La question de l’imaginaire néolibéral est devenue urgente : si ne manquent pas les analyses critiques sur le néolibéralisme défini comme conception du monde propre à la phase actuelle du capitalisme mondialisé, reste entière l’efficacité de cette conception sur les attitudes, les représentations, les pratiques des masses dominées et exploitées qui auraient « intérêt » à ce que leur situation change et qui maintiennent cependant les schèmes de pensée et les modèles de conduite produits par ce capitalisme et théorisées par le néo-libéralisme. La raison est ici paralysée par une « raison » adverse qui sait se rendre sensible et se faire désirer ou accepter envers et contre tout. La pensée néolibérale a investi l’imaginaire et paralysé la pensée critique en lui ôtant les moyens d’une sensibilisation imaginative en investissant l’imaginaire. Il est difficile de faire vivre l’idée qu’un autre monde en ce monde est possible et encore davantage de produire des images matrices de ce monde possible et espéré. La puissance de l’utopie semble asséchée et rendue impossible. En quoi consiste cette efficacité ? Quelles formes cet imaginaire prend-il ? Quelles perspectives concrètes sont ouvertes à une critique qui a pour critère l’augmentation de la puissance de penser et d’agir de chacun considéré à la fois en sa singularité et dans ses rapports qui le lient à des communs ?
La crise financière du capitalisme mondialisé en ses citadelles - Etats-Unis, Europe -, se fait crise de civilisation. Les mouvements de contestation de la part des masses subalternes contemporaines, l’aggravation des inégalités au sein de la richesse croissante des castes dirigeantes, le maintien de populations dans la condition d’une humanité superflue, la perspective d’une catastrophe écologique aux conséquences tragiques, la montée simultanée des conflits et des guerres identitaires, d’une part, et, d’autre part, la persistance de la guerre économique et politique voilée entre forces géopolitiques constituent des brèches où peut s’inscrire et se radicaliser la critique rationnelle en capturant à son tour les puissances de l’imaginaire et en inventant un autre imaginaire. Le consensus qui s’est imposé depuis les années 1980 commence à s’altérer de manière significative et émerge un dissensus quant aux modalités sous lesquelles la vie, le travail, la pensée s’actualisent dans le capitalisme mondialisé et sont pris dans une crise de civilisation inédite.
Cependant, au préalable, il importe de définir, ne serait-ce qu’à titre provisoire, la catégorie d’imaginaire. Nous l’utiliserons en tenant compte de deux registres. Elle a, en effet, un lien tout à la fois avec la notion marxienne d’idéologie redéfinie par Althusser, avec la notion gramscienne de conception du monde, et avec la conception de la psychanalyse freudienne-lacanienne, mais elle ne s’identifie à aucune des deux dont elle hérite cependant quelque chose.
a) Elle ne s’identifie pas à celle d’idéologie, mais elle hérite de sa portée critique. Le néolibéralisme est un ensemble de représentations, de schèmes de pensée et de conduites qui ont pour effet de produire une vision inversée du monde socio-historique en donnant à des pratiques et des idées qui sont le résultat d’une activité qui les pose la fonction d’un présupposé qui occupe la fonction d’une position a priori. L’idéologie renvoie donc à un « extérieur » que les sujets assujettis ne peuvent pas penser adéquatement, mais qu’ils se représentent comme naturel, toujours posé là, comme allant de soi, et qu’ils vivent comme leur imposant une place non modifiable et naturelle, alors que cette place est le résultat d’un processus déterminé de position et qu’elle est un présupposé posé. Seule la critique de l’inversion idéologique qui est aussi identification donne au sujet assujetti la connaissance de sa condition et de ses illusions et lui permet de prendre l’initiative d’un mouvement propre de position en connaissance de cause. Comme l’a développé Louis Althusser, elle permet au sujet de se constituer en sujet de l’interpellation qui lui est faite de se reconnaître comme tel ou tel et d’occuper cette place où il s’identifie. La limite de la notion d’idéologie ainsi comprise dans un de ses mécanismes est cependant de demeurer trop générale et de ne pas spécifier cet ensemble qui procure au sujet un monde de sens et de reconnaissance, et surtout de ne pas entrer dans son contenu de forme historique. Elle est d’insister essentiellement de manière négative sur la fonction d’illusion nécessaire pour asservir les énergies sociales potentiellement antagonistes et légitimer les idéologies dominantes qui sont celles des classes dominantes.
b) La notion d’imaginaire peut se rapporter à la conception de Gramsci qui lie idéologie et conception du monde. Gramsci part d’un autre aspect de la pensée marxienne. Marx a développé, en effet, dans le même texte (Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique), une autre conception quand il se réfère à ces éléments de la superstructure que sont les « formes idéologiques » qui permettent aux hommes de « concevoir et de combattre les conflits économiques et politiques ». Gramsci tendanciellement ne raisonne plus en termes exclusifs de structure et de superstructure, et il ne fait pas de l’idéologie à la fois une apparence relevant de la superstructure ou une expression immédiate de la structure. Il récuse tout économisme comme toute pensée qui repose sur l’opposition rationaliste abstraite entre illusion et réalité.
L’idéologie est alors une conception du monde et le concept fait réseau et continuum avec les concepts de philosophie, de sens commun, de religion, de foi, de conformisme, de culture, voire de langage, en tant que ces éléments renvoient à des groupes sociaux organiques, capables de diriger la production et de faire bloc avec les formes politiques et culturelles spécifiques. Les conceptions du monde organiques sont celles qui organisent les masses en les convainquant, ou du moins en les persuadant, d’accepter certaines formes de vie et certains horizons de signification. Elles s’articulent en « appareils hégémoniques » qui unissent l’Etat et la société civile « en formant le ciment le plus intime ». L’imaginaire se fait religion de la vie quotidienne et constitue un monde de sens, un horizon des pratiques par lesquels se constitue l’hégémonie d’un groupe social capable d’universalisation de ses objectifs.
Cet imaginaire n’est dominant que par rapport à des groupes dominés qui n’ont pas la puissance de s’opposer à lui et d’élaborer pleinement leur conception du monde en faisant la preuve de son organicité alternative. La lutte d’hégémonie est irréductible ; elle est transversale aux conceptions du monde organiques ou candidates à l’organicité. L’imaginaire est déterminant pour la production des identités individuelles et collectives, particulièrement celles qui sont hégémoniques.
Le risque inverse que contient la notion gramscienne de conception du monde est toutefois son extension indéfinie qui conduit à trop insister sur la puissance affirmative de cette conception en rendant difficile le repérage de ses limites et de son pouvoir d’imposition. Nous conserverons donc la notion d’imaginaire pour tenter de rectifier l’une par l’autre la référence à l’idéologie et la référence à la conception du monde, de conserver tout à la fois la dimension de constitution de monde propre à celle-ci et la dimension de critique définissant celle-là dans la constitution des sujets soumis à des illusions qui leur masquent la perception de ce « dehors » qu’ils perçoivent comme une nature évidente et qui leur assigne paradoxalement une place en son « dedans ».
Nous n’ignorons pas que la notion d’imaginaire ne peut, aujourd’hui être définie sans référence à l’apport de la révision de la psychanalyse de Freud par Jacques Lacan. L’Imaginaire s’inscrit dans un complexe de relations d’identification du sujet qui le constituent en l’articulant au Symbolique et au Réel.
Nous retenons seulement que tout rapport humain implique des sujets capables chacun de s’identifier par narcissisme comme moi (rapport intrasubjectif) et que ce rapport intrasubjectif est structuralement corrélé à une relation intersubjective par laquelle le moi se constitue en s’identifiant à l’image de son semblable qui le capture. Cette identification imaginaire implique un leurre irréductible qui peut toutefois être compris seulement si le sujet se repère par rapport à un Autre, un Tiers qui fondamentalement est structuré comme un langage et qui inscrit la relation duelle leurrante dans une structure définissant un ordre sous une Loi. Nous solliciterons cette problématique de manière lâche en fonction des moments de notre analyse.
L’imaginaire néolibéral se pose selon nous comme conception du monde prétendant se poser comme Loi sans Loi et appelant l’identification des individus à ses prescriptions et à ses normes supposées définir le réel. Il se dénie comme imaginaire et s’identifie comme diction unique du réel historique. Cette prétention a semblé s’imposer sans contestation à la fin du XX° siècle avec l’échec définitif du communisme soviétique et a été en France en quelque sorte avalisée et formulée par un cours devenu fameux de Michel Foucault au Collège de France de 1978-1979 et publié en 2004 sous le titre de Naissance de la biopolitique. Foucault y faisait apparaître l’impuissance de la pensée socialiste et a fortiori communiste à affronter la réalité socio-historique du néocapitalisme vainqueur que contribuait à construire depuis de longues années le néolibéralisme sous la double forme de l’ordolibéralisme allemand et du néolibéralisme américain, avec la participation de penseurs français méconnus.
Foucault anticipait avec une clairvoyance étonnante le scénario de la fin du siècle passée et ne voyait pas dans le libéralisme un imaginaire, mais la pensée-action d’un nouvel art de gouverner, de « la gouvernementalité » contemporaine se subordonnant la science économique. Foucault ne niait pas le foyer utopique du nouvel homo oeconomicus, mais il en analysait la consistance et obligeait à mesurer l’importance du changement de ce mode de gouvernementalité en laissant au futur le soin d’en faire apparaître les failles et d’ouvrir une perspective critique.
La période qu’ouvre la crise de 2005 et que radicalise celle de 2008 indique que des failles existent et que la critique peut se faire entendre en affrontant de manière critique l’imaginaire immanent à cette gouvernance. En 1978, il aurait été impensable de considérer le néolibéralisme du point de vue de son imaginaire ; on aurait surtout souligné la rationalité politique exclusive de la technologie néolibérale de gouvernementalité.
a) Du libéralisme classique…
Cet imaginaire se nie comme tel puisque le néolibéralisme entend se définir comme pensée juste, voire science, de la naturalité historique des phénomènes de gouvernance ; il se veut raison gouvernementale.
