Il est curieux, voire inconséquent, quand on parle de Marcel Conche, de ne pas envisager sa conception de la morale (je laisse de côté provisoirement la politique) eu égard au rôle que celle-ci joue dans son système d’ensemble. D’une part au sein de sa philosophie théorique, où le scepticisme ontologique est présent (en tension, au demeurant, avec son naturalisme), sa conception de la vérité morale ou de la vérité en morale le fait échapper à tout scepticisme radical, on va le voir, et ce d’une manière étonnante puisque s’il y a bien un domaine dans laquelle le scepticisme est couramment légitimé ou pratiqué, c’est bien celui de la morale, au moins sous la forme d’un relativisme culturel, dominant aujourd’hui ! C’est pourquoi on ne saurait en faire, sans plus, un sceptique comme l’avait titré le Magazine littéraire – sauf à trahir profondément sa pensée. D’autre part, c’est la morale qui est à la base de son athéisme assumé, athéisme affirmant que l’hypothèse de Dieu est incompatible avec l’existence du mal et, spécialement la souffrance des enfants, argument très original et qui le classe à part dans la philosophie française. Enfin, ce que j’ai indiqué comme curieux l’est moins si l’on songe d’ores et déjà que c’est cette même position morale qui l’amène à une position politique radicale de condamnation du capitalisme, que l’on passe souvent sous silence, pour des raisons sinon de censure, en tout cas de prudence médiatique. Je vais donc développer ces deux ou plutôt trois points : la morale, la politique et le rapport qu’elles entretiennent chez lui.
C’est dans Le fondement de la morale [1]qu’il en fournit une présentation complète, originale par les temps qui courent, et dans laquelle je me reconnais largement. Disons qu’elle se place d’emblée sous l’affirmation qu’il y a des vérités morales ou encore que la morale est aussi (pas seulement) un domaine de vérité. « Il est vrai que l’on doit » [2], dit-il par exemple, à propos de différentes obligations tirées de la morale, en insistant sur le fait que le caractère impératif de ses valeurs leur est essentiel. Or comment comprendre ici ce terme de « vérité » ? On l’associe toujours à des propositions ou énoncés théoriques – ceux de la science par exemple – qui se réfèrent à une réalité extérieure objective et que l’on déclare vraies quand elles correspondent à celle-ci, qu’elles lui sont adéquates. Or cela ne saurait convenir à une proposition morale ou pratique qui se réfère non à ce qui est mais à ce qui doit être et, plus précisément, doit être fait. Aucune correspondance ne peut être ici d’emblée pensée au moment même où la proposition morale est présente à la conscience humaine : nous sommes en présence d’un énoncé non assertorique mais performatif, qui ne saurait avoir de vérité externe ! C’est pourquoi un auteur comme Habermas, dont Conche, à son insu, n’est pas très éloigné, dira qu’il y là non des vérités, mais « comme » des vérités ! Conche, lui, maintient la notion, mais dans un texte récent, il précise son vocabulaire et distingue justement une vérité-adéquation et une vérité-authenticité : face à un blessé, indique-t-il par exemple, nous devons lui venir en aide et c’est là, dit -il « un vrai devoir », entendons : un authentique devoir, qui se déduit d’ailleurs de la morale des Droits de l’homme [3].
