Ce texte reprend un exposé fait aux Rencontres d’Espaces Marx de Bordeaux le 30 novembre 2016. Il s’inspire d’un livre portant le même, titre, Les chemins difficiles de l’émancipation, qui paraît aux éditions Kimé en 2017.
La notion d’émancipation est inséparable du projet communiste et elle refait surface à « la gauche de la gauche ». Mais dans les textes politiques qui s’en réclament, c’est souvent d’une manière emphatique ou incantatoire, qui fait fi de la rigueur et, du coup, des difficultés que sa réalisation peut rencontrer. Je voudrais donc vous en présenter une conception à la fois intransigeante et lucide.
D’abord la rigueur en rappelant que « s’émanciper » n’est pas un verbe intransitif : on s’émancipe toujours de quelque chose qui nous opprime et, plus précisément, d’une aliénation préalable. Penser l’émancipation suppose donc de distinguer les diverses aliénations qui sont en jeu, leurs champs respectifs, quitte à en enrichir la compréhension, et de faire un bilan réaliste de ce qu’il en est aujourd’hui. Je distinguerai cinq aliénations dans cinq champs différents donc : l’aliénation politique, l’aliénation sociale, l’aliénation économique liée à l’exploitation, l’aliénation individuelle et l’aliénation dans le rapport à l’histoire. Je serai rapide sur les deux premières, qui ne posent pas de problèmes conceptuels, mais dont la réalité ou pas doit être appréciée à sa juste mesure, sous peine de verser dans un catastrophisme irréaliste.
L’émancipation politique est assez largement réalisée sur son plan propre, à savoir juridique, grâce à tout ce qui s’est passé depuis 1789, les luttes politiques aidant, et l’on peut dire que dans les pays développés la liberté politique a été acquise – ce que même Jaurès admettait alors qu’elle n’était pas complète en son temps ! Et je tiens à rappeler, contre la doxa anti-marxiste, que Marx n’a jamais sous-estimé sa valeur intrinsèque sous la forme de la démocratie politique, donc de la liberté des citoyens [1]. Dans La question juive sa critique de la Déclaration de 1789 ne porte que sur les droits de l’homme bourgeois et non sur les droits démocratiques, dont il pensait au contraire que leur conquête constituait un « intermédiaire nécessaire » dans le chemin d’une émancipation complète et « assurément un grand progrès » ! Par contre, il ne faut pas oublier la critique extrinsèque qu’il en fait et qui reste toujours valable : elle n’est que partielle – ce n’est pas le tout de l’émancipation humaine et si l’ouvrier et le patron sont égaux dans le vote, ils restent fondamentalement inégaux quand ils sortent du bureau de vote ; par ailleurs, elle génère des illusions sur la liberté et l’égalité, nous faisant croire qu’elles sont pleines et entières, ce qui n’est pas le cas ; enfin, il ne faut pas oublier que l’exercice effectif de la liberté citoyenne dépend de conditions socio-culturelles extérieures au champ politique lui-même, en particulier l’accès de tous à l’information et à la culture qui conditionnent la liberté de choix à travers la liberté du jugement. C’est en ce sens que la démocratie seulement politique doit être dite formelle, dépourvue de substance concrète importante – ce qui ne signifie pas, comme un certain marxisme a pu le soutenir : « irréelle », avec l’idée dangereuse que, pour réaliser la démocratie véritable ou réelle, on pourrait s’en passer ! C’est pourquoi il faut la reconnaître, la défendre contre les attaques dont elle peut être l’objet (voir des pays comme la Hongrie ou la Pologne ou le FN en France), voire l’enrichir encore concrètement, en se souvenant que pour Marx la révolution communiste ne pouvait avoir lieu que sous une forme politique démocratique – le concept de « dictature du prolétariat » ayant fait écran ici !