Cette raison suppose tout à la fois la destruction des illusions néfastes du communisme et du socialisme et le dépassement de l’ancien libéralisme que socialisme et communisme ont pu un moment s’imaginer avoir dépassé par diverses formes d’économie administrée mais qui doit être dépassé réellement dans le sens d’une redéfinition de la liberté.
C’est donc autour de la question de la liberté que la critique de la raison néolibérale peut se concentrer et laisse apparaître son imaginaire spécifique. Nous emprunterons au philosophe italien Benedetto Croce une définition du libéralisme qui permet de mesurer la rupture néolibérale. Croce a été un des acteurs de la crise du révisionnisme marxiste au tournant des XIX° et XX° siècle et il a soutenu la reformulation de l’économie politique opérée par les marginalistes, notamment Vilfredo Pareto et Luigi Einaudi. Il est parfaitement conscient de l’importance de cette rupture qu’il consigne dans ses textes révisionnistes essentiels comme Materialismo storico ed economia marxistica (1899) et dans une des parties fondamentales de son système de philosophie de l’esprit, la Filosofia della pratica. Economia ed etica (1908). A cette époque, le système ne contient pas de partie spécifique consacrée à la politique. Il faut attendre les années suivantes pour voir Croce dégager une pensée politique libérale et opérer la distinction devenue classique entre liberismo économique et liberalismo etico-politico, c’est-à-dire le recueil Etica e politica (1931) réunissant des textes de 1922-1925 et surtout la Storia d’Europa al secolo decimonono (1931). Croce y définit le libéralisme comme religion de la liberté. Cette définition nous permet de tester par comparaison le néolibéralisme qui rompt explicitement avec toute métaphysique de la liberté.
Le libéralisme est une religion de la liberté en tant qu’il est la seule conception du monde à la hauteur du monde moderne : il exprime la position d’immanence de l’action humaine constituant un monde délivré de toutes les transcendances qui légitiment des autorités extérieures dans leur entreprise de négation de l’autoproduction de l’homme par l’homme.
On peut identifier cette autoposition à l’Esprit pour signifier la différence qui la distingue des phénomènes naturels. « L’homme désormais se voyait comme véritable et infatigable auteur, il se contemplait dans l’histoire du monde comme dans l’histoire de sa vie/…/ L’histoire se manifestait comme actualité de l’esprit et puisque l’Esprit est liberté, comme oeuvre de la liberté. Oeuvre tout entière de la liberté, son unique et éternel moment positif, oeuvre qui se réalise seulement dans la suite de ses formes et leur confère un sens, œuvre qui explique et justifie seule la fonction que remplit le moment négatif de « l’illiberté », avec ses compromissions, ses oppressions, ses réactions et ses tyrannies qui paraissent des « infortunes » et sont en fait des « opportunités » (Croce, 1973, 49).
Cette liberté est un drame ouvert qui ne vit que dans l’affrontement avec ses adversaires. Après avoir vaincu dans un combat inaugural l’orthodoxie conservatrice catholique, le libéralisme s’est imposé comme le terrain obligé sur lequel devaient se situer ses nouveaux adversaires : le jacobinisme démocratique radical et le socialisme. Tous deux ont été métabolisés et contraints pour se perpétuer de se libéraliser en républicanisme libéral et en socialisme libéral.
Dans les années trente le libéralisme doit combattre cependant deux adversaires inédits, le communisme soviétique et « l’activisme nationaliste et impérialiste » (lire le fascisme italien et le nazisme allemand). Pour Croce la victoire sur le communisme ne fait pas de doute dans le long terme pas plus que l’échec de l’Union Soviétique. Car le communisme est une hérésie de la liberté comme le socialisme ou le républicanisme jacobin qui finissent par rejoindre la religion mère après avoir fait la preuve de leurs limites (économie dirigée, dictature politique et spirituelle).
La lutte la plus difficile est celle qui oppose à l’activisme : unissant nationalisme, impérialisme dans le même culte de la violence identitaire, l’activisme est fondamentalement l’ennemi qui peut séduire des masses exacerbées. Croce file ainsi la métaphore de la religion puisque cet activisme ne s’inscrit pas dans les hérésies de la religion de la liberté, mais il forme en soi « un culte diabolique ». Ce culte pervertit la liberté en la territorialisant dans une pseudo-communauté qui est en guerre permanente et inexpiable avec les autres communautés jugées ennemies.
Il se pose comme « lutte des races » et ne connaît que la liberté d’une race élue s’asservissant les autres peuples. Il peut utiliser des aspects du libéralisme économique (marché intérieur, entreprises hiérarchisées), mais il profite de la déréliction des masses pour faire d’elles une masse de manœuvre et pour liquider le libéralisme éthico-politique, « l’âme de la liberté ».
L’analyse de Croce importe parce qu’elle est autocritique. Les hérésies de la liberté sont justifiées historiquement par les excès du libérisme économique qu’il faut distinguer du libéralisme. Croce n’est pas loin de Keynes lorsqu’il écrit :
« Le libéralisme ne coïncide pas avec ce que l’on appelle communément le libérisme économique avec lequel il a des points communs, mais toujours provisoires et contingents, sans attribuer à la maxime du laisser-faire et du laisser-passer d’autres valeurs qu’une valeur empirique, en ce sens qu’elle est valable en certaines circonstances et ne l’est pas dans des circonstances différentes. En conséquence il ne peut rejeter en principe la socialisation ou la nationalisation de tels ou tels moyens de production./…/ Il ne les réprouve ou les combat que dans des cas donnés en particulier, quand il y a lieu de croire qu’elles arrêteront ou déprimeront la production de la richesse et conduiront non pas à une amélioration des membres de la société, mais à l’effet contraire, l’appauvrissement d’ensemble qui souvent n’est même pas égal pour tout le monde ; non pas un accroissement de la liberté dans le monde, mais une diminution et une oppression qui marqueraient ou une chute dans la barbarie ou une décadence » (Croce, 77-78).
Le libéralisme est donc juge de la sphère de compétence et des limites du libérisme ; il établit une distinction en ce qui concerne le rapport à la propriété privée. Celle-ci est essentielle quant elle est définie comme « un instrument nécessaire en vue d’élever la personnalité humaine », mais elle peut être objet de transformations ou de contrôle « comme simple disposition modifiable en vue d’élever cette personnalité ».
b)… au néolibéralisme ou la liquidation d’une distinction éthico-politique
Le néolibéralisme ne fait plus cette distinction et il identifie la liberté à la seule liberté économique, celle de l’entreprise que la liberté politique garantit par recours à l’Etat. Ce dernier doit protéger et construire les conditions de la liberté économique, des marchés et des circulations de leurs libres flux. La liberté économique - la concurrence des entreprises, la sacralité de la propriété privée des moyens de production, l’effectivité des marchés -, comme l’a montré Foucault, devient absolue et s’étend à toutes les activités contraintes de s’aligner sur le modèle de l’entreprise devenue phénomène social total.
L’entreprise prend ainsi la place du don analysé par Marcel Mauss et elle s’institue comme condition ontologique de l’être social.
L’Etat n’est pas éliminé, bien au contraire. Il est redéfini comme créateur du cadre juridique indispensable aux entreprises. Pour le néolibéralisme cette fonction constitutionnelle de l’Etat de droit doit être pensée à partir de l’économique, non l’inverse.
Le néolibéralisme pose cette thèse comme pilier de toute rationalité sociale et prétend mettre un terme aux imaginaires socialistes, communistes, francs-maçons de la transformation sociale qui seraient fondés sur les besoins des producteurs et sur leur association gestionnaire, sur les impératifs éthiques, sur la justice politique, sur la fraternité divinisée.
Le néolibéralisme en son principe exclut toute dimension de l’imaginaire puisqu’il affirme que l’histoire moderne a sélectionné définitivement le mode de production capitaliste et ses principes de fonctionnement. La seule preuve de cette prétention est la preuve par l’effectivité de la croissance économique, supposée à terme produire un enrichissement général, inévitablement inégalitaire, mais effectif.
La critique de toutes les expériences de planification, soviétique ou social-démocrate, se traduit par une restructuration des rapports entre l’économique et le politique ; ce n’est pas l’Etat qui doit contrôler le marché et ses abus, ou ses excès, c’est le marché qui place l’Etat sous surveillance permanente et lui assigne en même temps une fonction nécessaire de contrôle quant à l’effectivité du marché. Le néolibéralisme se veut constructiviste en ce que la concurrence ne relève pas d’un état de nature ; elle est produite comme le mécanisme efficace de l’activité économique (par le jeu des prix).
Le libéralisme accepte les formes d’inégalité sociale et culturelle produites par la concurrence. Tout le problème de concentre dans la réalisation pratique de ces principes formels. L’art de la gouvernementalité consiste à donner des contenus concrets à cette formalisation éternelle des inégalités.
C’est en ce sens que la concurrence est biopolitique ; elle est sélectionnée par l’évolution historique comme principe de sélection le plus efficace de la production des richesses. L’Etat néolibéral n’a pas à intervenir pour compenser les distorsions imposées par la concurrence ni à entretenir la force de travail, sinon de manière minimale, juste assez pour lui permettre lorsqu’elle est éliminée ou déplacée de survivre. Hayek peut en ce sens dénoncer l’idée de justice sociale comme un mythe dangereux inscrit dans une métaphysique irrationnelle, anti-vitale. La valeur de la force de travail est une variable d’ajustement qui doit accepter les sacrifices que lui impose la conjoncture ; seul son coût est à prendre en compte. Fausser la vérité des coûts pour réaliser le plein emploi et maintenir le pouvoir d’achat populaire ne peut être un objectif rationnel parce que le capital doit garder l’initiative et la suprématie. L’insécurité du travail est structurelle et seule une politique de crédit peut être jouée avec l’acceptation des risques et des sacrifices qu’elle impose pour stimuler la consommation populaire solvable.