Encore faut-il préciser ce qu’il faut entendre par morale et justifier ses prescriptions ou, si l’on préfère, les fonder. C’est ici que la question se complique et qu’il faut faire appel à des distinctions très fines qu’opère Conche dans la remarquable Introduction du livre dont je parle. D’abord, comme préalable et pour dissoudre les confusions habituelles, il convient de séparer la morale et l’éthique : l’éthique – pour faire simple – renvoie à des valeurs vitales, lesquelles sont multiples parce que particulières et personnelles, parfois liées à des métaphysiques et donnant lieu alors, lorsqu’elles sont élaborées rationnellement, à des sagesses, qui sont recommandées mais non obligatoires : l’éthique du plaisir d’Epicure, celle de l’accord avec le monde des Stoïciens, celle de la joie de Spinoza, etc.. Or, il est clair que personne ne se doit au plaisir ou à la joie, qui ne sont que des options éthiques personnelles ! La morale, elle, est universelle et obligatoire, indépendante de toute métaphysique particulière et liée à la raison simplement humaine : alors qu’il y a des éthiques, il n’y a qu’une morale ou pas de morale du tout… même s’il arrive à Conche de parler de différentes morales collectives que l’histoire a connues. Mais c’est là un flottement de vocabulaire car ce ne sont alors, selon moi, que des éthiques déguisées en morales [4] ou des approximations imparfaites de cette morale unique. C’est ainsi que le respect de la personne humaine vaut en tout lieu et à toute époque, en droit tout au moins… ou alors il ne vaut pas du tout, ce que conteste absolument M. Conche ; et le bien et le mal qui la constituent ne sauraient se substituer au bon et au mauvais de l’éthique, avec leur arbitraire propre, comme le voulait Nietzsche. Conche ici, et malgré ses dénégations parfois, est clairement kantien : il y a des valeurs absolues comme l’Universel, le refus de l’instrumentalisation d’autrui ou la valeur d’autonomie. Mais il s’en distingue, apparemment en tout cas, sur le problème de leur fondement, à condition de différencier plusieurs notions rapportées à la morale : son principe, sa cause et son origine.
Le principe consiste en une prémisse normative première qui sert à justifier les différentes obligations ; mais encore faut-il le justifier, c’est-à-dire le fonder, en rendre raison ! La cause, elle, est ce qui nous fait agir en morale. Ainsi de la pitié selon Schopenhauer, qui en fait le mobile ultime de nos actes moraux et la constitue à tort en « fondement » pour la morale puisqu’elle en est seulement le mobile purement factuel. Enfin, l’origine, elle aussi factuelle, nous renseigne sur la source de nos valeurs à l’instar de Nietzsche (que Conche connaît très bien) inaugurant ce type d’approche dans sa Généalogie de la morale et la trouvant dans la vie. Mais, contrairement à ce qu’il croit, elle ne saurait nous renseigner sur la valeur des valeurs : seul un jugement de valeur, précisément, peut le faire et Nietzsche le fusionne indûment avec l’enquête génétique qu’il développe avec profondeur, par ailleurs. Savoir d’où me vient ma conception du bien et du mal – d’une vie faible, de tel ou tel conditionnement historique, social ou psycho-familal – ne me dit rien sur ce qu’elle vaut !
Qu’entendre alors, à l’opposé, par la notion de fondement dont la recherche n’est pas un « faux problème » comme Nietzsche le prétendait, n’y voyant que la rationalisation trompeuse d’une morale particulière donnée ? [5] Conche distingue, justement à nouveau, un fondement négatif et un fondement positif, ce que je préfère appeler un fondement ontologique ou théorique et un fondement normatif ou pratique. Le premier indique ce sans quoi la morale comme ensemble de normes obligatoires ne serait pas possible, à savoir la liberté entendue comme capacité métaphysique de choix, toujours en nous, et sans laquelle selon lui l’idée même d’obligation ne serait pas concevable, tout autant que la réalité de son expérience ou de son sentiment intérieur. Bien que partisan de l’idée que seule la Nature (avec une majuscule) existe et qu’elle a produit l’homme, qu’elle est omni-englobante, omni-déterminante et omni-génératrice, il admet pourtant en elle, en l’occurrence en l’homme, cette capacité de liberté qui l’arrache à son déterminisme propre comme aux multiples déterminismes, sociaux ou psychologiques (il n’est pas convaincu par Freud) qui l’accompagnent et c’est elle qui lui permet de choisir et de se sentir obligé. Je le cite : « Dès lors qu’il y a obligation, quelque chose de plus s’ajoute à la nature, et qui est la liberté » [6]. Il retrouve là le « je dois, donc je peux » de Kant, dans lequel l’affirmation de la liberté est également fondée sur la morale… sauf que chez l’auteur de la Critique de la raison pure il y a une ontologie idéaliste – la distinction des phénomènes et des noumènes liée à l’idéalité de l’espace et du temps – telle qu’elle rend elle-même possible de penser une pareille liberté… qui rend possible l’obligation morale ! Ici, le naturalisme intégral de Conche bute sur une difficulté, sinon sur une aporie insoluble : la liberté comme fondement théorique de l’obligation et donc de la morale en général ne paraît guère susceptible d’être elle-même fondée sur l’essence purement naturelle du réel. Elle a tout l’air d’un miracle surnaturel, bien venu pour sauver la morale ! Et sans doute doit-on trouver là la source de son opposition de plus en plus ferme au matérialisme (alors qu’il avait « flirté » un temps avec lui) : c’est le refus du déterminisme qui lui est inhérent et l’affirmation résolue de l’incapacité qu’il y aurait à fonder, donc à penser la morale, avec ses obligations, sur sa base, faute de libre-arbitre.