Je passe aussi un peu vite sur l’émancipation sociale, bien qu’elle soit fondamentale. Car sa définition est facile à comprendre : il s’agit de l’obtention de tous ces droits concrets en faveur des travailleurs qui ne figuraient pas dans la Déclaration de 1789, laquelle ne favorisait que la propriété bourgeoise. Leur absence empêchait l’homme au travail d’épanouir sa personnalité – ce qui définit une forme d’aliénation, j’y reviendrai – et ils ont été conquis par la lutte de classe syndicale et politique à partir du 19ème siècle, y compris dans les régimes dirigés par la social-démocratie et avec, souvent, l’appui des partis communistes : réduction du temps de travail, syndicalisation, congés payés, droit à l’instruction, etc. Il suffit de comparer la Déclaration de 1789 à celles qui ont suivi, en France en 1946, puis la Déclaration universelle de 1948, pour voir la richesse incroyable de ces conquêtes, avec leur poids anthropologique fort : droit à la santé, à l’éducation, à la culture, aux loisirs, etc., et même à une « personnalité épanouie » ! Par rapport à tout cela, il faut à nouveau être lucide et vigilant, tout à la fois : lucide en reconnaissant là une forme incontestable d’émancipation des dominés – ce qu’un certain dogmatisme militant niait par aveuglement ; mais aussi vigilant à nouveau car ce progrès social multiforme non seulement est en panne, mais surtout est menacé de régression un peu partout depuis la chute du système soviétique, pour deux raisons. Même mythifié, ce système représentait une menace pour le capitalisme et il obligeait les bourgeoisies nationales à faire des concessions à leurs classes ouvrières respectives pour préserver la paix sociale, en leur redistribuant une partie de la plus-value produite. Sa disparition a libéré toutes les potentialités rétrogrades de ce système et l’a incité à s’en prendre à ces acquis. A quoi s’ajoute une autre raison, idéologico-politique : la trahison des partis socialistes ou sociaux-démocrates qui se sont convertis au libéralisme économique un peu partout, sur la base au minimum d’un contresens majeur : celui-ci a reposé sur l’idée que le marxisme (de Marx), identifié à tort à ce qui s’est fait en son nom à l’Est, avec ses solutions violentes ou bureaucratiques spécifiques, était obsolète, alors que l’expérience soviétique en était, à beaucoup de points de vue, un contre-exemple. D’où, depuis la chute du mur, des régressions économiques et sociales insupportables en Europe, dont le gouvernement de F. Hollande en a été malheureusement l’exemple, aggravant l’aliénation sociale du monde du travail dans de nombreux secteurs concrets.
L’aliénation économique est bien entendu la plus importante en termes de causalité. Liée intrinsèquement à l’exploitation du travail, dont Marx a fait l’analyse critique indépassable à mon sens dans Le Capital, on pourrait estimer que le concept d’exploitation suffit pour en parler – c’était le point de vue d’Althusser, critique à l’égard du concept d’aliénation. Pourtant, si l’on s’appuie sur les analyses des Manuscrits de 1844, c’est bien d’aliénation qu’il s’agit au cœur même de l’exploitation, dans le cadre théorique de ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie critique du travail exploité, mais qui n’explique pas encore l’exploitation : 1 L’ouvrier est étranger à ses moyens de production, puisqu’il n’en est pas le propriétaire, alors que c’est bien lui qui les active. 