Tout ceci est bien connu et les néolibéraux ne sauraient entendre le vocable d’imaginaire néolibéral puisque leur théorie se présente intrinsèquement comme la seule effective, donc la seule vraie. Et pourtant l’histoire de ces dernières années conduit à questionner cette efficacité et cette vérité et à faire apparaître la rationalité néolibérale comme recélant une dimension d’imaginaire non réfléchie et mystifiante.
c) Du néolibéralisme au capitalisme néolibéral
On pourrait contester l’emploi de l’expression néolibéralisme en soulignant la diversité des formes historiques des doctrines qui se sont dites néolibérales et dont certaines ont pu être plus « sociales » que d’autres. Serge Audier dans son récent ouvrage Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle (2012) refuse toute approche substantialiste de ces doctrines qui seraient alors réduites à un chapitre unique de démonologie par ses critiques de gauche trop pressés et ignorants. Il insiste sur la différence entre libéralisme et néo-libéralisme, sur les différences internes du néolibéralisme lui-même. Il fait valoir que la première théorie libérale de l’économie est une théorie abstraite et idéaliste des lois économiques les naturalisant. Avec le néolibéralisme elle laisse place à une théorie pragmatique et historique des règles sélectionnées par le cours des choses. Ainsi Rustöw, le théoricien suisse, a préconisé en 1950 « un Etat fort, un Etat au-dessus de l’économie, au-dessus des intérêts », veillant à une égalité entre les classes dans l’accès à l’école, à une redistribution économique à chaque génération par une taxe confiscatoire sur l’héritage, au nom de la justice du point de départ, ou Standgerichtigkeit, prenant des distances avec le capitalisme, en reprenant sur un plan des idées de gauche. (Audier, 2012, 348-351). Mais il serait faux de faire de cette réelle pluralité une nébuleuse sans cohérence, dotée d’alternatives réelles, comme Audier le suggère.
La cohérence vient à la fois du refus passionné de tout collectivisme, soviétique ou non, et de la critique du vieux libéralisme et de sa croyance en des lois. Il serait encore plus faux comme le remarque Laurent Jeanpierre dans son utile recension de l’ouvrage de Serge Audier (Un néolibéralisme pluriel ?, Revue des Livres, n°008, 2012) de minimiser l’existence d’un socle commun qui lui est bien au coeur des pratiques du capitalisme néolibéral. A éviter cette prise en compte du fonds commun, l’historien des idées sombre dans un conservatisme méthodologique qui flirte sous couleur de « solidarisme » avec l’apologie indirecte. Il existe bien une approche du néolibéralisme qui le considère légitimement comme une totalité.
Cette totalité peut se résumer en quelques thèses que nous empruntons à une étude de Samir Amin publiée par le M’PEP, Mouvement politique d’éducation populaire, à la date du 5 novembre 2012) intitulée Capitalisme libéral, capitalisme de connivence et lumpen développement.
- Seules les entreprises privées doivent et peuvent gérer l’économie parce qu’elles seules sont capables de se comporter comme des acteurs soumis aux exigences de la compétition. Celles-ci sont plus avantageuses pour l’ensemble de la société parce qu’elles assurent une croissance fondée sur l’allocation rationnelle des ressources et la juste rémunération de tous les facteurs de la production - capital, ressources naturelles. Le marché se donne le mécanisme informationnel des prix et a été sélectionné par l’évolution historique comme l’illustre l’échec des socialismes. Il doit se réapproprier tout ce que les expériences socialistes ont pu lui soustraire.
- En particulier, le marché du travail doit être « libéralisé ». Il faut supprimer les fixations « autoritaires » de salaire minimum. Le droit du travail doit être drastiquement réduit à des règles minimales garantissant une moralité contractuelle minimale entre employeur et employé, c’est-à-dire individuelle, non collective. Les droits syndicaux doivent être toujours davantage encadrés. L’Etat libéral de droit trouve là sa seule fonction nécessaire et fondamentale. Il suit que les salaires se distribuent selon une hiérarchie qui n’a rien à voir avec un idéal abstrait et utopique de justice. Ils sont le résultat de négociations libres et individuelles entre employés et employeurs qui sont les figures rationnelles du patronat et du salariat. Le partage inégal du revenu national entre les revenus du travail et ceux du capital est tout à fait rationnel et fonctionnel.
- les services dits sociaux - santé, éducation, les transports, les communications, le logement, les fournitures d’eau, de gaz, d’électricité -, s’ils ont été par le passé assurés par des agences publiques (Etat, pouvoirs locaux), doivent être privatisés au maximum. Leur coût doit être supporté non par l’impôt, mais par les individus qui en sont les bénéficiaires.
- La fonction fiscale doit être réduite au minimum pour couvrir les seules fonctions régaliennes ou souveraines (ordre public, défense). Les taux d’imposition doivent être modérés, notamment pour les entreprises capables de s’imposer sur leur marché. Il faut garantir la récompense de l’investissement et ne pas décourager l’initiative privée qui est la matrice de tout.
- Seuls les intérêts privés, donc la propriété privée, doivent assurer la gestion du crédit en fonction de leur importance, afin d’assurer l’équilibre librement assuré entre offre et demande de crédit et de permettre l’existence du marché financier sur lesquels ces intérêts se forment.
- Les budgets publics ont pour seule finalité l’équilibre et tout doit être fait pour éviter les déficits structurels souvent hérités du passé. Les déficits autorisés ne peuvent être que conjoncturels. Les gouvernements et les Etats ont la mission rationnelle d’engager des réformes qui réduisent l’ampleur de ces déficits aussi rapidement et aussi profondément que possible, en sachant affronter avec résolution les mécontentements populaires irrationnels. En attendant cette réforme, les déficits ne peuvent être couverts que par les recours à l’emprunt sur le marché financier national et étranger. Les emprunts doivent être remboursés sous peine de sanctions financières.
Tous ces principes doivent être mis en oeuvre à la fois au niveau des nations d’un monde globalisé, mais aussi au sein des relations internationales, régionales (l’Europe) ou globales. Le capital étranger privé doit être complètement libre de ses mouvements et traité sur pied d’égalité avec le capital privé local. La critique théorique de ces principes est engagée par diverses théories de critique de l’économie. Il nous suffit de souligner deux points décisifs :
1) Cet ensemble de thèses forment davantage un corpus de prescriptions qu’un modèle théorique explicatif. Les hypothèses de départ se révèlent inconsistantes. Il est impossible d’établir une preuve établissant par le raisonnement logique que le jeu libre des marchés généralisés produirait un équilibre entre offre et demande qui serait de plus socialement optimal.
Il est davantage impossible de se donner l’hypothèse de l’existence d’une compétition transparente et parfaite. Au contraire, le raisonnement logique conduit à la conclusion tirée par Marx dans Le Capital, que le système se déplace de déséquilibre en déséquilibre, sans jamais rétablir l’équilibre théoriquement postulé, sans tendre en vérité à cet équilibre.
Pour rendre compte de ces déséquilibres successifs, il faut introduire dans le modèle ce qu’il exclut par principe, le conflit des intérêts sociaux de classes et des intérêts nationaux, les uns surdéterminant les autres, soit la lutte de classes. La concurrence cache que la cause des crises est le mode d’être même du capitalisme.
La théorie du marché est un grand récit de légitimation qui fait de la concurrence un instrument de régulation et du marché le seul allocataire de ressources. La rationalité de ces structures n’existe pas sans s’imposer aux agents économiques qui croient agir rationnellement alors qu’ils expérimentent les contradictions de cet agir.
Ainsi le cadre brillant d’une entreprise peut gagner en tant qu’actionnaire de l’entreprise qui par ailleurs s’apprête à le liquider pour améliorer sa compétitivité et sa productivité financière. S’ils défendent leur emploi, les travailleurs s’opposent aux modalités de la concurrence pure qui est supposée s’élargir pour relancer le processus d’équilibre du marché.
S’exprime alors la rationalité contradictoire des rapports de forces. Celle-ci autorise alors un autre récit que celui du marché et de la concurrence dont la rationalité est limitée, partielle et soumise à l’antagonisme plus ou moins effectif. Cet antagonisme fait apparaître le passage permanent du modèle (insuffisant) à la prescription (coercitive à sa manière) qui n’est jamais une vérification théorique. Le modèle se définit par un objet dont il n’est pas l’explication ; il décrit un monde possible, un monde imaginaire efficace mais qui n’a d’existence qu’incertaine et qui se présente comme le seul monde réel.
2) Ces hypothèses n’ont donc rien à voir avec ce qu’est le système contemporain réellement existant. Ainsi la crise financière de 2008, toujours en cours, a montré que les banques majeures n’ont suivi que très partiellement la théorie pure qui voulait qu’en situation d’incertitude il faut éviter le pire : elles ont refusé de mener une politique de long terme selon la logique utilitariste de la concurrence.
Elles n’ont pas voulu se prêter mutuellement de l’argent, réserver leurs crédits aux entreprises en difficulté. Elles ont choisi de les priver de moyens de paiement en refusant de se charger des créances douteuses. Elles ont fabriqué de l’irrationalité en pariant sur la solidarité du système économique telle que l’Etat la garantit. Elles ont attendu la recapitalisation par la puissance publique et encouragé l’endettement de cette puissance et ont pu abandonner les autres entreprises et banques, les plus exposées, perdre leur mise et elles l’ont raflée par capitaux publics interposés.