Quoi qu’il en soit, reste l’autre fondement, celui qui est normatif, positif comme il dit car direct, et qui est le plus important à mes yeux comme aux siens. Car une fois admis qu’il y a ou qu’il est possible qu’il y ait des valeurs et des obligations morales, encore faut-il qu’elles soient justifiées intrinsèquement, c’est-à-dire légitimes, valides ou encore, pour reprendre notre idée de départ, qu’elles soient vraies en un sens pratique, et que nous ne soyons point en présence d’illusions vitales comme le pensait Nietzsche ou idéologiques comme tout un pan de la pensée de Marx tend à l’affirmer [7]. Cette question est essentielle car il en va de l’existence même de la morale dans un monde où le sens moral semble disparaître peu à peu. Or, cette disparition progressive tend à nous faire accepter les diverses formes de barbarie, soft ou hard, qui nous entourent en nous les rendant invisibles et elle nous interdirait, si elle était avérée et justifiée, de concevoir et de vouloir humaniser ce monde à travers la politique (j’y reviendrai), à tel point que l’idée même d’humanisation ou d’indignation devant l’inhumain perdrait, comme chez Nietzsche, toute signification intrinsèque. C’est donc à cette tâche spécifique de fondation-légitimation de la morale que Marcel Conche entend s’atteler avant tout, par-delà les approches liées au principe, aux causes ou à l’origine qui lui paraissent vouées radicalement à l’échec sur ce plan.
J’avoue que, ici, je suis un peu frustré : la solution qu’il nous propose est de fonder la morale sur le dialogue inter-humain [8], qui suppose l’absolue égalité, liberté et dignité de ceux qui dialoguent, indépendamment de toute appartenance particulière. Cet argument est aussi à la base de la réflexion de Habermas, dans De l’éthique de la discussion [9], qui porte en réalité sur la morale et qu’il ne connaît pas, m’a-t-il avoué. Mais dans les deux cas l’argumentation échoue à fournir une véritable fondation normative : il ne s’agit que d’une « quasi fondation » puisque les valeurs ainsi engagées ne sont qu’impliquées, de fait, par et dans le dialogue. En quoi cette implication de fait vaut-elle une fondation ou justification normative ? Car avant même de dialoguer et d’y engager de fait des valeurs morales, nous sommes tous obligés au dialogue, obligation qui précède le dialogue avec ses valeurs, lesquelles ne sauraient donc se fonder sur lui. Nous sommes ici contraints, contre Conche, de nous tourner vers Kant et vers l’idée de principe que Conche a récusée comme fondement de la morale. Car c’est bien le principe de l’Universel – n’est valable moralement qu’une maxime de vie qui peut être universalisée – qui seul vaut et celui-ci est issu de la seule raison humaine, quel que soit le statut qu’on lui attribue et dont le matérialisme de Darwin rend compte désormais [10]. C’est dire que la notion de principe comme fondement de la morale ne saurait être évacuée comme il le prétend : c’est bien un principe rationnel-raisonnable qui fonde très simplement la morale et, comme le disait Kant, nous n’avons pas à l’inventer : il nous suffit de l’extraire de la conscience commune et de le formaliser rigoureusement. Au surplus, il n’est pas si éloigné de la notion de « dialogue » qu’on pourrait le croire et que Conche le croit : soumettre une maxime de vie au test de la capacité d’être universalisée sans contradiction, c’est la soumettre précisément au test du dialogue, mais d’un dialogue a priori, avec tous, dans l’intériorité de la raison et non dans l’extériorité positive et actuelle d’un dialogue empirique effectif, qui peut aboutir de facto à des conclusions fausses : le peuple peut se tromper ! Il y a donc un principe, à la fois rationnel et raisonnable, celui de l’Universel, qui est nécessaire et suffisant pour fonder, c’est-à-dire donc légitimer, toute obligation morale parce qu’il est évident (il a été justifié par Kant à la fin de la 1ère section des Fondements de la métaphysique des moeurs) et que son évidence, si on l’a bien compris, n’a pas besoin d’être davantage démontrée [11]. Tout cela ne saurait invalider la démarche de Conche et ses conclusions ; c’est seulement leur fondation qui me fait problème, au nom de Kant.
