François Eychart évoque les rééditions d’articles de la revue clandestine La Pensée libre de Jacques Decour, Georges Politzer, Jacques Solomon, parue en 1941-1942 (éditions Aden) et La Faune de la collaboration, de Jacques Decour (éditions La Thébaïde)...
Pierre Favre, l’ordonnateur avec Emmanuel Bluteau de cette anthologie, s’est chargé depuis des années de ressusciter l’œuvre de Decour. Auteur chez l’éditeur Farrago d’un Jacques Decour, l’oublié des lettres françaises, il a prolongé son travail en rééditant chez le même éditeur Le Sage et le caporal et Les Pères, les deux seuls romans que Decour eut le temps d’écrire, puis Philisterburg, suite de portraits et de croquis particulièrement vivants réalisés lors d’un séjour en Allemagne, un peu avant la prise du pouvoir de Hitler et qui expliquait bien ce qui s’est passé en Allemagne. La disparition de Farrago a empêché la publication d’un volume d’articles littéraires et surtout celle des Lettres à Jean Paulhan dont on sait qu’il a joué un rôle important dans la vie de Decour en l’éditant à ses débuts puis en fondant avec lui Les Lettres françaises pendant l’Occupation. En fait, le seul tort de Decour aura été de mourir en 1942, à 32 ans, face à un peloton d’exécution allemand, sans avoir pu donner la plénitude de son talent. De son premier livre, Le Sage et le caporal, Jean Prévost écrivait dans la NRF : « Tel qu’il est, [c’est] un livre brillant, plein de folies subtiles et d’étincelantes promesses. Certains passages montrent ce que sera le talent personnel de l’auteur. » Ce talent, Decour l’aura par contre manifesté avec éclat dans le domaine de la polémique où il a fait preuve d’une virtuosité de première force.
C’est à cette part de son œuvre que se rattachent pour l’essentiel les 350 pages de La faune de la collaboration qui constituent le volume d’articles jadis annoncé et jamais paru. Les textes vont de ses premiers pas littéraires, en 1932, à l’ultime lettre, quelques heures avant de mourir, où il dit avec une simplicité qui est sa marque : « Je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort ; je me considère comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir. »
Ils permettent de suivre la passion de Decour pour une culture progressiste, fondée sur la Raison et les Lumières qui constituent pour lui l’héritage essentiel de la Révolution française. C’est un leg inséparable des autres courants intellectuels qui ont aussi eu pour objectif, non pas de libérer l’Homme, mais les hommes, ceux qui sont bien réels. Ce pourquoi, le grand germaniste qu’il était a placé en tête de La Pensée libre le mot de Goethe : Mehr licht, « Plus de lumière ». Sa vigilance intellectuelle constante, renforcée par sa participation à la vie politique, le conduira au communisme, un communisme irrigué par les différentes formes de culture. Il sera un ennemi sans merci du fascisme.
Les textes de La Faune de la collaboration sont repris de diverses revues, Les Annales, Europe, Commune (dont Decour a été secrétaire de rédaction sur proposition d’Aragon), L’Université libre, La Pensée libre (deux revues clandestines qu’il a fondées et dirigées avec Politzer et le physicien Jacques Solomon). Leur coloration politique correspond à son évolution. Le titre est repris de la série des articles implacables de La Pensée libre où il règle leur compte aux écrivains qui se sont placés sous pavillon nazi, par conviction ou par lâcheté.
Il s’agit donc d’une contribution à l’histoire littéraire et politique des années 30 et 40 et à ce titre, fort bienvenue. Mais pourquoi faut-il que la satisfaction que l’on éprouve à lire ces textes brillants et si pertinents soit en partie gâchée par des présentations ou des commentaires qui n’ont pas toujours à voir avec sa pensée ? Caractériser le pacte germano-soviétique de « munichois » est pour le moins un abus dans un livre de Decour qui ne se gênait pas pour présenter l’URSS comme le principal rempart contre le fascisme. Obscurcir et caricaturer le conflit avec Aragon à propos des « publications légales » en 1940-1941 n’aide en rien à comprendre les moyens et les objectifs de la résistance intellectuelle à cette époque. La formule à l’origine de cette affaire : « Toute littérature légale est une littérature de trahison » avait quelque chose de manifestement excessif puisqu’en même temps que la littérature pétainiste elle condamnait la littérature de contrebande. Donner à Aragon une attitude de censeur qu’il n’eut pas, puis déconnecter la publication de La Pensée libre de l’appui du parti communiste..., autant de procédés qui ne contribuent pas à asseoir les combats de Decour dans leur réalité historique. Or, contextualiser les positions de Decour est bien la meilleure façon de lui donner sa véritable envergure d’écrivain et de penseur. Ce n’est pas sans amertume qu’il faut bien le constater.
Il faut signaler que les deux numéros de La Pensée libre parus clandestinement en 1941 et 1942 ont fait l’objet d’une édition par les soins de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. S’y trouvent donc tous les textes de Decour de cette période, à côtés de ceux de Politzer, Blech (Blech, un autre oublié...), Solomon, et le voisinage que chacun des textes entretient avec les autres leur donne encore plus de force et de pertinence historique.
Jacques Decour, La Faune de la collaboration, Editions La Thébaïde, 349 pages, 23 euros ;
La Pensée libre de Jacques Decour, Georges Politzer, Jacques Solomon, Editions Aden, 358 pages, 19 euros.
Article paru dans Les lettres françaises. Octobre 2013