Ce comportement a réussi un moment ; mais il a prouvé que la rationalité de la concurrence pure était substituée par une logique de l’attente déstabilisatrice au profit de ceux qui pouvaient parvenir à une situation de quasi monopole. Lehman Brothers a en fait les frais et Goldman Sachs, cette pépinière de satrapes non élus a conquis une position de semi monopole, régissant et rançonnant les gouvernements européens, saignant des milliers de petits épargnants insolvables, renvoyés à leur néant social.
Le capitalisme mondialisé financiarisé n’est pas validé par le néolibéralisme supposé en être la théorie. Il se comporte comme un système de monopoles financiarisés et mondialisés. La concurrence effective n’est pas celle que décrit le modèle. Elle recèle des potentialités d’implosion que les forces adverses ne sont pas nécessairement en mesure de gouverner.
La prétention scientifique du néolibéralisme le conduit à s’ériger en rationalité dispensant de tout imaginaire. C’est sur cette prétention qu’il faudrait de concentrer et cela exigerait une critique actualisée de la raison économique néolibérale.
Nous nous contenterons de quelques réflexions sur la conception philosophique du néolibéralisme en tant qu’il se présente comme la suite radicale du mouvement des Lumières libérales et qu’il se donne comme tâche prioritaire de rabattre la dimension émancipatrice de ces Lumières sur le sens unique de la liberté d’entreprendre. L’imaginaire du néolibéralisme est celui du modèle qu’il se donne.
C’est un imaginaire d’une rationalité supposée et fictive, mais efficace. Cette liberté se donne comme une image unique et exclusive de la socialisation qui opère par le jeu de la concurrence sur le marché des entreprises et se donne un Etat conforme. Elle se pense comme rationalité exclusive qui demeure le juge de toute rationalité alternative.
L’égale liberté se définit exclusivement dans le champ de la propriété privée entrepreneuriale et récuse structuralement tout fondement rationnel à la fraternité républicaine et à la compétence démocratique des incompétents. Elle introduit une disjonction irréversible par rapport à la liberté éthico-politique du libéralisme. La volonté de donner une suite au libéralisme se fait réforme, refonte et relégation de ce dernier. Rien ne saurait entraver, en effet, cette institution permanente de cette liberté devenue autoréférentielle, sans limites autre que sa reproduction élargie et son succès.
Cette institution est un mixte d’anarchisme et de hiérarchisation : anarchie de la liberté infinie de produire un monde humain sans altérité et hiérarchisation infinie des capacités humaines selon leur participation inégale à cette production de monde, un monde réservé à quelques uns mais non monde pour la majorité.
Le néolibéralisme se pose comme déconstruction des valeurs encore transcendantales supposées limiter et définir la liberté ; il se présente comme une volonté d’anti-métaphysique et surtout il prend la direction du mouvement qui caractérise la plasticité humaine. Il se veut auto-fondation qui refuse toute fondement autre, qu’il s’agisse de dieu, du droit naturel antique ou même du droit naturel moderne qui se réfère à une volonté collective contractuellement réglée ou encore à l’institution de la république. La liberté d’entreprendre serait un idéal rationnel en cours de réalisation.
Cet imaginaire apparaît comme celui qui naît de la logique et de l’histoire du capital pris comme élément autoréférentiel : il ne peut malgré sa prétention se suffire à lui-même. Cet imaginaire ne peut exister qu’en s’articulant à une autre logique et à d’autres histoires, celle des différenciations anthropologiques, nations et Etats, religions et ethnies, qui sont soutenues par d’autres imaginaires. Il faut distinguer, en effet, deux logiques historiques du capital qui s’intriquent sans se confondre et sont nécessaires l’une à l’autre, comme le montre le sociologue indien Dipesh Chakrabarty dans Provincialiser l’Europe. La pensée politique postcoloniale et la différence historique (Paris, 2009, dont on verra le chapitre II, Les deux histoires du capital, pp.95-128).
La première est une Histoire et une Logique du capital qui s’isolent, comme si le capitalisme pouvait exister à l’état pur, sans manifestations concrètes. C’est l’histoire-logique pure, celle que le néolibéralisme prétend comprendre et dont sa théorie est en fait l’imaginaire. La seconde est l’Histoire et la Logique du capital en tant que l’universel du néocapitalisme ne peut exister que concrétisé dans des différenciations anthropologiques, en groupes sociaux singuliers inscrits dans la nature et la modifiant, nations, régions, Etats, religions, mœurs, langues.
L’universel du capital peut être considérée comme un genre abstrait qui recouvre l’Humanité, mais qui a besoin pour exister d’être rempli d’histoires spécifiques, comme celles des sociétés occidentales et des sociétés non occidentales. Celles-ci constituent autant de variétés d’une même espèce naturelle ; elles se lient par des rapports d’interdépendance où sont activés des rapports de domination et de coopération. Ces sociétés doivent affronter aujourd’hui l’épreuve de leur mortalité en raison de leur pouvoir immanent d’autodestruction. Ce pouvoir est organiquement impliqué dans la logique et l’histoire pures du capital qu’elles actualisent de manière singulière. Le capital est toujours davantage un processus de production par la destruction comme l’avait compris Marx, et à sa suite Schumpeter, théoricien du capitalisme comme procès infini de la destruction créatrice.
L’imaginaire néolibéral est le mythe pseudo scientifique d’une liberté-désir illimitée de jouissance, d’un apeiron [1]qui engloutit tout ordre faisant résistance. Il est le mythe d’un ordre qui est dés-ordre et se légitime par la création de richesses, de pouvoirs de consommation, de capacités cognitives, inédites au prix du déplacement et de la liquidation de toutes les limites, qu’elles soient morales, politiques, au mépris de toute considération de coopération pacifique, de toute égalité réelle, de toute solidarité, bref de tout lien communautaire et social, à l’exception de celui du marché généralisé et de la concurrence.
Cette liberté entend tenir lieu d’ordre symbolique et régler les processus de subjectivation individuelle. Le sujet devient un individu qui librement se fait objet du gouvernement de soi ; ce gouvernement est la mimésis de la gouvernance entrepreneuriale et il s’identifie aux impératifs de cette gouvernance. Le néolibéralisme se voudrait ainsi une religion totale de la vie quotidienne dans un monde réduit à une entreprise régie par les seuls impératifs qui délient en fait de toute communauté et qui ignorent tout ordre symbolique au profit d’une Loi sans Loi d’un ordre symbolique désymbolisateur. Il ouvre les vannes à un imaginaire opposant le sujet-objet qui se produit dans un monde objectif mais qui devient objet-objet pris dans la machine mettant en mouvement une pluralité d’objets-objets. S’imposent des relations duelles, destructrices de tout rapport à l’Autre, au Tiers symbolique, et a fortiori de tout rapport à un Tiers rationnel.
Un imaginaire idéologique de ce genre fait de sa fiction un fait efficace, une réalité. Il transgresse les trois limites imposées historiquement à la gouvernance capitaliste : limite religieuse (le recours à un Dieu de charité), limite éthique et philosophique (l’impératif catégorique kantien et le droit naturel), limite politique (le contractualisme social et les solidarismes).
L’idéal de l’accumulation et de jouissance illimitée doit désormais normaliser tout désir, toute image du Moi. On a là un fantasme de pouvoir absolu qui se fonde sur la plasticité indéterminée de l’humain dont le néocapitalisme s’est emparé, en le capturant à son profit, en se présentant comme la seule version légitime du progrès jadis dirigé par les pensées des forces progressistes des Lumières et des socialismes. Ces forces sont désormais réduites à occuper la fonction de forces conservatrices lorsqu’ elles s’opposent à l’expansion de ce pouvoir absolu pour conserver ce qui semble définir l’humain à titre de condition transcendantale, d’ordre symbolique. De nombreuses études ont attiré l’attention sur ce détournement de la plasticité humaine, qu’il s’agisse de Jean-Claude Michea, de Dany-Robert Dufour, de Bernard Stiegler, de Zygmunt Bauman, de Bertrand Ogilvie, quels que soient par ailleurs leurs désaccords sur la portée de la connaissance, - Ogilvie souligne à juste titre la reconquête de cette plasticité par les forces non néolibérales (2012).
L’imaginaire néolibéral réserve l’accumulation du capital et de la jouissance à une minorité qui réussit sur les marchés et qui en fait développe un autre courant idéologique bien connu, celui d’un néodarwinisme social. La gouvernementalité de la concurrence illimitée maintient l’idéal prométhéen de maîtrise de la nature par les technologies sociales, mais elle implique simultanément la formalisation d’un droit de vivre qui n’est concédé qu’aux vainqueurs, les vaincus étant peu ou prou abandonnés à la mort, si cela se révèle économiquement indispensable, ou à la survie élémentaire, tout ceci sur le fond d’une croyance dans la capacité des individus « responsables » à s’en sortir s’ils acceptent de s’automanager en suivant les règles systémiques.
Prend toute son ampleur la critique marxienne du fétichisme de la marchandise, de celui des facteurs productifs - la terre, le travail, le capital - de la formule trinitaire, en même temps que ces fétichismes sont inscrits dans une technologie culturelle qui généralise des normes de comportement, des schèmes de pensée dessinant un monde au-delà des limitations classiques du vieux libéralisme. Les individus sont conduits à désirer la capture de leur désir d’être et d’agir en fonction de la perversion de l’illimitation de la production et de la consommation au bénéfice de quelques uns. Ils sont réduits à accepter leur impuissance et à la compenser par des comportements supposés réaliser un degré de puissance alors qu’ils réduisent chaque sujet qui est initialement un sujet-objet au statut d’objet-objet.
