu’il est toujours exposé à se singulariser d’une manière imprévisible ; une manière de se connaître soi-même et les autres depuis cette différence d’avec soi et des autres qui diffère indéfiniment la constitution de ce savoir ». (p.285)

A ce niveau d’abstraction, ce n’est même plus la figure de citoyen qui fait question, c’est l’existence d’une subjectivité capable de responsabilité, derrière le citoyen. Cela ne renvoie-t-il pas à la morbidité de la vie clandestine dont E. Tassin, on l’a vu, tente de dériver sa conception d’une politique rendue à la multiplicité constitutive de l’humanité ? La « vie clandestine est en son principe même invivable : lutte continuée pour effacer ses traces qui ne cessent de toutes parts de réapparaître, elle devient une lutte contre l’existence elle-même », admet-il volontiers. Paradoxe que les « Renards pâles » d’Y. Haenel, justement, proclame : « Nous sommes le peuple sans traces - celui qui pour clamer son identité a effacé ce qui la fonde. » (p.154)

Sous la plume du romancier, nulle tentative d’échapper à cette contradiction, de la sublimer dans une quelconque « citoyenneté du monde ». Au contraire, la dimension morbide de la lutte pour un « monde débarrassé de l’identité » est totalement assumée. La mort est omniprésente. La langue que revendique les « Renards pâles », déjà évoquée plus haut, « met en jeu un rapport avec la mort ; elle mobilise l’intensité de la brousse, dont les esprits nous parcourent. » (p.136) Et les sensations que procurent cette proximité avec la mort est comparée avec la « volupté » que procure le « changement de sexe ». Si la métaphore fait fi de ce qu’un tel changement n’est jamais dans la réalité qu’une modification de l’apparence - le code génétique restant masculin (XY) ou féminin (XX) - elle reste parlante en ce qu’elle « proclame une traversée des limites ». (p.136) Expérience constitutive de l’humanité si l’on considère celle-ci comme déterminée aussi symboliquement, c’est-à-dire non réductible aux déterminations biologiques, naturelles. La difficulté, c’est que chez Y. Haenel, effet de l’emportement romanesque ou véritable conviction idéologique, cette « traversée » affirmant une liberté propre à l’humain laisse place dans les dernières pages à une « communauté de l’absence de limite », dans laquelle le sujet individuel n’a plus de référent au-delà de son propre ego. Et si l’on fait un pas de côté par rapport à la fiction, il faut alors effectivement recourir aux « esprits », à des forces mystiques, pour croire encore qu’un tel sujet puisse tenir debout. Il devient insaisissable.

En revanche, la référence de Y. Citton à la théorie queer, que l’on peut définir comme tentative de dé-construction des identités sexuelles hétéro-normées, semble de prime abord aux antipodes de toute morbidité. Il en fait en effet le principe de sa « politique des pressions » opposée au « modèle viril » de l’Action révolutionnaire typique du XXème siècle. Le queer permettrait d’insister davantage sur le durable, le soutenable, contre toute focalisation sur le moment de l’explosion. Cette philosophie serait ainsi le vecteur d’un approfondissement possible des pratiques politiques tournées vers la transformation sociale. La capacité de l’auteur à « positiver » cette référence queer pour l’action politique tient sans doute à ce que, loin de l’absence de limites revendiquée dans le roman d’Y. Haenel, il revendique au contraire la prise en compte de certaines limites comme point de départ du politique. Cela permet en effet de structurer, d’inscrire dans un espace concret, les sujets individuels. De même, s’il met comme E. Tassin la multiplicité au principe de toutes choses, il paraît davantage attacher à maintenir une différence de degré entre cette multiplicité générale de l’être et ce qui se déploie spécifiquement dans l’ordre politique. La « politique des pressions inscrit chacun de nous dans un monde de flux qui existent avant nous et nous emportent, auxquels nous pouvons prêter ou opposer nos forces (...). c’est à partir du multiple des flux dans lesquels nous sommes immergés qu’il faut penser nos subjectivations politiques », écrit-il ainsi (p.62). Le problème est que les limites sont essentiellement liées chez Y. Citton aux dégâts infligés à l’environnement. C’est de la prise en compte du caractère « insoutenable » de la « croissance » du point de vue des ressources naturelles que procède tout le reste. D’où, comme nous l’avons vu plus haut, une approche en terme de limitation des besoins ou de baisse du pouvoir d’achat sans distinction de classes, alors que la politique, y compris dans la perspective du souci environnemental, devrait justement consister à travailler à défaire certaines limites sociales qui n’ont de raison d’être que les intérêts particuliers des possédants.