2 Le produit de sa production lui échappe : Marx le démontrera plus tard en révélant le mécanisme de la plus-value, qui signifie que seule une partie de la valeur qu’il produit lui revient, correspondant au prix des moyens lui permettant de reproduire sa force de travail, le reste consistant en une plus-value que le propriétaire capitaliste s’approprie. Donc l’extériorisation (Entaüsserung) de l’activité dans une richesse produite se transforme en une aliénation du produit, en un devenir-étranger (Entfremdung) de celui-ci par rapport à son producteur, qui est une forme de vol et avec des effets négatifs sur lui. 3 Enfin, le procès de travail produit des altérations graves de l’humanité du travailleur, réduit à un facteur de production qui aliène sa nature d’homme, la rend autre que ce qu’elle pourrait être : Marx ne cesse, dans ces mêmes Manuscrits, de dénoncer, sur un mode qui n’est pas seulement descriptif mais normatif et moral, l’inhumanité que le travail salarié, en régime capitaliste, impose à l’homme et qui prend la forme d’un vrai malheur quotidien. Je ne développe pas, même si la charge est grande et impeccable… et ce qui se passe dans les entreprises capitalistes aujourd’hui, avec la souffrance au travail et même les suicides liés à celle-ci, ne fait que confirmer cette analyse, plus d’un siècle après. Une grande partie de la sociologie du travail actuelle, avec les travaux de Christophe Desjours en tête, le démontre amplement [2]
Enfin, il y a l’aliénation individuelle, proprement anthropologique, qui s’ensuit, et à laquelle on n’est pas assez sensible théoriquement selon moi, surtout si l’on oublie les facteurs proprement psychologiques qui y contribuent et rendent son dépassement plus difficile qu’on ne le croit. Je voudrais y insister et enrichir sa définition habituelle, avant de conclure. Définition préalable et fondamentale, ici, et qui était seulement en pointillé avant : est aliéné un être humain qui, du fait de sa position de dominé ou d’exploité, est autre que ce qu’il pourrait être dans d’autres conditions sociales, en l’occurrence moins ou pire : ses capacités sont sous-utilisées, atrophiées et nombre de ses besoins – ceux que Tony Andréani appelle des besoins générique, présents potentiellement chez tous les hommes – ne sont pas satisfaits : pensons au besoin de se cultiver et d’exercer son intelligence, au besoin esthétique, au besoin de loisirs, etc., et plus largement, pour reprendre Marx, au besoin d’une « vie riche en besoins » [3]. Il mène donc une existence rabougrie, pauvre, qui l’abrutit (on pourrait multiplier les notations tirées des Manuscrits de 1844)), non conforme à sa nature humaine. Je sais que disant cela je suppose une « nature humaine » et Lucien Sève me le reproche au nom du poids de l’histoire sur l’homme. Mais je ne la conçois pas comme un donné mais comme un ensemble de potentialités, elles naturelles, car l’homme n’est pas une création ex nihilo de l’histoire, équivalentes chez tous les hommes (ce qui ne veut pas dire identiques), mais qui sont bien soumises à cette histoire quant à leur actualisation. C’est en ce sens qu’il y a aliénation : l’individu devient étranger à lui-même, aux possibles existentiels qui sont en lui. A quoi s’ajoute un aspect intellectuel qui est essentiel : l’être aliéné ne sait pas qu’il l’est la plupart du temps, voire le désire tant il peut vivre sa situation comme un destin dont l’idéologie dominante ou son conditionnement familial lui apportent une justification naturaliste : « Tu es fait pour être un manuel » lui dit-on par exemple. Dans ce cas, l’aliénation se boucle intellectuellement sur elle-même et parvient alors à son comble. Peuvent jouer dans cette genèse des facteurs proprement psychologiques tels que Freud les éclaire, comme l’identification inconsciente aux modèles parentaux (et que Sève sous-estime largement) [4].