La logique du capital promeut une anti-révolution culturelle qui fait du marché une institution totale centrée sur l’hypostase du marché, de la concurrence, de la réduction permanente de la force de travail à une variable d’ajustement.
La capture du désir d’être et de penser détourne les individus vers des comportements résolument anti-métaphysiques au sens de nihilistes, critiquant sans égards les valeurs de civilisation considérées comme acquises. Une cité perverse prend la place du monde de l’être en commun et des biens communs.
Dany Robert Dufour a pu ainsi rédiger le nouveau décalogue de cette cité qui est à l’horizon de la logique du capital devenue imaginaire néolibéral. Dans Le divin marché (2007), il montre que l’imaginaire néolibéral a ébranlé toutes les dimensions de la pratique humaine, des modes plastiques d’existence de l’humain.
Tous les rapports transcendantaux sont affectés et ils sont invités à se conformer au désir tel qu’il est capturé par la logique du capital en régime de néodarwinisme social généralisable. Dufour distingue donc dix commandements qui organisent son enquête. Sélectionnons les plus topiques. Le rapport à soi est gouverné par un narcissisme qui s’assume en égoïsme en faisant de chacun un élément grégaire d’un troupeau obéissant au commandement « Tu te laisseras conduire par l’égoïsme » et donc tu laisseras ton cerveau disponible pour ne pas penser, mais tu dépenseras ton argent en fonction de ton identité réduite à ta carte de crédit. Par rapport aux autres, le commandement énonce : « Tu utiliseras l’autre comme un moyen pour parvenir à tes fins » ; et ce commandement implique la manipulation de la sexualité. Par rapport à l’Autre ou tiers symbolique, le commandement prescrit : « Tu pourras vénérer toutes les idoles de ton choix pourvu que tu adores le Dieu suprême, le Marché ». Ce commandement a deux corollaires.
D’une part, ce commandement modifie le rapport à la Loi puisque il faut énoncer la version suivante : « Tu violeras la Loi toutes les fois que tu ne pourras pas te faire prendre ». Ainsi les pratiques procédurales peuvent l’emporter en empruntant la voie du décret, des négociations plus ou moins « librement » contrainte, toujours davantage individualisées et autant que possibles non collectives. D’autre part, il instaure un rapport à l’Inconscient qui élimine le refoulement en formulant un autre commandement : « Tu libéreras tes pulsions et chercheras une jouissance sans limite ». Hayek avec Sade en quelque sorte. Il suit que le rapport à la politique se concentre dans la subordination irréversible d’une société civile déniée dans sa structure de classes et réduite à la recherche de la production-destruction et de la consommation-consumption. L’Etat est un moyen de régulation et disparaît toute logique de l’institution du commun. « Tu prôneras la bonne gouvernance et combattras tout gouvernement ».
On peut trouver unilatérales ces analyses. Elles poussent à leur limite des tendances en cours qui n’ont pas fini de délivrer leur puissance terrifiante de barbarisation. Il nous suffira d’évoque le lien extraordinairement puissant établi entre néo-libéralisme et pornographie, déjà étudié par Dany-Robert Dufour dans La cité perverse (2009) et analysé indépendamment par Chris Hedges dans L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle (2009 en anglais, traduction en 2012). Le chapitre 2, L’illusion de la sexualité est édifiant à sa manière.
Il apprend que 40 millions d’américains visitent régulièrement le cyberespace porno et ses 4,2 millions de sites porno, enrichissant ainsi de nombreuses entreprises qui forment une industrie florissante. Ces visiteurs et voyeurs peuvent jouir, en se masturbant, de spectacles unissant cruauté, torture et pratiques sexuelles violentes librement consenties par leurs victimes et profiteuses. Ainsi le programme vidéo intitulé 65-Guy Cream Pie, disponible sur Internet, consiste en ceci : 65 partenaires disposant d’une seule femme se livrent à des fellations, à des pénétrations vaginales et anales, à des doubles pénétrations et à des doubles pénétrations anales. Les hommes éjaculent en elle et partout sur son corps. La sexualité se vit dans le fantasme réalisé d’une violence inédite et se fait torture machiste d’une femme devenue simple objet de jouissance. Le point culminant de cette pornographie en régime néolibéral est le swirlie : la femme après avoir reçu dans sa gorge le pénis du partenaire jusqu’au vomissement est conduite sur la cuvette des WC ; le personnage masculin lui plonge la tête dans la cuvette et tire la chasse d’eau en la traitant de pute et de salope.
La femme se proclame aussitôt telle et affirme avoir éprouvé une énorme jouissance. Ces sévices rapportent beaucoup d’argent aux actrices consentantes quand elles sont jeunes, mais ils les conduisent souvent à subir des opérations pénibles de rectification vaginale et anale et les condamnent à se droguer pour supporter le choc de cette existence. Hedges conclut justement (2012, 98-99) : « La pornographie a dégénéré en un amalgame explicite de sexe et de brutalité physique à l’encontre des femmes ; une violence extrême et des actes tout aussi dégradants qu’épouvantables donnent le ton à un érotisme de plus en plus tordu. La pornographie a toujours eu pour fondement l’érotisation d’un pouvoir masculin illimité, mais, de nos jours, elle l’exprime également par l’entremise de la violence, voire de la torture.
Elle reflète la cruauté endémique d’une société qui reste indifférente au massacre de certains civils innocents à Gaza, en Irak, et en Afghanistan par les Etats-Unis et leurs alliés, qui jette à la rue les personnes atteintes de maladie mentale, qui compte plus de deux millions de détenus, qui refuse de fournir des soins de santé à des dizaines de millions de pauvres, qui valorise les armes à feu en condamnant leur contrôle et qui claironne un ultranationalisme infect en chantant les louanges du capitalisme sauvage. La violence, la cruauté et la dépravation mises en scène par cette pornographie sont l’expression d’une société qui a perdu tout sens de l’empathie ».
Mais il faut ne pas s’en tenir à ces modes d’existence extrêmes de l’imaginaire néolibéral. Il importe surtout d’analyser les raisons de leur efficacité selon la logique pure du capital, de la liberté du désir d’entreprendre tout ce qui est possible sans respect aucun pour l’acquis de civilisation, sans empathie humaine.
Comme le remarque Bertrand Ogilvie, dans son beau livre La seconde nature du politique. Essais d’anthropologie négative (2012), l’efficacité néo-libéral tient à une extraordinaire inversion des rôles entre ceux qui se disaient progressistes de gauche et ceux qui se disent conservateurs à droite. En fait, ce sont les soi disant conservateurs qui prennent toutes les initiatives, qui actualisent sans réserve la liberté humaine et expérimentent la plasticité anthropologique de la nature humaine. Si l’être humain est par nature toujours inachevé, pris dans l’auto-transformation, en tant qu’il est né sans disposer d’un fond d’instincts non modifiables, s’il est défini par cette néoténie qui le singularise au sein des espèces animales, les « progressistes » ne sont pas à la direction de ce processus. Ils sont remplacés par ceux qu’ils nomment à tort et de manière anhistorique conservateurs.
Le néocapitalisme a capté à son profit la transformation de l’espèce qui est hégémonisée par les forces dirigeantes de la droite néolibérale : cette dernière est à sa manière le parti du mouvement et de la contre-révolution permanente fondée en partie sur l’innovation technologique. Les progressistes sont contraints à résister au nom des valeurs de dignité, d’égalité, de solidarité, de justice qu’il faut conserver. Ce courant s’inspire des luddistes anglais qui cassaient les machines dévoreuses des emplois et il a pour référence moderne la théorie de la « décence ordinaire » de l’écrivain Georges Orwell. Jean-Claude Michéa en est le représentant vigoureux. Il n’est pas question de refuser le bien fondé de ces résistances et de ces appels à constituer certains « conservatoires » de civilisation et d’humanité. Mais cette attitude est grevée par la faiblesse de vouloir faire son deuil de la plasticité humaine et par l’idée impraticable de fixer une fois pour toutes cette plasticité, soit de retourner à une théorie fixiste de la nature humaine propre aux fondamentalismes religieux dont le pape Benoît XVI est le chantre increvable.
Il ne s’agit pas tant de bloquer, d’arrêter cette plasticité à une figure ancienne, mais d’en reprendre le contrôle et de la réorienter en tenant compte de tout ce qui ne relève pas de l’utile tel que l’interprète le néolibéralisme et qui comprend aussi les utilités humanisantes acquises et qu’il faut patrimonialiser. Cette instauration est urgente quand elle est niée en sa nécessité, comme le montre le lien néo-libéral établi entre liberté-désir, sexualité, pornographie, marchandisation, violence instrumentale contre des femmes devenues des objets-objets. Philosophiquement cette capture de la plasticité humaine pour faire librement n’importe quoi renforce le refus de principe consistant à lier l’historicité à la dialectique de l’égale liberté.
Cette capture débouche sur la liquidation de toute finalité immanente de la personne humaine, de sa dignité, sur la critique radicale de toute problématique de l’émancipation fondée sur la connaissance de l’aliénation du sujet qui est irréversiblement privé de ses objets et réduit à eux. Le néolibéralisme se veut fidèle au réel pour autant qu’il le produit comme fiction au-delà de la matérialité des rapports sociaux pris dans la soumission réelle imposée par le capital, pour autant qu’il le construit comme procès de production-destruction sans référentiel autre que sa reproduction.
C’est cet imaginaire qui tient lieu de réel et définit le réel comme fantasme. La satisfaction du désir sans Loi se vérifie dans la production de la consommation de masse. Elle a pour limite la solvabilité des sujets et les crises structurales révèlent le caractère implacable de cette condition. Le sujet est réduit à cette impasse qu’est le désir insolvable de consommer le désir de consommer. Il pourrait alors cette d’être insujet, il pourrait enfin procéder à son insurrection, se redresser, faire enfin retour réflexif sur soi et se révolter.
