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Les originalités de la voie chinoise
Par Tony Andréani

Quelle est la voie économique suivie par la Chine au cours de son développement ?
Telle est la question que pose Giovanni Arrighi dans Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise.

Adam Smith à Pékin a un titre intrigant.
Le lecteur informé s’étonnera que la
Chine soit ainsi placée sous l’égide
d’un des pères de l’économie politique, Adam
Smith, plutôt que sous celle de Marx, fût-il révisé
« à la chinoise ». C’est que, selon Giovanni
Arrighi, on n’a pas vraiment compris Smith.
Que disait ce dernier ? Qu’il y avait une voie
naturelle du développement dans laquelle le
marché est utilisé comme un instrument du
gouvernement parmi d’autres. L’État doit intervenir
activement, non seulement en créant
et reproduisant les conditions d’existence du
marché, mais encore en s’occupant lui-même,
des infrastructures et de l’éducation, et en régulant
directement la monnaie et le crédit. Il
doit soutenir en priorité l’agriculture et, de
là, l’industrie. Il favorisera principalement le
commerce intérieur et n’utilisera le commerce
extérieur que comme complément, quitte à modifier
ses priorités si la société est menacée par
la violence intestine ou par d’autres États. Car il
doit se préoccuper de la stabilité sociale, ce qui
revient à modérer l’exploitation capitaliste : la
bonne concurrence sera entre capitalistes et non
entre travailleurs. Smith pensait que cette voie
était caractéristique de l’Asie et prévoyait donc
un grand avenir pour la Chine. Par contraste,
la voie européenne était jugée artificielle : elle
prend sa source dans le commerce extérieur,
cherche à développer d’abord l’industrie et
les exportations, cela pour répondre à la baisse
du taux de profit qu’engendre la concurrence
sans frein et qui engendre du conflit social et
des guerres entre les nations.

La plus grande partie du livre est consacrée
à cette voie occidentale actuellement en échec,
mais je m’intéresserai ici à la partie consacrée
à la voie chinoise. Contrairement aux États
occidentaux, les vieux États asiatiques n’avaient
aucune tradition de conquête, et il s’agit d’une
politique qui s’est poursuivie aujourd’hui : l’armée
chinoise n’a qu’une vocation défensive
et le pays n’a pas de prétention impérialiste.
En outre, la voie asiatique n’a pas reposé sur
l’accumulation de capital, mais sur l’utilisation
d’une force de travail nombreuse, qualifiée et
polyvalente, correspondant à une éthique du
travail. Enfin, le rôle de l’État était bien, en Asie
de l’Est, celui que Smith préconisait pour faire
la richesse des nations. Et c’est tout cela qui
explique, en particulier, le prodigieux décollage
de la Chine, sans précédent dans l’histoire.
L’auteur retrace le chemin suivi dans le
sillage des acquis de l’ère maoïste (unification
du pays, mise en place d’infrastructures,
généralisation de l’instruction primaire, etc.) :
d’abord, l’essor de la petite agriculture paysanne,
dans le cadre d’une propriété publique
de la terre maintenue ; ensuite, le développement
très rapide des petites entreprises de
bourg et de village, offrant un complément
de ressources aux paysans, puis l’appel aux
capitaux venant de la diaspora chinoise, qui
a enclenché une industrialisation modernisée ;
enfin, le développement conjoint du marché
intérieur et des exportations. L’État reste
bien l’orchestrateur et le garant de ce développement
car il a gardé la haute main sur
les secteurs stratégiques (à travers ses entreprises
d’État ou ses entreprises actionnarisées
d’État), et il pilote l’économie à grande distance
des prescriptions libérales du consensus
de Washington (à travers ses injonctions à la
Banque centrale, ses grandes banques publiques,
etc.). Ainsi, la Chine retrouve, tout
en se modernisant, des orientations qui ont
fait sa force dans le passé impérial.
Au terme de ses analyses, Arrighi peut
conclure que la voie occidentale de développement
est arrivée au bout de sa logique et
qu’elle est déjà surpassée par la voie asiatique.
À preuve : l’état de dépendance financière
dans lequel se trouve l’État états-unien par
rapport notamment au Japon et à la Chine,
grands acheteurs de ses obligations. Le projet
d’un gouvernement mondial sous la houlette
états-unienne ayant capoté, le basculement du
monde est en marche.

Aussi passionnant que soit ce livre, des
questions restent en suspens. Que signifie une
« économie non capitaliste de marché » ? Socialisme
de marché ou forme spécifique de
capitalisme ? Arrighi reste prudent. On peut
le comprendre. D’abord, nous sommes loin
d’être au clair sur ce que pourrait être un socialisme
de marché (ou avec marché), qui a
bien quelques brefs antécédents (comme la
NEP en URSS) et quelques prémices ici ou là,
mais aucune réalisation stable. Ensuite, bien
des aspects de la Chine actuelle, du nombre de
milliardaires à l’armée des mingong, plaident
plutôt en faveur d’un capitalisme hybride, et
parfois féroce. Toutefois, la bourgeoisie privée
semble bien loin de s’être installée au coeur
du pouvoir d’État : elle est bien plutôt sous
contrôle. Si le mouvement vers la constitution
d’une classe capitaliste tout entière consacrée
à l’accumulation semblait bien en marche
pendant l’ère Jiang Zemin, ce mouvement
paraît fortement contrecarré actuellement,
et ce d’autant plus que de larges couches de
la population se sont rebellées. À cet égard,
Arrighi fait observer que leur attitude est fort
différente de celle de bien d’autres classes populaires
asiatiques, même si elle ne ressemble
pas à ce qu’on connaît en Occident. C’est là
encore un legs de l’ère maoïste. J’ajouterais
que l’existence d’un parti dominant n’est pas
la monstruosité que dénoncent les leaders
d’opinion occident aux : les courants ne sont
pas moins vifs en son sein qu’entre les partis
qui occupent le devant de la scène en Occident,
et la difficile recherche du consensus dans ses
instances a au moins l’avantage de déboucher
sur des politiques qui, n’étant pas soumises à
un rythme électoral accéléré, ont l’avantage
de la durée. Quoi qu’il en soit, l’ère de l’imperium
occidental, puis états-unien, est bien
terminée, comme en témoignent les hésitations
et confusions stratégiques qui les traversent,
fort bien relevées par l’auteur.

Article paru dans Les lettres françaises du 5 février 2011

Adam Smith à Pékin. Les promesses
de la voie chinoise
,
de Giovanni Arrighi. Éditions Max Milo,
2010, 504 pages.

On peut lire également sur ce livre l’article de Giovanni Arrighi.


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