Les communistes et le pouvoir
Il y a bientôt soixante ans, le dimanche 4 mai 1947, le président du Conseil, Paul Ramadier, évinçait de son gouvernement les ministres communistes. Ils étaient cinq : François Billoux à la Défense nationale ; Ambroise Croizat au Travail et à la Sécurité sociale ; Georges Marrane à la Santé publique ; Maurice Thorez, ministre d’État ; et Charles Tillon à la Reconstruction et à l’Urbanisme. Les communistes participaient au gouvernement depuis celui que De Gaulle avait mis en place à Alger en avril 1944, sauf dans la très courte période du gouvernement Blum « homogène » de décembre 1946 à janvier 1947.
Beaucoup a été écrit sur cette période exceptionnelle tant dans l’histoire de la France que dans celle du PCF. Beaucoup reste à démêler : les rapports des communistes à l’État, la part de « l’exception » française et la part de l’Internationale communiste (IC), ce qui relève de la tactique et ce qui tient à la stratégie, le rôle des directions et leurs contradictions, le poids spécifique de Maurice Thorez... L’ouverture des archives du PCF, à laquelle j’ai contribué en tant que secrétaire national, et celle des archives de Moscou, fournissent aux chercheurs une matière incomparable. Certains travaux ont déjà été publiés, d’autres sont attendus. Quelque opinion qu’on en ait, ces recherches sont indispensables non seulement pour qui veut comprendre le phénomène communiste français, mais encore pour qui entend, dans le monde d’aujourd’hui, concourir à une transformation sociale progressiste dans la visée d’un dépassement du capitalisme.
Il faut cependant en convenir, pour diverses raisons qu’il serait trop long d’évoquer ici, le PCF a peu travaillé la question de l’État, sauf, peut-être, dans les années soixante-soixante-dix, quand la section économique du Comité central se consacra à l’analyse de ce que nous appelions alors le capitalisme monopoliste d’État (CME), ou encore à travers les travaux de philosophes comme Louis Althusser et de quelques autres chercheurs marxistes, qu’ils soient ou non membres du PCF. Certains les poursuivent aujourd’hui. Je crois qu’il faut leur prêter la plus grande attention.
Les travaux des historiens sont tout autant précieux. Ils ont démontré que les années trente-quarante sont pour le PCF, et pour la gauche, des années majeures. Le Front populaire, la Résistance, la Libération représentent des expériences qui ont laissé une trace profonde dans les mémoires individuelles et collectives. Mais pas seulement : elles s’inscrivent dans des tendances lourdes et des contre-tendances non moins pesantes dont le conflit marque l’histoire de la seconde moitié de XXème siècle et de ce début de XXIème siècle. Les questions que ces expériences et leurs représentations ont soulevées chez les communistes et dans la gauche sont encore brûlantes. Il en est ainsi de la participation des communistes à des gouvernements dans lesquels ils sont minoritaires.
En mai 1947, le PCF était le premier parti de France, il avait remporté les élections législatives du 10 novembre 1946 avec 5,5 millions de suffrages et 28,8%. A la formation du gouvernement Jospin, en 1997, nous obtenions 2455000 voix et 9,88%. Dans les deux cas pourtant, nous avons été confrontés à l’échec. Et, si l’on ne saurait comparer la situation de 1947 à celle de 2002, il reste que certains des prémices de ces deux crises apparaissent similaires : le mécontentement social, les contraintes internationales, les sentiments partagés des communistes eux-mêmes sur la participation au pouvoir. Les mêmes questions nous étaient bel et bien posées en 1947 et en 2002 : comment être à la fois un parti de gouvernement et un parti de lutte ? Et d’abord, fallait-il, faut-il, aller au pouvoir ? Pour y faire quoi ? Qu’est-ce qui appartient à la tactique politique et qu’est-ce qui revient à la stratégie ? Ces questions ont surgi dès les années trente. Elles se sont posées - et se posent - en France et partout où des communistes ont accédé ou accèdent au pouvoir.
