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Les collectifs de travail se sont fissurés, le contenu du geste de travail s’est appauvri
Entretien avec Marie Pezé, qui anime la consultation “Souffrance et travail” de l’hôpital de Nanterre

Cet entretien a été réalisé en 2008

Votre consultation a été ouverte en 1997. La situation s’est-elle structurellement aggravée ? Ou les salariés viennent-ils davantage consulter parce que les problématiques de santé au travail sont plus médiatisées ?
Les pouvoirs publics et la presse se sont, certes, emparés du sujet, mais le malaise est profondément ancré. Le travail s’est terriblement intensifié sous l’effet, entre autres, de l’avènement des modes de production en flux tendus et de l’omniprésence des nouvelles technologies qui ont réduit les marges de manœuvre des salariés ; les mécanismes de contrôle et d’évaluation du travail sont devenus intrusifs et punitifs ; la frontière entre la vie privée et la sphère professionnelle n’a jamais été aussi poreuse ; les collectifs de travail se sont fissurés ; le contenu même du geste de travail s’est considérablement appauvri. Toutes les catégories socioprofessionnelles sont frappées. Si vous prenez, par exemple, le cas des suicides liés au travail, la seule différence avec ce que l’on a pu connaître par le passé, c’est qu’aujourd’hui, nous sommes en présence de suicides “dédicacés”. Les personnes passent à l’acte en espérant que cela servira à quelque chose. C’est une sorte d’acte militant. Je crains désormais que les salariés ne retournent leur violence vers autrui.

Dans quel contexte avez-vous créé votre consultation ?

Je travaillais en tant que psychanalyste dans un service de chirurgie de la main. Progressivement, dans les années 1990, nous avons vu arriver une nouvelle population de patients. Il ne s’agissait plus de traiter les victimes “traditionnelles” d’accidents du travail mais des salariés totalement épuisés atteints de pathologies des membres supérieurs qui récidivaient. A l’époque, nous ne parlions pas encore de TMS. En outre, nous n’avions pas les outils cliniques, la fameuse grille de lecture, pour comprendre les fondements de cette souffrance. Ce n’est qu’ensuite, grâce notamment à l’apport des travaux de Christophe Dejours, qui occupait la chaire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers, que nous avons appris à décrypter les effets de l’organisation du travail, de certaines formes de management sur la santé physique et mentale des salariés. C’est ainsi que nous avons découvert avec stupeur que certains manuels de management prônaient ouvertement la pratique de la terreur pour “booster” les salariés. Ces pathologies sociales se sont aggravées avec la montée du chômage. Les salariés, dont beaucoup de femmes seules avec des enfants à charge, se sont mis à subir en silence par crainte de perdre leur emploi. Du coup, quand ils arrivent en consultation, ils sont totalement détruits.

Après la sortie du livre de Marie-France Hirigoyen, en 1998, sur le harcèlement moral, nous avons été confrontés à une recrudescence de patients qui se prétendaient harcelés. Ces personnes souffraient manifestement de névroses traumatiques graves. Cela dit, nous nous sommes aperçus que, dans bien des cas, la pathologie trouvait son origine dans la dégradation des conditions de travail et ne relevait pas uniquement d’une problématique psychologique. Je me souviens de cette personne travaillant dans un cabinet juridique dont le temps de travail consacré à un dossier était contrôlé par un sablier se matérialisant sur l’écran de l’ordinateur. Or, le sablier tournait aussi la nuit et pendant les temps de pause !

Comment les professionnels des RH peuvent-ils agir pour éradiquer cette souffrance ?

Cela commence par la bonne compréhension de la survenance des pathologies professionnelles. Il convient parallèlement de s’interroger sur le management, l’organisation du travail. Je milite avec beaucoup de conviction pour que les formations initiales en RH et en management intègrent la santé au travail dans les enseignements. C’est le sens du rapport sur la formation des futurs managers et ingénieurs en santé au travail remis, en juillet dernier, par le professeur William Dab à Valérie Pécresse et à Xavier Bertrand. Récemment, j’ai accueilli, dans ma consultation, des étudiants en gestion des ressources humaines de l’université de Namur, en Belgique. Je peux vous affirmer qu’à la fin de la journée, ils n’étaient plus les mêmes. Il y a donc un travail pédagogique à fournir en direction de la communauté RH. Il est urgent que les DRH soignent le travail. J’assiste à un début de prise de conscience. Certains juristes commencent ainsi à déconseiller à des entreprises de mettre en œuvre des pratiques RH “harcelogènes” comme l’évaluation à 360o.

Les organisations syndicales doivent, elles aussi, se mettre au diapason. Arc-boutées sur les questions de salaire et d’emploi, elles ont refusé pendant longtemps de s’approprier tout un savoir en sciences humaines. Quand je vois, aussi, des inspecteurs du travail tirer à boulets rouges sur certains patrons totalement démunis, je me pose la question de l’efficacité de l’action.

Le gouvernement entend s’attaquer au stress au travail. Est-ce de bon augure ?

Absolument, tout comme la déclinaison de l’accord européen par les partenaires sociaux. Cela dit, le rapport commandé par Xavier Bertrand à Patrick Légeron et à Philippe Nasse ne me semblait pas utile car il existe une somme d’études et d’enquêtes sur ce sujet, telles que les publications de la Dares ou l’enquête Sumer, qui porte sur des milliers de salariés. Ce ne sont pas les outils et les rapports qui manquent, mais les actes. A mon sens, il faudrait rapidement revoir les tableaux des maladies professionnelles pour y introduire de nouvelles pathologies comme l’épuisement professionnel ou les troubles cognitifs. Il est frappant de constater que dès qu’une personne sort du cadre de son travail, sa pathologie disparaît. Autre piste : renforcer la pluridisciplinarité, notamment pour aider les médecins du travail qui ne sont pas suffisamment armés pour lutter contre les risques psychosociaux.

Entretien publié dans Entreprise & Carrières, le 7 octobre 2008

Marie Pezé est psychologue clinicienne, psychanalyste et psychosomaticienne. Elle dirige, depuis 1997, la consultation “Souffrance et travail” qu’elle a elle-même créée au Centre d’accueil et de soins hospitaliers (Cash) de l’hôpital de Nanterre (92). Elle accueille environ 900 patients par an. Depuis 2007, elle est experte auprès de la cour d’appel de Versailles.Elle anime également de nombreuses formations. Elle vient de publier Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, Journal de la consultation “Souffrance et travail” 1997-2008 (éd. Pearson).

A consulter : la carte des consultations “Souffrance et travail” : http://www.karlotta.com/set.html


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