Deux conséquence importantes s’ensuivent : 1 L’aliénation n’est pas identique au malheur puisqu’elle est inconsciente : on ne souffre pas d’une possibilité de vie dont on n’a pas conscience, le malheur supposant un manque conscient, donc la conscience d’un manque. Songeons à ce qu’a été le statut de la femme longtemps, y compris dans les milieux aisés : elle pouvait vivre dans une prison dorée… mais c’était bien une prison, une aliénation ! Songeons aussi, et j’y tiens vu l’actualité religieuse qui m’accable, au port du voile chez les femmes musulmanes. Contrairement à ce que disent certains courants gauchistes ou féministes, sa revendication n’est en rien choisie sur le fond : elle résulte d’un conditionnement multiple – culturel, social familial – et elle constitue donc une aliénation telle que je l’ai analysée. Et, contrairement à ce que j’ai pu lire, par exemple dans le journal Le Monde, on ne s’aliène pas librement ! Cette proposition est ahurissante et constitue un oxymore absolu. La formuler témoigne d’un recul désolant de l’intelligence critique et contribue un peu plus à enfoncer les femmes musulmanes dans leur aliénation, précisément. 2 D’où la difficulté de la tâche d’émancipation, qui est plus complexe qu’on ne le croit. D’abord, l’aliénation étant inconsciente d’elle-même, elle peut difficilement être le moteur de sa propre suppression, contrairement au malheur qui entraîne facilement à la révolte. Elle peut même résister à l’émancipation, voyant en elle une atteinte à l’identité subjective : voir la question du voile, à nouveau. D’où la nécessité du débat intellectuel – plus : de la lutte idéologique que le camp communiste a tendance à déserter, spécialement dans le domaine religieux. Ensuite, il faut avoir conscience de son caractère multifactoriel et, comme je l’ai dit, prendre en compte les facteurs psychologiques, liés à la biographie, qui empêchent de la souhaiter. Un milieu socio-culturel favorisé ne suffit pas à garantir l’épanouissement complet de celui qui en a bénéficié ! Je laisserai de côté des considérations anthropologiques plus larges qui tendraient à en rendre l’idée problématique et qu’il convient d’affronter lucidement. Il faut songer ici à des penseurs, pourtant d’envergure, comme Hobbes, Kant, Nietzsche, Freud, Girard, qui affirment tous l’existence d’une nature humaine en quelque sorte « mauvaise » (violence, insociabilité, volonté de puissance, agressivité, rivalité) susceptible de s’opposer à l’émancipation, d’en limiter la portée, voire de la rendre impossible. Et je rappelle que l’aliénation est liée, en dernière analyse, à l’exploitation économique des hommes, car elle en est, ultimement, l’effet. C’est alors la question de la possibilité d’un autre mode de production, de type communiste, qui est posée.
Enfin, il y a la question de l’aliénation de l’homme dans son rapport à l’histoire, en relation aux propos précédents : c’est le devenir-étranger ou le devenir-passivité de l’activité humaine dans son ensemble, le fait que cette histoire que les hommes font, pourtant, leur échappe finalement – ce qui se traduit par un sentiment d’impuissance collective de plus en plus fort, hélas, dans le cadre de la mondialisation capitaliste actuelle qui défait la souveraineté des peuples. Or, la fois elle est la base de toutes les autres aliénations – si l’humanité dominait sa propre histoire les autre aliénations pourraient être supprimées – et elle en est la conséquence. Il y a là un cercle de la causalité, mais qu’on peut briser si l’on sait jouer intelligemment et lucidement sur ses différents chaînons.
[1] Voir à l’opposé les analyses foncièrement inexactes et hostiles à Marx de B. Barret-Kriegel dans Les droits de l’homme et le droit naturel ou encore, récemment, d’A. Senik dans Marx, les Juifs et les droits de l’homme.
[2] Voir son article dans le dossier « Nouvelles aliénations » de la revue Actuel Marx, n° 39, 2006. On y trouvera aussi un article de moi, « Pour une actualisation du concept d’aliénation » , actualisation auquel ce présent texte procède aussi.
[3] Pour Marx un homme désaliéné ou émancipé, au sens où je l’entends, n’est pas seulement un homme qui mène une vie « riche en besoins », mais celui qui « éprouve le besoin » d’une pareille vie ! Propos d’une subtilité rare car il montre que la conscience a été libérée des entraves qui pesaient sur elle ! J’ajoute cependant, pour répondre à une juste remarque qui m’a été faite dans le débat qui a suivi, que l’aliénation telle que je l’analyse vaut aussi pour les membres des classes dominantes, quoique sous une autre forme : le mode de vie qui est le leur, avec les valeurs qui les soutiennent, est celui d’une vie médiocre (quoique aisée), centrée sur l’accumulation des richesses, motivée souvent par la cupidité, l’esprit de concurrence, le mépris des autres, etc. D’eux aussi on peut dire qu’ils sont sinon moins, en tout cas pire qualitativement que ce qu’ils pourraient être sur le plan humain !
[4] Il faut lire à ce propos les travaux formidablement éclairants du psychanalyste Winnicott concernant le poids, souvent négatif, de la toute petite enfance sur le devenir pleinement humain de l’homme, indépendamment des circonstances sociales..