Je n’ai pas la prétention de leur apporter ici une réponse. Je voudrais tenter, en homme politique et non en historien que je ne suis pas, à partir de ma propre expérience et des réflexions qu’elle a suscité en moi, d’éclairer, de l’intérieur si je puis dire, la problématique ainsi posée.
Je viens de l’indiquer, celle-ci est apparue dans les années trente. Il est donc indispensable de revenir à la façon dont Maurice Thorez, principal artisan des alliances de 1936, de la Résistance et de la Libération, a lui-même approché la question du parti et de l’État, à la fois comme dirigeant politique en France et de l’Internationale communiste (IC), et comme membre du gouvernement. Comme tout personnage historique, la personnalité et le rôle de Thorez sont - et doivent être - l objet d’études distanciées et critiques, en considérant rigoureusement les conditions objectives et subjectives de son action. Ce n’est cependant pas l’exercice auquel je souhaite me livrer ici, même si, d’un certain point de vue, cela y participe.
En 1995, avançant l’idée d’un « Pacte unitaire pour le progrès », j’écrivais : « C’est pour moi tout à la fois une perspective, un esprit, une démarche (...). Il faut travailler à donner aux espoirs, aux attentes qui parcourent la société le débouché politique qui leur manque cruellement. Aujourd’hui les forces de gauche, de progrès, parviennent certes à se retrouver contre les candidats de droite (...) mais elles demeurent divisées sur les solutions à apporter. Il y a urgence à comble ce vide qui handicape les luttes sociales et freine le passage à l’acte de tant d’aspirations, faute de l’élan d’une espérance. En politique les absents on toujours tort. Et l’histoire nous le montre : une société ne peut vivre sans perspective. Or, il n’y a aucune fatalité d’une issue progressiste. Si elle est trop longtemps défaillante - faute d’être crédible, palpable, tangible - d’autres, et parfois des pires, ne tardent pas à occuper la place. » [1]. Douze ans ont passé. Au cours de cette période, durant cinq ans, la « gauche plurielle » a gouverné, des ministres communistes ont été en responsabilité. Pourtant en 2002 s’est produite la catastrophe que l’on connaît... Des « pires » ont « occupé la place ». Et on ne saurait dire en ce début d’année électorale que la situation soit radicalement changée, les risques que j’évoquais en 1995 complètement écartés.
C’est donc dans la continuité d’une réflexion entamée, avec d’autres, au moment où nous engagions ce que nous nommions « la mutation », que je situe cette contribution.
« Je n’ai jamais démissionné de ma vie. »
Qu’est-ce qui appartient à la tactique politique et qu’est-ce qui revient à la stratégie ? C’est d’une certaine manière les questions que se posait Thorez en mai 1947 au moment où les ministres communistes allaient quitter le gouvernement formé en janvier par Paul Ramadier. Le PCF, je l’ai indiqué, était alors le premier parti de France tant par le nombre de ses adhérents que par son influence électorale et le nombre de ses représentants à la Chambre des députés (175 sur 344 en métropole, sur 618 au total). Au lendemain des législatives (novembre), Thorez, vice-président du Conseil dans tous les cabinets depuis mars 1946, avait revendiqué « de droit » le poste de président du Conseil (premier ministre). Après moult tergiversations, les socialistes avaient décidé de voter pour lui, 23 s’abstiendront. Il obtint 259 voix. Il en fallait 310 pour être élu. A 51 voix près... Blum forma un éphémère gouvernement homogène en janvier, puis le secrétaire général du PCF réintégra le gouvernement comme ministre d’État en février, avec quatre autres communistes.