L’imaginaire libéral rend cependant difficile cette réflexivité au nom de la liberté-désir. En reconnaissant au sujet la liberté, il le conduit à se faire le responsable de ses propres échecs, de son incapacité à être solvable et il lui enjoint d’accepter sa peine comme légitime. Cette peine est le renvoi du sujet dans le non-être social et existentiel. Si l’opération de subjectivation de l’insolvabilité du sujet par lui-même échoue et si le sujet accepte la sanction comme mode « normal » de l’individuation, toute révolte est rendue inutile. Le sujet demeure insujet et se subjective comme tel.
L’imaginaire néolibéral a enfin pour caractéristique théorique de rejeter tout projet fondé sur la requête d’être en commun puisque pour lui la socialité n’est que celle de la jonction disjonctive de la concurrence. Cela le conduit à vivre une expérience de pétrification de l’imagination. La violence de ce rejet produit comme un « irreprésentable » qui ne peut être considéré en face. Tout comme la requête de dignité ne pouvait être ni entendue ni émise dans la pornographie surdéterminant la sexualité, le sujet endetté et privé des conditions de l’existence ne peut plus connaître causalement la situation qu’il subit. Il est comme pétrifié devant l’impensable.
Le néolibéralisme comme production d’une fiction désirante neutralise les esprits ; il les stupéfie et empêche le désir de se faire désir de savoir en vérité, de savoir les conditions d’une existence qui ne serait pas la simple vie selon le désir solvable de consommer le désir de consommer.
S’opère la forclusion du désir de vérité sur soi, sur les autres, sur le monde. Le sujet ne peut se référer à aucun Tiers rationnel, alors que seule cette référence ouvre aux questions de la pensée : « Quel monde suis-je conduit à habiter avec les autres si tous les autres sont soit des concurrents soit des objets d’une jouissance sans frein ? », « A quelles conditions l’Autre est-il mon égal ? », « Quel nous pouvons-nous constituer, nous autres en tant qu’il s’agit de nous tous ? ». Ou encore : « Si jamais je devais subir le sort de celui qui est à la place du sujet de désir infini et insolvable ou de sujet inutile et jetable, accepterais-je à ma place ce qu’il accepte, étant entendu que ces places sont des résultats historiques transformables, non des assignations à résidence éternelle ? » A ne pas poser ces questions le sujet néolibéral perd la faculté de prendre en considération le vrai.
Pire encore, le sujet du désir se pose en sujet du désir de ne rien savoir ; il ne veut rien en savoir. Il accepte dans la stupeur, en fait comme horizon mondain indépassable, ce qu’un responsable néolibéral de haut niveau, vice-président du Forum International de Davos, Percey Berverick, déclarait en 2003 : « Je définis la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’appropriant et vendant ce qu’il veut, en ayant à supporter le moins possible les contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales ».
L’imaginaire néolibéral - Hayek - aime se présenter comme une issue possible de la critique radicale de la métaphysique, du refus de tout Sens Maître. Il veut néanmoins se rendre maître de tout ce qui conteste sa fiction, de tout ce qui lui rappelle le souvenir lointain de l’égale liberté, de son commencement. Il se veut critique de tout fondement autre que lui-même, il veut que « rien » ne le contraigne. Il est un nihilisme qui se fait actif et se croit heureux ; il veut ce rien. Il Veut « rien ». Il récuse tout méta-niveau qui pourrait s’ériger en site critique à son égard.
Cependant cette prétention post-métaphysique le conduit à faire de son absence de référence une autoréférence, une source et un fondement en deçà de toute source et de tout fondement. La liberté se fétichise en liberté sans conditions, sans présupposés posés. Cette antimétaphysique nihiliste se prévaut de la capture du système de communication culturelle par des médias qui produisent et définissent le temps de conscience disponibles, comme le disait récemment un directeur de chaîne TV Patrick Lelay propos de la publicité pour Coca-Cola.
La fiction représentée essaie d’obtenir d’être identifiée par les individus comme la réalité et elle capture les schémas qui pourraient conduire le désir à vouloir savoir de quoi il retourne et à désirer une autre forme de vie et un autre mode d’existence.
La possibilité d’un autre imaginaire est ainsi expropriée, tout comme les consciences sont expropriées des conditions d’une émancipation. Les travaux de Bernard Stiegler ne cessent d’analyser ces processus (La technique et le temps 3, 2003, chapitres 5 et 6). L’industrie culturelle organise les rapports de l’intelligence au sensible selon une machinerie qui toujours déjà affecte les sujets et impose des schèmes de perception et de comportements tenant lieu de modèles. Les mêmes souvenirs sont sélectionnés, ainsi que les mêmes normes de comportement orienté sur l’adaptation volontaire à la même conception du monde et reposant sur la forclusion de toute culture de l’émancipation de la puissance d’agir et de penser.
Les individus sont désappropriés de la capacité de s’approprier un espace commun de singularisation. Ils sont en définitive désappropriés de la politique, de l’activité collective qui pour objet l’institution de la société comme telle. Ils sont empêchés d’imaginer. La force de cet imaginaire sans imagination est de limiter l’impact des critiques qui le concernent en les réduisant à des dénonciations qui pour justifiées qu’elles soient enferment dans une résistance sans perspective, sans prise.
La déconstruction est séparée de toute opération de reconstruction impliquant l’exercice d’une production d’imaginaire alternatif.
L’imaginaire néolibéral stérilise l’exercice d’un autre imaginaire, la mise en place d’un autre procès d’individuation psychique et collectif. L’imaginaire néo-libéral repose sur un axiome de fermeture qui se veut réaliste et qui est une fiction incapacitante. Il se résume dans la formule de Margareth Thatcher : TINA, « Il n’y a aucune alternative ». L’imaginaire exproprie la production d’un imaginaire alternatif puisque ce qui devrait constituer cet imaginaire alternatif est une somme de refus, de résistances. Ce qui peut succéder à TINA est un X encore inconnu, inimaginable.
Nous n’avons fait que la moitié du chemin, L’imaginaire néolibéral ne peut pas seulement se décliner selon l’histoire du capitalisme « pur » et de ses logiques. Cette histoire et cette logique sont toujours affectées par les conditions concrètes de leur réalisation historique qui est toujours singulière. Le néolibéralisme comme théorie de la gouvernementalité renvoie à un universel abstrait que l’on peut réduire à l’épure étudiée plus haut du complexe managérial et de la dette, sur laquelle nous reviendrons in fine. Il se remplit nécessairement dans l’épreuve des configurations singulières où se forment, interviennent, voire disparaissent, des acteurs collectifs qui sont eux-mêmes constitués d’acteurs individuels : nations, Etats, classes diverses et groupes, communautés religieuses, linguistiques, ethnies, centres et périphéries de l’économie monde.
Ce n’est que lorsque l’universel abstrait du néolibéralisme comme conception du monde d’un capitalisme supposé pur est compris comme investi dans des circonstances particulières qu’il devient concret et révèle des contradictions qui ne peuvent se résoudre par la succession de crises qui se renvoient l’une à l’autre, sans résolution finale. Il faut donc introduire la différenciation anthropologique et analyser la diction de l’imaginaire néolibéral quand il est confronté à la réalité des nations et de leurs structure sociales, ethniques, religieuses, à celle des associations nationalitaires ou régionales racisées, des communautés religieuses elles-mêmes quand elles surimposent un universalisme propre à l’universalisme néolibéral.
Tout d’abord la logique néolibérale - centrée sur l’entreprise et son management, sur l’Etat libéral et sur les marchés - ne peut éviter de se laisser affecter par une différence anthropologique au sein même du procès de travail dans la mesure où les travailleurs sont définis par deux couples de déterminations, l’un renvoyant au genre (gender), l’autre à la filiation générationnelle.
Les travailleurs appelés à faire des managers d’eux-mêmes, tous formellement équivalents mais inégaux par leurs propriétés et leurs positions, sont différenciés en hommes et femmes, en adultes et jeunes.
L’imaginaire néolibéral est obligé d’affirmer à la fois l’universalité de l’homo oeconomicus qui implique l’égalité des hommes et des femmes en tant qu’également managers d’eux-mêmes et la légitimité des inégalités liées à ces différenciations. Il est conduit à se complémenter en recourant à des mémoires passées et à aux appartenances sociales des forces de travail.
Cela peut le conduire à des alliances contradictoires avec les idéologies conservatrices les plus traditionnelles comme celles des églises au nom de la famille. Contradictoires, car la conception néolibérale de la liberté parie sur la plasticité infinie de l’humain et elle ne se laisse pas exclusivement combiner à des représentations limitatives. D’elle-même elle est ouverte aux transformations du mode biopolitique d’être humain, comme le prouve l’ingénierie génétique et son devenir marchand.
S’opère un retour des termes différenciateurs à l’intérieur de la pensée des flux néolibéraux et des technologies sociales. Interviennent des références inévitables à des appartenances communautaires, dont l’Etat-nation est encore la plus prégnante. Si le management des entreprises sur les marchés industriels et financiers a pour horizon une interdépendance transnationale excédant la sphère de l’Etat nation, il demeure que, même déstabilisée et transformée, la sphère étatique est nécessaire dans la constitution et la protection des marchés et le financement de l’entreprise, fût-elle transnationale. En fait, l’économie monde capitaliste existe sous la forme de la hiérarchie des Etats nations qui comptent sur le plan géopolitique et qui sont des candidats à l’hégémonie. L’imaginaire néo-libéral supplémente son universalisme qui se voudrait cosmopolitique d’un nationalisme particulariste fondé sur la reconnaissance de la différenciation anthropologique que constitue la différence nationale. Ce qui est prétendu être limite et obstacle à éliminer est déterminé simultanément comme milieu et condition de réalisation. Les Etats nations qui comptent sont ceux qui disposent d’entreprises internationales dotées d’un ancrage national. Les sujets de l’automanagement se déterminent, certes, comme ayant choisi librement de se laisser poser en objets, mais ils sont simultanément posés comme citoyens et nationaux d’un Etat nation qui peut être candidat à l’hégémonie et qui peut mobiliser à son profit la conscience d’élection. La contradiction entre universalisme et particularisme se résout dans la mesure où l’universel trouve historiquement un représentant particulier, un agent de l’universel historique. Ce néolibéralisme réinvestit alors l’imaginaire nationaliste du peuple élu et de la nation élue par l’Histoire pour faire advenir le Progrès, la Civilisation, l’Humanité. On a ainsi un national–néolibéralisme qui se dit dans une pluralité de dictions.