Sans ancrage déterminant dans les rapports de production, l’archétype de la subjectivité politique chez Y. Citton devient le « quidam », la « singularité quelconque » (p.63). Sans identité sociale plus précise, le sujet individuel ne se dilue-t-il pas forcément dans les flux qui le traversent ? Ne devient-il pas purement coextensif au mouvement des sociétés telles qu’elles sont aujourd’hui, c’est-à-dire essentiellement mues par les flux marchands au nom desquels tant d’individualités sont broyées ?

Et ce sont finalement ces mêmes questions qui viennent avec encore plus d’insistance à l’esprit face à la prose des « Renards pâles » : « La cérémonie par laquelle chacun de nous insère ses gestes dans ce rite que nous nommons les Renards pâles n’a pas de contours : elle coïncide avec la vie même. » La « vie même », autrement dit le changement permanent, même imperceptible. Un pur flux, du temps qui passe sans jamais se fixer... On sait combien cette métaphore de la vie inspire les thuriféraires du bouleversement permanent des forces productives, de la précarisation des existences individuelles, de la restructuration infinie des collectifs pour rendre à nouveau chacun soluble dans le marché, au milieu du mouvement incessant des échanges... En tout cas, la « vie même » paraît d’une maigre teneur pour la construction d’un monde radicalement autre que l’existant soumis au fétichisme de la marchandise.

Pour conclure...

Le fait de diluer la politique au sens classique dans les impasses post-identitaires n’est pas qu’une vue de l’esprit. Cette tendance s’appuie sur l’échec, au XXème siècle, du « socialisme réel ». Mais alors qu’il faudrait discuter des causes de cet échec, l’idéologie dominante s’emploie plutôt à l’instrumentaliser pour discréditer la notion même de communisme et, au-delà, tout débat sur les moyens de bâtir une société post-capitaliste. C’est ce à quoi s’affronte utilement Yvon Quiniou dans son dernier livre, Retour à Marx, Pour une société post-capitaliste.

La vision d’un mouvement ouvrier voué à l’échec vient de ce que l’idéologie dominante masque les rapports de classe et naturalise ainsi ce qui devrait au contraire être replacé dans une perspective historique. Mais on peut peut-être aussi y voir un effet à retardement du discours millénariste de fin de l’histoire et de société à jamais pacifiée qui a pu accompagner les conquêtes sociales ouvrières : comme cette fin « heureuse » ne s’est pas réalisée, tout ce qui a été entrepris sous ses auspices serait voué tôt ou tard à disparaître. Autrement dit, c’est également sur les failles théoriques du mouvement ouvrier que l’idéologie dominante s’appuie, ce qui interdit de simplement se reporter à une « tradition » pour mener le combat de classe contemporain. Considérer cela n’empêche évidemment pas de s’appuyer sur certains acquis théoriques, en particulier ceux de Marx, bien au contraire !