Le 4 mai 1947, un dimanche, le Conseil siège dans une atmosphère tendue. Chacun sait qu’un tournant va avoir lieu. La situation sociale s’est dégradée, une grève a éclaté aux usines Renault fraîchement nationalisées. L’inflation galope. Les salaires stagnent. L’anti-communisme se déchaîne, chez les gaullistes du RPF d’abord, qui voudraient remettre en selle leur champion démissionnaire (20 janvier 1946), au MRP, parti de la mouvance démocrate-chrétienne et chez les socialistes. On manoeuvre, on complote, Vincent Auriol, alors président de la République, en porte témoignage dans son Journal : « Le S.D.E.C.E. me communique une note d’après laquelle les communistes prépareraient une action pour la prise du pouvoir, précédée d’une grève générale des transports entre le 1er et le 15 décembre, en vertu d’une décision qui aurait été prise le 27 septembre. Il ajoute que le résultat des élections a pu modifier cette décision. J’apprends également que Thorez et Dimitrov ont passé deux jours dans la villa de Staline, entrevue qui déconcerte l’ambassade des Soviets à Paris, qui déclare que Thorez et Dimitrov étaient partisans de l’assouplissement de la politique communiste en Europe. On se demande si cette entrevue ne va pas freiner l’action communiste actuelle. Je vais suivre les événements avec attention et j’en informe immédiatement le président du Conseil... »
Le contexte international n’est pas moins compliqué. Le bras de fer a commencé entre les alliés d’hier. D’un côté, les Américains et les Britanniques, de l’autre, les Soviétiques. Les premiers accroissent leur pression dans la partie de l’Europe qu’ils contrôlent, y compris sur la France où la droite et la SFIO, de Gaulle parti [2], ne sont pas insensibles aux sirènes d’outre-Atlantique. Les seconds consolident leur pouvoir à l’Est, où les gouvernements progressistes formés sur le modèle du Front populaire ne vont pas tarder à être liquidés par Staline au profit de régimes autoritaires à parti unique et à travers une féroce épuration politique teintée d’antisémitisme.
Enfin, la guerre a commencé en Indochine (décembre 1946) et, contre la volonté de la majorité gouvernementale, le PCF soutient Ho-Chi-Minh, comme il proteste avec énergie quand l’armée tire sur une foule en colère à Madagascar.
Le 18 mars, les députés communistes se sont abstenus dans un vote de confiance. Le 30 avril, les ministres communistes apportent leur soutien aux grévistes de Renault.
Paysage avant la bataille. Et c’est donc le 4 mai. Il est 21 heures. Marcel-Edmond Naegelen, ministre socialiste de l’Education nationale, témoigne dans ses Mémoires de notre temps : « Ce qui s’est passé ce jour-là a été extrêmement simple et rapide. La séance du Conseil des ministres a été ouverte comme d’habitude. Paul Ramadier a fait un exposé sur la situation générale et ensuite il a consulté individuellement tous les ministres présents. D’abord, je crois qu’il a commencé par les socialistes, puis c’étaient les ministres M. R. P. Il y avait déjà, je crois, un ministre radical ; si je ne me trompe, c’était Yvon Delbos. Les uns et les autres se sont déclarés d’accord avec l’exposé du président du Conseil. Ensuite, Ramadier a interrogé les communistes : « J’aimerais savoir ce que pensent nos collègues communistes du programme que je viens d’esquisser ». Et Maurice Thorez a répondu : « Nous soutiendrons les revendications de la classe ouvrière ». Les communistes défendaient à ce moment-là les revendications des travailleurs des usines Renault, où un conflit venait d’éclater. Au Conseil des ministres, Maurice Thorez estime qu’il est possible de leur donner satisfaction. Il rejette la théorie du « cycle infernal » entre les salaires et les prix invoquée par Ramadier. Sur quoi Ramadier a dit : « Je constate que nos collègues communistes ne sont pas d’accord avec le président du gouvernement ni avec la majorité du Conseil, et je demande quelles conséquences ils pensent en tirer ». Maurice Thorez a déclaré : « Je n’ai jamais démissionné de ma vie ». J’étais assis en face de lui et je me suis permis cette réflexion :« Eh bien ça promet pour le jour où tu seras président du Conseil ! ». Là-dessus, Ramadier a sorti de son tiroir une petite brochure - c’était la Constitution - a invoqué je ne sais plus trop quel article de cette Constitution qui lui donnait le droit de retirer aux ministres communistes les délégations qu’il leur avait données, car quand on est ministre on ne l’est que par délégation, les ministres communistes se sont levés, sont sortis ; il n’y avait plus de ministres communistes. Voilà ! Ça a été extrêmement rapide et absolument simple. »