Cette logique de supplémentation apparemment contradictoire s’étend dans trois directions : vers le haut, dans le sens d’une référence à des totalités plus compréhensives, vers le bas en direction de communautés plus réduites, et, de coté ou transversalement par référence à des communautés transnationales universelles à leur manière.
- Le premier cas est celui du supplément impérial en tant que le néolibéralisme a pour empire limite le monde. Cet empire reçoit une configuration qui se veut concrète, qu’il s’agisse d’une puissance géo-économico-politique comme les Etats-Unis de la période 1989-2008 (de la fin de l’URSS communiste à la crise financière mondiale en cours) ou de l’ensemble des puissances occidentales se posant comme incarnant la Civilisation Moderne, l’Occident ou l’Europe. L’imaginaire néolibéral sacralise comme marques d’une élection historique des traits supposés qualifier la modernité et la légitimer en postmodernité (démocratie néolibérale, entreprises, management, financiarisation, utilitarisme). Comparé à cet empire idéocratique incarné dans ses institutions, le reste du monde et les autres civilisations constituent des réalités inférieures, vouées à s’aligner sur le même modèle élu par l’histoire. La guerre entre civilisations devient l’autre nom géopolitique de la concurrence, une croisade dont il faut identifier les cibles. La conception du monde néolibérale en s’étendant au monde et en se sacralisant en religion impériale de la vie quotidienne se fait idéologie et idéologie impériale, comme l’a montré Domenico Losurdo (2007). Les éléments de cette idéologie impériale néolibérale et de son imaginaire sont bien connus. Pour la plupart, ils relèvent de l’imaginaire colonial devenu néocolonial. La volonté de puissance - s’égaler au monde en introduisant « dedans » tous ceux qui pré-modernes ou anti-modernes sont « dehors » - a besoin de se compléter d’une autre opposition entre les civilisés, les bons, « Nous », « Nous, l’occident », contre « Eux, les autres », le Non Occident. L’imaginaire se fait impérial et civilisationnel, guerrier et purificateur, voire eschatologique ou apocalyptique. L’Occident coalise dans un seul bloc de civilisation sélectionné par une téléologie de l’histoire massive, un héritage composite, tout à la fois, où se confondent l’élément grec, le romain, le juif, le chrétien et le libéral. Malheur à qui pêche par anti-occidentalisme ou par anti-américanisme, à qui cherche à comprendre les raisons des ennemis que sont « les autres », notamment les musulmans. Qu’il existe un néolibéralisme économique dans les pays musulmans n’empêche pas de faire de l’Islam l’objet d’une haine fédératrice. La différence anthropologique est mystifiée en différence civilisationnelle qui ignore les différenciations historiques singulières. L’imaginaire de la richesse et de la consommation pour tous se lie à l’imaginaire de la haine contre des ennemis irréductibles.
- Par le bas, cette suppplémentation par recours à des différenciations anthropologiques s’énonce dans le discours nationaliste, nationalitaire, voire ethnique ou raciste. Ces discours font partie constituante de l’imaginaire néolibéral. Les sujets, invités à s’identifier au statut d’automanagers d’eux-mêmes dans le grand management, découvrent leur mémoire passée et leurs liens communautaires présents. Trois cas sont à distinguer.
Le premier cas est celui où les sujets s’identifient comme des nationaux de droit et refusent les étrangers jugés indésirables et concurrents ; ils se conduisent alors comme une majorité potentiellement prédatrice à l’égard de minorités étrangères imaginées menaçantes. Ainsi s’explique dans divers Etats nations européens la montée d’un racisme nationaliste compatible avec le néolibéralisme ou associé à lui.
Le second cas est constitué par la présence de certains de ces résidents non nationaux faisant état de revendications nationalitaires au sein d’une nation déjà constituée et invité à se réformer. Ainsi des communautés étrangères, maghrébines ou noires, demandent non seulement des droits civiques, mais la reconnaissance d’un droit différent du droit en vigueur. C’est le cas en Angleterre de communautés diverses.
Le troisième cas est celui de nationaux en rupture d’identité nationale qui cherchent à fonder sur le même territoire une autre association politique à bases régionales ethniques et visent à obtenir la reconnaissance et l’autonomie culturelle, voire politique. Cette situation s’est présentée dans la « glorieuse » Europe « droit-de-l’hommiste » et néolibérale d’après 1989 avec la guerre civile des Balkans qui a produit le démembrement nationalitaire de la Yougoslavie dont le statut était pourtant une celui d’une paisible confédération effective. C’est le cas des luttes autonomistes régionales en Belgique (Flandre), Italie (Padanie), Espagne (Pays Basque, Catalogne) qui ne remettent pas en cause l’imaginaire néolibéral sur le plan de l’organisation économique et politique. La structure de l’élection peut alors se particulariser en se transformant et recouvre les demandes de reconnaissance diverse qui toutes demeurent peu ou prou sous l’emprise d’un néolibéralisme voué à se singulariser.
- A côté des différenciations de caractère spatial et politique, la supplémentation et la mise en tension de l’imaginaire néolibéral s’effectuent par le recours à des identités religieuses qui traversent les collectifs et les individus en les unifiant par recours à un universalisme autre. Ce dernier peut être pénétré par le néolibéralisme et il identifie le salut dans la réussite dans les affaires économiques tout en valorisant la famille chrétienne, la Manifest Destiny des Etats-Unis, leur suprématie eschatologique et leur pureté raciale (les Mormons américains et tous les born again). Cet universalisme autre peut offrir une résistance plus ou moins marquée à certains traits européens et se rapporte à un universel religieux lui-même divisé. Il faudrait de ce point de vue analyser les diverses formes de l’Islam, sunnite, chiite qui développent un néolibéralisme musulman qui noue des rapports équivoques avec la version américaine en défendant la famille traditionnelle, le fondamentalisme intellectuel et moral et en se constituant en sectes toutes musulmanes mais ennemies (Syrie, Iran, Irak, Iran, Arabie saoudite, Emirats).
Ainsi cette supplémentation par le moyen de tensions, loin de désigner des obstacles issus d’un passé ancien, pré-moderne et pré-libéral apparaît comme une condition nécessaire de l’imaginaire néolibéral. L’incapacité première de cet imaginaire à imaginer hors des cadres pseudo scientifiques de la fiction matricielle, la stérilisation qu’il produit de tout autre imaginaire trouvent une compensation dans le développement d’imaginaires issus des diverses différenciations anthropologiques. Ce développement peut être délirant et violent comme réponse violente à la charge de violence et de délire inscrite dans l’imaginaire « rationnel » néolibéral. Il peut aussi exprimer des besoins d’émancipation propres à des classes, à des populations immigrées ou non, à des masses subalternes maltraitées, aux femmes. En tout cas, se manifeste bien une contradiction latente interne à cette supplémentation qui perturbe la prétention téléologique du néolibéralisme de se poser comme histoire victorieuse. Ces différenciations ne sont pas à comprendre comme des éléments imposant un retard, selon la thèse du développement inégal, qu’il faudrait combler en assignant à toutes ces positions subjectives la structure d’objet-objet réservée par le néolibéralisme aux sujets entrepreneurs d’eux-mêmes. La supplémentation nécessaire dément la prétention de l’imaginaire à l’autoréférence et introduit une pluralité d’histoires singulières qui ne laissent pas ployer à sa logique et à son histoire pure. Même si elles introduisent des risques mortels pour tout projet émancipateur avec le surgissement de conflits identitaires soutenus par les nationalismes, les racismes, les ethnicismes, elles délivrent des potentialités transformatrices quand l’universalisme abstrait est tendanciellement contredit par un cosmopolitisme pouvant devenir universel concret, ne serait-ce qu’à titre critique.
Cette perturbation par les histoires des individus et des communautés de vie, de travail et de croyance ouvre, en effet, une occasion pour se départir de la sidération, de la stupeur provoquée par l’imaginaire néolibéral (et son perpétuel TINA), pour que la pensée puisse se reprendre et explorer les voies nouvelles que les luttes indiquent et qui ne peuvent plus être celles de la résistance aussi nécessaire dans l’immédiat que vaines dans le long terme. Il faut alors au sein de ces différenciations anthropologiques faire la part de celles qui ne peuvent déboucher que sur des violences improductives compatibles avec la reproduction de l’imaginaire néolibéral et de celles qui en permettent une critique unissant le concept et un nouvel imaginaire.
