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Les stratégies environnementales partielles sont illusoires
par Anne Teyssèdre, Article publié dans le journal Vertitude

I = PAT. Proposée par Paul Ehrlich et John Holdren au début des années 1970 [1], cette équation bien connue des écologues définit l’impact I de l’humanité sur l’environnement comme le produit de ses trois grandes composantes ou facteurs d’impact : l’effectif P de la population mondiale, la consommation individuelle moyenne A (pour « affluence » en anglais), et l’impact T de la technologie sur l’environnement. Et de fait, avec six milliards et demi d’habitants en expansion, aux besoins énergétiques croissants et aux technologies aussi envahissantes que perturbatrices - notamment par leur effet actuel sur le climat -, l’impact de notre espèce sur la biosphère augmente considérablement depuis quelques décennies, menaçant non seulement d’innombrables espèces mais aussi le fonctionnement même des écosystèmes, et donc l’avenir des sociétés humaines qui en dépendent. Ainsi, selon les résultats du Millennium Ecosystem Assessment – une enquête mondiale récente sur l’état des écosystèmes terrestres et aquatiques – environ 60% des services écologiques rendus par la biodiversité aux sociétés sont aujourd’hui dégradés ou surexploités.

Comment limiter cet impact ?

En accord apparent avec la formule d’Ehrlich et Holdren, de nombreux ONG, partis écologistes, mais aussi gouvernements, prônent un « verdissement » des technologies, c’est-à-dire une réduction de leur impact (T) sur l’environnement. Les pistes sont nombreuses, qui semblent propices autant à la préservation des écosystèmes qu’au développement économique : développement des énergies renouvelables telles que les énergies solaires, éoliennes et marée-motrices, diffusion des biotechnologies, recherche sur les moteurs à hydrogène, etc... Sans oublier l’organisation écologique et économique d’activités industrielles complémentaires dans des boucles de production-transformation-recyclage de matière et d’énergie (mimant le fonctionnement d’un écosystème), à la base de la jeune « écologie industrielle » - dont le développement ravit aujourd’hui autant les hommes d’affaires que les amateurs de nature.

Stratégie environnementale complémentaire, soutenue par la plupart des ONG et mouvements écologistes des pays développés : réduire – lorsque son budget le permet - sa propre consommation de ressources et d’énergie. En évitant de voyager souvent et loin, d’utiliser une voiture gourmande en carburant, de manger beaucoup de viande ou des aliments transportés par avion… ou encore en choisissant de vivre dans un immeuble collectif de type « maison verte », au faible bilan énergétique. Ceci dans l’idée de limiter la consommation mondiale – et donc la consommation moyenne A par individu.

Ces pistes a priori prometteuses ne pourront cependant guère atteindre leur objectif écologique… si elles ne sont organisées et encadrées au niveau collectif, national et international. Elles oublient en effet que les trois grandes composantes (P, A et T) de notre impact sur l’environnement ne peuvent être cloisonnées : ces trois facteurs interagissent par le biais de mécanismes tels que la compétition - écologique et économique - pour l’exploitation des ressources, la diffusion culturelle des techniques plus efficaces ou plus appréciées, et les lois économiques du marché.

L’apparition et l’adoption de nouvelles « techniques » au sens large, c-à-d. de méthodes et outils plus efficaces pour se nourrir, se déplacer, séduire un partenaire ou se défendre contre ses ennemis (prédateurs ou compétiteurs), ont pavé l’évolution des espèces depuis des centaines de millions d’années - avec pour résultat darwinien habituel le succès démographique, voire la radiation évolutive, des lignées mieux équipées. Les hommes ne font pas exception, qui bénéficient en outre de la diffusion culturelle rapide des nouvelles techniques apprises par imitation, à l’intérieur et entre les sociétés. Ainsi, l’invention puis les progrès techniques successifs (1/T) de l’agriculture ont permis la croissance rapide de la population mondiale P, qui a été multipliée par plus de mille en quelques milliers d’années.