Absolument simple. Tel n’est pas l’avis du secrétaire général-ministre d’État. La veille, le 3 mai, il a annoncé au Comité central réuni à Paris le départ des ministres communistes du gouvernement. Leur départ ou plutôt... C’est Thorez qui parle : « Nous ne voulons pas donner cette idée que nous partions avec plaisir. (...) Nous voulons qu’ils soient obligés (...) de nous mettre à la porte pour que nous puissions continuer à dire aux ouvriers socialistes et au peuple en général : « Ils n’ont pas voulu nous conserver dans le gouvernement, et ils ont pris la responsabilité de signer des décrets qui nous chassaient du gouvernement parce que nous représentions la classe ouvrière et que nous voulions les amener à une politique conforme aux intérêts du pays ». (...) Il y a des moments où, tactiquement, il est absolument nécessaire de se faire mettre un coup de pied dans le derrière. Surtout la raison essentielle c’est qu’il ne faut pas compliquer les rapports avec le Parti socialiste. Il faut que les ouvriers socialistes, que les Républicains qui ont été contents il y a un mois (...), quand les ministres ont voté par solidarité ministérielle, que nous ayons affirmé en même temps notre opposition à la guerre contre le Vietnam et que nous soyons restés dans le gouvernement ».
Rappelons qu’il s’agit là d’un discours qui n’est pas destiné à être public. C’est aux cadres du Parti que Thorez s’adresse et tout au long de son intervention revient comme un leitmotiv : pas de changement de ligne ! « Il y a un changement tactique qui nous est imposé, déclare-t-il, mais pas dans la ligne du Parti. Nous avions dit : nous sommes un parti de gouvernement, un parti qui base sa politique sur des principes sérieux, des principes qui disent que de la classe ouvrière, de son effort et de son alliance, de son entente étroite avec les classes moyennes et en particulier avec les paysans, dépendent les pas en avant vers une démocratie nouvelle ». Et il poursuit : « (...) La politique générale de notre pays glisse vers une politique réactionnaire, vers une politique qui est non seulement inspirée par les milieux réactionnaires dans notre pays, mais qui est directement inspirée par la réaction internationale (...).Cela ne nous est pas possible de poursuivre non pas notre politique mais de poursuivre aux côtés de ces hommes, une politique qui n’est plus la politique du gouvernement. ».
Mais il prévient les membres du Comité central : « Nous ne sommes pas en train de faire une contre-manoeuvre pour répondre à une manoeuvre.(...) Dans ces conditions, il ne peut y avoir changement dans la politique fondamentale de notre parti. (...) Qu’on ne croie pas que les écluses sont ouvertes et que l’on peut casser toute la vaisselle. (...) Nous continuerons à défendre tout ce qui sera bien fait pour défendre la France et la République. (...) Il ne s’agit pas de laisser discréditer la social-démocratie, ou nous tombons dans le jeu des autres. (...). Il faut par conséquent ne pas considérer comme désormais la perspective heureuse à laquelle nous nous résignons plus ou moins que nous ne sommes plus dans le gouvernement. Il faut au contraire travailler pour créer les conditions de notre retour en meilleure posture dans le gouvernement. (...) »
Un « parti de gouvernement »
J’ai tenu à citer longuement ce discours du 3 mai 1947, parce qu’à la fois il résume tout le combat de Thorez depuis le début des années trente, sa conviction bien ancrée du caractère essentiel de l’unité et du rôle national du PCF « parti de gouvernement », et en même temps il en suggère les limites.
Comme le rappelait Marx, « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans les conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu’ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises » [3]. Et Engels de compléter : « l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante - l’événement historique - qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu » [4].