Une perspective s’ouvre peut-être et elle est constituée par l’apparition de la nouvelle figure du capitalisme qui oblige à penser le management néolibéral comme production d’une économie contradictoire de la dette et par la forme de subjectivation intolérable de l’homme endetté. La crise structural de la dette peut ouvrir une crise civilisationnelle et des possibles. Maurizio Lazzarato a écrit une remarquable étude à ce sujet à laquelle nous renvoyons, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale (2011). Il montre que l’universel anthropologique du néolibéralisme a modifié le modèle de l’entrepreneur de soi-même, le manager de soi en en faisant l’homme endetté. Le capitalisme a rendu impossible la distinction entre capitalisme industriel et capitalisme financier. Les différences anthropologiques sont recouvertes par cette figure qu’elles compliquent et surdéterminent puisque une femme sans travail, arabe, musulmane, pauvre, est autrement soumise à l’endettement, à supposer qu’on lui prête de l’argent, qu’une femme cadre, blanche, française et encore propriétaire d’un petit patrimoine. Mais s’opère bien une universalisation de la figure de l’endettement qui peut être la condition d’une lutte et d’une contestation unificatrice de ceux qui sont définis par divers jeux de différences anthropologiques.
« Endettés de tous les pays, de toutes les races, de toutes les religions, unissez-vous ». Le capitalisme gère, en effet, au plan mondial et local les populations et les économies nationales par la dette dont les bénéficiaires sont les banques, les appareils politiques qui la consacrent et la garantissent et la meute des idéologues officiels qui en sont les chantres (journalistes, économistes universitaires et essayistes à la solde). Le rapport social capitaliste n’est plus seulement fondé sur l’échange inégal des partenaires, ni sur la seule exploitation des travailleurs et leur anéantissement social par le chômage. Il est puissamment soutenu par une nouvelle césure qui oppose le créditeur et le débiteur.
La dette instaure un rapport de domination structurale entre ces deux pôles de la société, un différentiel de puissance. Par la dette privée à la consommation devenue souvent insolvable (les subprimes du marché immobilier), par la dette publique des Etats prêteurs et emprunteurs sur les marché financiers, par la dette sociale nécessaire pour faire fonctionner ce qui reste de services publics et sociaux avant privatisation, la dette est devenue l’arme du bloc constitué par les banques privées, les banques centrales, les Etats, les entreprises et le système politique dominant. Elle achève apparemment de réduire à la passivité apeurée des masses de soi disant managers individuels qui ont échoué librement en prenant des risques qu’ils doivent payer en responsables et en coupables.
Le néocapitalisme néolibéral est un capitaliste de la dette qui a une fonction tout aussi bien objective que subjective. Sur le plan objectif, les marchés et leurs acteurs (banques, agences de notation, investisseurs, compagnies d’assurances, en accord avec l’Etat libéral) conditionnent les politiques de déflation sociale, de réduction et de privatisation des services publics et sociaux, de réductions drastiques des salaires et des retraites, les délocalisations d’entreprises ; ils exercent un pouvoir et créent des rapports différentiels fondés sur l’opposition créancier-débiteur. Le drame que vit la Grèce est une catastrophe qui sert de modèle et de laboratoire en imposant un chantage permanent aux populations, en les terrorisant et en les rendant insolvable à mort (sociale ou physique). Comme le dit Lazzarato, en s’inspirant des travaux d’André Orléan et de Michel Aglietta (2004), la « gouvernance » néolibérale passe non pas tant par le management universel que par la fabrication de la dette universelle.
Finance et production ne sont pas découplées comme le font croire les idéologues du néolibéralisme en formant le rêve d’un retour vertueux au capitalisme industriel disjoint du capitalisme financier. « Elles expriment une relation de pouvoir entre créditeurs et débiteurs ». Là est « le coeur stratégique des politiques néolibérales » (Lazzarato, 2011, 24-27). La dette est devenue le fondement du social néolibéral, ce que n’avait pas vu Foucault fasciné par les promesses sociales de l’ordo-libéralisme allemand, vite débordées à leur tour par le néolibérisme américain. C’est cette dimension que Laval et Dardot dans leur livre important La nouvelle raison du monde ne voient pas en raison de leur hyperfoucaldisme. Lazzarato a raison de souligner que dans l’Anti-Œdipe (233-234, 263) Deleuze et Guattari ont vu plus clair que Foucault sur cette transformation interne qui fait époque en s’inspirant du Nietzsche de La généalogie de la morale en rédigeant une petite histoire de la dette comme mode de production de la subjectivité et du rapport social
Ce fondement est de même subjectif. Le crédit ou dette et sa relation créancier-débiteur sont un rapport de pouvoir en soi, l’un des plus importants et universels du capitalisme contemporain. « Ils constituent un rapport de pouvoir spécifique qui implique les modalités spécifiques de production et de contrôle de la subjectivité (une forme particulière d’homo oeconomicus, « l’homme endetté »). La relation créancier-débiteur se superpose aux relations capital-travail, Etat-providence-usager, entreprise- consommateur, et les travers en instituant les usagers, les travailleurs et les consommateurs en débiteurs » (Lazzarato, 2011, 27).
Ce rapport est singulier ; il transforme le manager de soi qui échoue en consommateur insolvable et ce dernier en débiteur. Le sujet libre du désir sans limites de consommer le désir de consommer rencontre une limite à sa requête de liberté infinie. Il est rejoint paradoxalement par les impératifs de l’éthique traditionnelle dont il pouvait se croire exempt. Il a, en effet, librement souscrit un emprunt ; il a engagé sur le plan éthique ce qui lui restait de responsabilité et de confiance. Il a accepté de rendre, de rembourser. Il découvre que son indifférence éthique qui lui faisait s’imaginer être le manager de soi dans la mégamachine économique était éthiquement affectée par la promesse de rembourser sur la base de la confiance que lui accordait la mégamachine. Il retrouve ce qu’il croyait avoir conjuré dans son hybris de manager, la conscience de faute. Il est désormais invité à prendre sur lui la faute d’insolvabilité, de prêter obéissance aux dispositifs sociaux de contrôle qui exigent qu’il paye.
Il doit accepter tout travail même déqualifié, il doit consentir à être suivi et sanctionné dans sa recherche de travail sous peine d’être considéré par les organismes sociaux comme « profiteur », « chômeur professionnel », bref coupable d’exister comme « homme endetté par sa faute ». Une moralisation imprévue vient supplémenter l’imaginaire néolibéral qui faisait de la liberté d’entreprendre et d’accumuler un impératif au dessus de toute loi morale. La dette et la faute sont les ingrédients ultimes de l’imaginaire néolibéral. La subjectivité est ainsi produite comme celle du sujet endetté et coupable, qui doit tout rembourser et se plier à toutes les requêtes de la société de contrôle et d’exploitation. Le crédit est ainsi fondé sur une pseudo confiance qui s’inverse en méfiance ; il mobilise le cynisme des prêteurs et l’hypocrisie de la puissance publique. Le débiteur devient le sujet perpétuellement soumis à l’évaluation de ses performances, à l’enquête sur l’état de ses dettes, sur la crédibilité qu’on peut lui accorder, sur la confiance qui le définit. La catastrophe de la subjectivité et du monde social est alors à l’ordre du jour.
Certes les différenciations anthropologiques sont inégalement affectées par la fabrication de la dette et les hommes endettés relèvent davantage de certaines appartenances communes que d’autres.
Mais en quelque sort cette expérience est bien une catastrophe, celle de la privation par la dette d’un monde commun dont les endettés insolvables sont expulsés et pour lequel parce qu’insolvables, ils s’excluent librement d’eux-mêmes comme libres sujets.
Les hommes endettés sont stigmatisés et se stigmatisent eux-mêmes comme hommes de peu de foi. Cette expérience négative traverse toutes les pratiques et unit en quelque sorte transversalement de nombreuses masses, une multitude. Elle peut rendre possible la détermination d’un espace commun, d’interfaces communes, une insurrection commune au nom de l’abolition des dettes, du refus de paiement indu, de l’élimination de la culpabilité. Elle peut diriger la colère populaire devenue une et solidaire, pour un moment et sous un aspect, sur le bloc constitué par les industries, les organismes financiers, les banques, les compagnies d’assurances, les fonds de pensions, les agences de notations, les hommes politiques inféodés au système de la dette.
Tout ce bloc est obligé à sortir de l’anonymat et de l’obscurité qui le protège dans son entreprise de mise en coupe réglée des nations et des peuples. Peut alors naître un imaginaire alternatif, celui d’une vie libérée de la faute d’exister comme homme endetté, d’une existence placée sous le signe de la confiance en la solidarité retrouvée, et définie par le souci de justice à l’égard des organisateurs de la dette qui en sont les profiteurs.
Nous rêvons donc d’une Internationale des sujets debout, refusant d’être à vie des hommes endettés, refusant la culpabilité de l’endettement et réclamant une existence au-delà de la dette capitaliste, une vie au delà d’une survie régie par le rapport de pouvoir qui enchaîne le débiteur au créancier, l’exploité à l’exploiteur, le nouvel esclave au maître.
Donnons le denier mot à un beau texte du jeune Marx (1844) que cite Lazzarato (48) et qui a pour titre Crédit et banque et qui identifie l’imaginaire de la dette. Sous le présupposé d’une relation de confiance et de la fin de la subordination de l’homme à la production, la relation créancier-débiteur est la suprême défiance. Elle implique, en effet, le règne du seul homme « bon » reconnu par le crédit, l’homme solvable. « Ce n’est pas l’argent qui s’abolit dans l’homme au sein du système de crédit, c’est l’homme lui-même qui se change en argent, autrement dit l’argent s’incarne en l’homme. L’individualité humaine, la morale humaine se transformant à la fois en article de commerce et en existence matérielle de l’argent. Au lieu de l’argent, du papier, c’est mon existence personnelle, ma chair et mon sang, ma vertu sociale et ma réputation qui sont la matière, le corps de l’esprit-argent. Le crédit taille la valeur monétaire non pas dans l’argent, mais dans la chair humaine, dans le coeur humain » (Marx, Oeuvres, Economie II, Paris, Gallimard, 1968, p. 19-23).
Novembre 2012
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[1] Mot grec qui signifie illimité, indéfini et indéterminé (note du site)