Reste à savoir quelles conclusions il en tire en politique et d’abord s’il en tire des conclusions de ce type. Eh bien oui, et avant de préciser celles-ci, qui sont peu connues et que je tiens à faire connaître, d’autant plus que je les partage entièrement, je voudrais brièvement indiquer d’abord comment elles se fondent elles-mêmes sur la morale. Elles se déduisent, selon lui, immédiatement en quelque sorte, de la morale universaliste dont il défend absolument la valeur et elles sont exprimées dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont il analyse d’une manière extrêmement riche les conséquences non seulement possibles, mais inévitables logiquement, et impératives politiquement. Je n’entrerai pas tout de suite dans le détail de ses conclusions, mais je voudrais en indiquer le principe théorique, lequel en montre le caractère moralement obligatoire : « Le discours politique révolutionnaire (ici celui de 1789 – Y. Q.) n’est autre que le discours moral lui-même dans sa forme politique » [12]. Entendons : il n’y a pas d’hétérogénéité entre la visée morale et la visée politique, en l’occurrence celle d’inscrire les valeurs morales de la liberté et de l’égalité de tous les hommes dans le concret de la politique – sauf à enfermer la morale dans « la bulle, amoureuse ou amicale » et à ne pas l’ouvrir sur le monde social, ce qui constitue un contresens radical [13]. Il rejoint ainsi Rousseau affirmant dans L’Emile que « ceux qui voudront séparer la morale et la politique n’entendront rien ni à l’une ni à l’autre » : la morale doit déboucher sur la politique et la politique se fonder sur la morale. Mais quelle est donc précisément la position politique de Marcel Conche ?
Il la présente d’une manière dispersée, dans divers textes et sous diverses formes. D’abord sous la forme d’une proximité affichée avec le marxisme dont il partage l’analyse théorique du capitalisme et de son devenir (même s’il s’est avoué récemment plus pessimiste), qu’il expose avec une grande clarté dans un chapitre entier de Vivre et philosopher (PUF) ; puis dans les éloges qu’il fait de personnages politiques comme Rosa Luxembourg et Lénine auxquels il accorde une dimension proprement morale ; dans les multiples manifestations de sympathie, aussi, à l’égard de l’ex-URSS, par exemple dans des pages de son Journal étrange ou même dans ses Ultimes réflexions, mais une sympathie qui est nourrie d’une grande connaissance historienne de l’époque en question – sympathie telle que, une étudiante étant venue le voir à Treffort et s’étant permise de critiquer ce pays et son régime, il ne l’avait pas supporté et lui avait signalé qu’elle pouvait s’en aller, ce qu’elle fit ; enfin et surtout, sous la forme d’une critique constante et intransigeante du capitalisme dans ses méfaits humains, faite sur une base morale. C’est ainsi qu’il est capable de répondre à Comte-Sponville, soutenant l’idée que ce système n’a pas à être jugé moralement et qu’il est donc ni moral ni immoral mais amoral, que, au contraire, il doit être dénoncé non seulement comme injuste mais comme foncièrement « immoral » [14], et dans un petit livre passé inaperçu, au titre étrange, il parle du caractère « tératologique », c’est-à-dire monstrueux, du régime capitaliste [15]. Tout cela, malgré le refus de prendre des positions politiques publiques pour se préserver des remous qu’elles pourraient entraîner dans sa vie et qui l’empêcheraient de philosopher, fait de lui, en politique donc, un homme de conviction communiste, ayant même rêvé, m’a-t-il dit un jour, de vivre dans une commune populaire de Chine où il aurait pu avoir le plaisir de se montrer moins individualiste ! Je tenais à préciser ces points car ils témoignent qu’il y a encore des esprits philosophiques courageux en politique et je veux lui en rendre hommage.