Principalement, la ré-habilitation de la politique comme capacité de penser et de proposer un au-delà du règne de la marchandisation tous azimuts devrait certainement commencer par un effort de ré-ancrage dans le « règne de la nécessité », c’est-à-dire la contrainte du travail, en se souvenant du fameux passage du livre III du Capital où Marx explique que le « règne de la liberté », c’est-à-dire de « l’épanouissement de la personne humaine qui est sa propre fin », « ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité » (p. 1487). Ce qui signifie que la liberté, loin de la fiction du « libre-arbitre » ou du fantasme consumériste d’un choix illimité, est toujours déterminée concrètement, par le niveau de développement technique d’une société et les rapports sociaux de production, mais aussi, surtout, qu’il peut y avoir de la liberté dans la nécessité même. Et cette liberté, pour Marx, est celle des « producteurs associés » (ibid.) qui se ré-approprient, justement, le processus de production. Au-delà des diverses utilisations dont ce passage a fait l’objet, retenons que si l’émancipation humaine implique de se libérer du travail contraint, ce n’est certainement pas au sens où il faudrait abandonner ce travail à la forme que lui imprime, dans la société actuelle, la course au profit des possédants. Il ne peut au contraire y avoir de libération à l’égard du travail, que par l’action collective pour libérer celui-ci du joug du capital et le ré-orienter lui-même dans le sens du libre déploiement des potentialités humaines. Ne pas s’engager dans cette voie, ou considérer cet engagement comme un axe stratégique parmi d’autres, reviendrait à faire comme si le fait d’être contraint de vendre sa force de travail pour vivre n’avait aucune incidence majeure sur l’usage du temps libre, pas plus que n’en aurait le fait de vivre de l’exploitation du travail des autres. Or on sait bien que le loisir n’échappe pas, même à l’heure de la consommation de masse, aux logiques de classes et participe donc aussi à la reproduction des rapports sociaux de production en vigueur. Même si elle n’y trouve aucunement son point final, l’émancipation sociale part donc toujours des travailleurs, et non du quidam aux traits de consommateur des sociétés libérales. Autrement dit, pas d’émancipation humaine possible si on laisse les producteurs de richesses qui permettent à la société de vivre, subirent l’ostracisme patronal - qui considère que ce sont les « entrepreneurs » qui créent les richesses, et ce qu’on pourrait appeler « l’ostracisme radical » - qui ne voit (en toute bonne foi, avec des intentions à l’opposé de celles des capitalistes) dans les producteurs que des victimes, esclaves modernes de l’entreprise.

A partir de là, et pour revenir aux discours précédemment évoqués au sujet des sans-papiers, en particulier celui d’E. Tassin, l’optique post-capitaliste, et non simplement « révolutionnaire », « radicale » ou « citoyenne », suppose des convergences entre le courage du sans-papiers qui risque sa vie dans l’espoir de pouvoir vivre dignement et celui du syndicaliste qui s’engage pour éviter que des vies de salariés ne soient brisées. Cette perspective est peut-être la condition pour à la fois re-dynamiser le syndicalisme pris dans des logiques d’appareil qui sont aussi logiques de survie (inévitables, mais problématiques si elles prennent le dessus), et transformer la République, se donner les moyens de la rendre réellement plus ouverte et plus forte face aux logiques privatives du capital, grâce à la reconnaissance du travail comme espace de socialisation. Sans quoi la perspective révolutionnaire achèvera de se séparer du progressisme pour dégénérer en un choc des identités déniées, jusqu’à son retournement en contre-révolution, c’est-à-dire en délires identitaires. Peut-être peut-on lire alors Les Renards pâles, non pas comme un manifeste romancé, mais à l’inverse des intentions mêmes de son auteur, comme une invitation à résister à la décomposition sociale qui guette. Sous cet angle, la lecture du roman de Y. Haenel fait sens pour quiconque réfléchit aux voies contemporaines d’une nouvelle société, affranchie de la logique du capital.

Références bibliographiques

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1981.
Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012.
Yannick Haenel, Les Renards pâles, L’Infini, Gallimard, 2013.
Karl Marx, La guerre civile en France, éditions Science Marxiste, 2008.
Karl Marx, Le Capital, livre III, in Karl Marx, Oeuvres, tome II, La Pléiade.
Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1969.
Yvon Quiniou, Retour à Marx. Pour une société post-capitaliste, Buchet-Chastel, 2013.
Yves Schwartz et Louis Durrive, dir., L’Activité en Dialogues, Editions Octares, 2009.
Etienne Tassin, Le maléfice de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec, Bayard, 2012.

A lire également sur le site, la critique de Paul Desalmand sur le livre Les renards pâles : "Deux façons de faire la révolution".


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