Effets rebonds

De même, les gains d’efficacité techniques (1/T) stimulent la consommation individuelle (A) et donc la consommation mondiale, par le biais des lois du marché. Dès 1865, dans son enquête sur l’exploitation des mines anglaises de charbon, l’économiste William Stanley Jevons a observé que, loin de réduire la quantité totale de combustible ou carburant utilisé, les gains d’efficacité dans la production d’énergie - par les machines à vapeur notamment - se sont régulièrement soldés par une augmentation de la consommation globale de carburant [2]. Longtemps négligé, cet effet rebond des progrès techniques sur la consommation mondiale a été remis au cœur des recherches en économie écologique depuis les années 1990 par des chercheurs tels que L. Brookes, J. Clark, J.B. Foster et B. Alcott [3]. Il s’explique notamment par la baisse des prix des biens et services produits au moyen de techniques plus efficaces, c-à-d. plus économes en ressources et en énergie.

Dus ou non à des gains d’efficacité, les effets rebonds des progrès techniques sur la consommation mondiale et l’environnement sont incontestables aujourd’hui. Ainsi, selon une étude américaine [4], l’amélioration récente des moteurs à explosion s’est soldée non pas par une baisse globale de la consommation d’essence, mais bien par une augmentation de la cylindrée moyenne des voitures et de leur kilométrage annuel. Selon une autre étude [5], du fait des nouvelles et nombreuses possibilités de documentation qu’il offre aux usagers, le développement d’Internet a causé non pas une réduction mais bien une augmentation de la consommation de papiers par les bureaux américains. Ou encore, selon les statistiques énergétiques européennes d’Eurostat, résumées dans un document de la Fédération Environnement Durable [6], la production d’électricité par les éoliennes en Allemagne et ailleurs n’a en rien diminué l’utilisation d’autres énergies… En bref, rien ne sert de « verdir » les technologies, sans système de prévention des effets rebonds économiques et écologiques.

Sans garde-fou économique, la « stratégie » individuelle de la frugalité des personnes aisées ne devrait pas avoir plus de succès : c’est ce que vient de montrer l’économiste suisse d’origine américaine Blake Alcott dans la revue Ecological Economics [7]. En réduisant la demande globale, cette frugalité individuelle cause en effet elle aussi une baisse des prix, qui stimule la consommation par d’autres personnes - moins soucieuses de leur impact sur l’environnement -, au pouvoir d’achat comparable, et qui par effet rebond rétablit la consommation globale.

De manière générale, en ne s’attaquant qu’à l’une ou l’autre des composantes de notre impact sur l’environnement, et en négligeant les interactions entre population, consommation et progrès techniques, toute stratégie environnementale partielle est illusoire. Loin d’atteindre son objectif d’alléger l’empreinte écologique des hommes sur la Terre, elle maintient ou augmente cette empreinte par effet rebond. A moins, comme le préconise Blake Alcott, de l’assortir de leviers économiques tels que taxes, quotas et permis négociables, à l’échelle nationale et internationale, et de règlementations adaptées. C’est-à-dire de l’encadrer dans une stratégie générale, visant bien notre impact écologique sur la Terre, et non l’un ou l’autre de ses facteurs. En matière d’environnement, les stratégies partielles ou isolées sont sans effet !

Anne Teyssèdre est écologue et médiatrice scientifique

http://anne.teyssedre.free.fr

Article publié par le journal Vertitude

Notes :

[1Holdren J.P. & P. Ehrlich, 1974, in American Scientist 62, pp. 282-289.

[2Jevons W.S., 1865, “On the Economy of fuel”, republié en 2001 in Organization and Environment 14 (1), pp. 99-104.

[3Brookes L., 1990, in Energy Policy 18 (2), pp. 199-201 ; Clark B. & J.B. Foster, 2001, in Organization and Environment 14 (1), pp. 93-98 ; Alcott B., 2005, in Ecological Economics 54, pp. 9-21.

[4[1]Sellen A.J. & R.H.R. Harper, 2002. The Myth of the paperless office, Cambridge, USA, MIT Press.

[5York R., 2006, in Research in Human Ecology 13 (2), pp. 143-147.

[7[1]Alcott B, 2008, in Ecological Economics 64, pp. 770-786.


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