Mais comment se présente plus précisément ce passage de la morale à la politique et, spécialement, cette dénonciation du capitalisme ? Dans Le fondement de la morale il avoue, tout à la fin, s’arrêter « aux frontières de la politique » [16]. Nous n’aurons donc affaire qu’à des orientations générales, parlantes cependant, et qui nous sont bien imposées par la morale elle-même. C’est ainsi qu’il dit clairement que « la philosophie morale fournit le critère de ce qui a une importance absolue, c’est-à-dire tel que chaque homme doit le tenir important » et il cite comme exemples « la faim, la malnutrition, ou le travail des enfants, dans le tiers-monde » par opposition à ce qui ne concernerait qu’un intérêt individuel ou particulier, relatif à telle ou telle situation concrète. Et plus loin, il ajoute, dans le même esprit, que cette philosophie morale « fournit le critère – je résume – non de ce qui a une importance particulière (pour un peuple, un Etat, tel autre sujet particulier) mais de ce qui est important pour la civilisation elle-même, comme telle, c’est-à-dire qui a une importance universelle » [17]. On voit clairement ici que l’universel moral trouve son champ d’application dans l’universel politique, dans lequel il se prolonge naturellement parce qu’il lui est en quelque sorte homogène.
Quelles sont alors ces grandes orientations ? Elles se placent toutes dans la lumière intellectuelle et morale de la Révolution française et à l’enseigne de ses principes normatifs : l’égalité de tous les hommes, le droit égal à la liberté de parole, à la décision politique, à l’éducation, c’est-à-dire à la culture et aux lumières et, même, avec des limites qui touchent à la question de l’égoïsme, à la qualité de la vie – ne pas mener une vie simplement animale mais authentiquement humaine et tournée vers autrui – et le droit à « l’auto-dévelopement » individuel, ce qui signifie en langage marxiste, la fin de l’aliénation, l’émancipation personnelle. J’ajoute, car ce n’est pas anodin, le droit à la révolte face à l’oppression ou l’injustice et, d’une manière originale, le droit, et même le devoir de substitution : quand un être humain n’est pas en capacité de défendre ses droits (enfant, handicapé, exploité aliéné idéologiquement) on doit le faire à sa place : ce n’est peut être pas absolument démocratique, mais c’est moral et, dans ce cas, la démocratie, qui laisse les choses se faire et l’être humain se défaire, serait immorale.
Je n’en dis pas plus, mais cela suffit déjà à comprendre un point important, qui le rend original aujourd’hui : l’idée que toutes les civilisations ou toutes les sociétés ne se valent pas et donc qu’il a y un progrès dans l’histoire, de nature bien évidemment morale et distinct du progrès des sciences et des techniques, qui est neutre. Car s’il y a des « morales collectives », disons, pour éviter toute confusion avec l’éthique (il y a des éthiques, comme je l’ai dit et comme il le dit), des définitions du bien et du mal collectives variant donc selon les sociétés, les cultures et les époques, on a le droit de les comparer et de les juger à la lumière des normes universelles auxquelles nous sommes parvenus (et auxquelles elles pourront toutes parvenir un jour) ; et du coup on peut les hiérarchiser, considérer qu’elles ne se valent pas sans verser dans le moindre ethnocentrisme et, si l’on prend leur succession dans le temps historique, affirmer que l’on progresse quand on passe de l’une à l’autre (comme l’on peut aussi régresser). C’est ainsi que l’abolition de l’esclavage a été un très grand progrès historique, indissolublement moral et social, tout comme le passage de la monarchie à la République en 1789, et l’on pourrait multiplier les exemples, y compris contemporains et en tenant compte, malheureusement, du facteur religieux ! [18] L’on aura compris que ce progrès a pour caractéristique de passer par le droit, c’est-à-dire d’inscrire ses nouvelles normes dans un droit positif. Ici aussi, Conche retrouve Habermas affirmant que la morale « migre dans le droit ». Cependant, ce processus, long et inégal, n’est pas automatique. C’est pourquoi Conche, sur la base du même présupposé qu’il y a de la morale dans la politique, est partisan de mettre au premier plan l’éducation morale. Car la conscience morale n’est pas « un produit de la nature » rappelle-t-il, elle doit être acquise culturellement et il y faut donc une « formation morale » de l’homme pour le rendre à même de participer activement au progrès moral de la politique et donc de l’histoire [19].
Peut-on aller plus loin et franchir la « frontière » de la politique pour fonder, à nouveau, mais à sa place, son option morale anticapitaliste et, pour tout dire et ne pas pratiquer hypocritement l’euphémisme, communiste ? La claire affirmation de cette position m’autorise à le faire, en me souvenant des nombreuses notations que l’on trouve chez lui et qui vont dans ce sens – d’autant plus que c’est un travail que j’ai moi-même fait et qu’il ne m’a exprimé aucun désaccord à me lire. Disons très simplement, mais indubitablement, que le capitalisme est structurellement immoral (quelles que soient les intentions conscientes de ses acteurs), pour trois raisons, liées aux trois formulations de l’impératif moral kantien, que Conche, on l’aura compris, ne récuse pas mais qu’il entend fonder d’une autre manière : le capitalisme repose sur l’exploitation du travail humain et ce phénomène ne peut être universalisé – pour qu’il y ait des exploiteurs il faut qu’il y ait des exploités, mais c’est le cas aussi de la domination politique et de l’oppression sociale qui le caractérisent ; il repose aussi sur l’instrumentalisation de l’homme, le travailleur étant réduit à un facteur de production du profit qui nie sa dignité absolue en tant que personne, et, enfin, il entraîne l’hétéronomie des hommes au travail, rendus incapables de décider vraiment de leurs conditions de vie. Bref, et jugé à la lumière des normes morales, il doit être considéré comme immoral, non à la marge ou dans ses excès (ce dont Comte-Sponville conviendrait), mais fondamentalement, essentiellement ou intrinsèquement, ce que Comte-Sponville conteste et que Conche soutient avec vigueur, cohérence et un rare courage moral autant qu’intellectuel.
On l’aura deviné : ce qui m’a attiré dans cet aspect-là de la philosophie de Marcel Conche, au-delà de ses autres aspects, c’est sa défense de la morale dans son rapport à la vie sociale et politique, donc sa défense philosophique de l’humain. Cela prouve que l’on peut être à la fois un philosophe, se consacrant à l’abstraction, et un militant humaniste concret. Merci, Marcel Conche !
Intervention au colloque d’hommage à Marcel Conche qui eu lieu à Paris récemment à l’initiative de la Revue de l’enseignement philosophique. M. Conche est sans conteste le plus grand philosophe encore vivant (il a 93 ans) de la génération de Sartre. Il a té longtemps professeur à la Sorbonne. Les actes du colloque sont à paraître dans un numéro spécial de la revue.
[1] Editions de Mégare, 2ème édition, réédité aux PUF, 1993.
[2] Op. cité, p. 25.
[3] Voir le chapitre « La vérité dans la vie morale » dans Ultimes réflexions, HD Philosophie, 2015.
[4] Voir la dite « morale catholique » qui, dans bien de ses aspects, n’est qu’une éthique se faisant passer pour la morale.
[5] Voir Par-delà le bien et le mal, § 186.
[6] In Analyse de l’amour et autres sujets, PUF, chapitre sur L’obligation morale, p. 24.
[7] Voir la formule d’Althusser : « La morale est, par essence, idéologie » (in Pour Marx, Maspero, 1965, p. 239).
[8] Op. cité, p. 32.
[9] Cerf, 1992.
[10] Voir mes Etudes matérialistes de la morale, 2002.
[11] L’argument de Kant est imparable : la morale devant par définition prendre la forme d’une loi universelle (et non d’un conseil particulier), elle ne peut avoir pour contenu que l’idée même de loi universelle.
[12] Op. cité, p.57.
[13] In La voie certaine vers Dieu, L’esprit de la religion, Les Cahiers de l’Egaré, 2008, repris dans Métaphysique, PUF, p. 155. Mais je reste sceptique vis-à-vis d’une « religion de l’amour » qui ne soit pas immédiatement une « politique » de l’amour.
[14] Voir la postface inédite du livre de Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, 2ème édition, Albin Michel, 2009, p.. 2036
[15] Voir Une voie certaine vers Dieu, L’esprit de la religion, op. cité, terminologie reprise dans Ultimes réflexions, HD, 2014..
[16] Op. cité, p. 137.
[17] Ib., p. 134
[18] Ib., voir p. 15-16.
[19] Ib., p. 87.