De fait, en 1947 s’achevait le cycle Front populaire-Résistance-Libération. Des conditions particulières avaient permis à Thorez d’une part de sortir le PCF de la crise dans laquelle l’avait plongé la tactique « classe contre classe » imposée par l’IC, et d’autre part de « nationaliser » une organisation rendue exsangue par la « bolchevisation ». Action/réaction/action, ainsi peut-on résumer la longue bataille que la direction du PCF -parfois avec des divergences internes- mène pour faire du PCF « un facteur politique » comme le déclare Maurice Thorez devant le secrétariat latin de l’IC le 3 décembre 1934 où il défend sa politique de large alliance et de Front populaire [5]. Un historien a pu noter à cet égard : « En l’occurrence - mais ce n’était pas la première fois - Thorez a montré des capacités politiques réelles, à la fois d’intelligence de la situation française (...), de compréhension des arcanes kominterniennes et soviétiques, et aussi d’un certain courage politique face au tout-puissant dictateur du Kremlin ». [6]
On sait hélas ! que ce ne fut pas toujours le cas, comme allaient le démontrer les mois et les années qui suivirent le départ des communistes du gouvernement. Cependant, le tournant pris par le PCF dans ces années trente-quarante sera irréversible, en dépit des vicissitudes de la guerre froide et des zigzags de sa politique d’alliance. En 1936, Thorez voulait aller plus loin encore en entrant au gouvernement. Il l’indique publiquement dès le mois d’octobre 1935 dans un discours à la Mutualité, relayé les semaines suivantes par des articles de Jacques Duclos et de Marcel Cachin dans L’Humanité [7]. Le Bureau politique en décida autrement. Une participation communiste au gouvernement aurait-elle changé quelque chose au cours de l’histoire ? Impossible de répondre. Mais Giulio Ceretti, un des organisateurs de l’aide à l’Espagne républicaine et ministre en Italie à la Libération, fait valoir des arguments qui ne me paraissent pas infondés : « Notre participation aurait donné un nouvel élan aux masses et le gouvernement serait devenu un facteur de mobilisation pour aider l’Espagne et pour accomplir des réformes » [8].
Alors pourquoi avoir tergiversé en 1936 ? Pour Ceretti, il y a trois raisons : « Primo : pour l’essentiel, cette sorte d’hésitation qui affecte les communistes chaque fois qu’ils doivent sortir du sillon tracé par les Bolcheviks il y a plus d’un demi siècle. [Nous sommes en 1973, NDLR.] On réussit à « monter » de toutes pièces un mouvement remarquable comme celui du Front populaire et puis, par dogmatisme, on en laisse les avantages et les responsabilités aux autres, lesquels n’ont ni notre courage ni notre volonté de servir le peuple. Secundo, l’hésitation de Blum à nous embarquer « par peur d’indisposer les radicaux ». Tertio : la crainte du « Grand » [Thorez] que nous soyons prisonniers, crainte qui était typique de la mentalité de l’époque » [9].
Cette « mentalité » ne prévalut pas en 1944-1947. Sans doute avait-on tiré les leçons de l’échec du Front populaire et apprécié les conditions nouvelles qui découlaient de la Résistance (l’union dans le CNR), de la Libération et de ses nécessités, de la situation internationale (l’alliance avec l’URSS). Et le 23 janvier 1945 devant le Comité central réuni à Ivry, Thorez pouvait déclarer : « Hier, nous étions les meilleurs dans le combat (...), aujourd’hui nous devons être les meilleurs à l’armée, à l’usine, aux champs, à l’école, aux laboratoires, partout, je dirai dans le gouvernement. En pratiquant une large politique d’unité, une politique sage, en ayant conscience de notre responsabilité devant le peuple, en permettant le rassemblement autour de nous et avec nous » [10].
Un tournant stratégique ?
Les enseignements du passé, la conjoncture de l’immédiat après guerre, et même la disparition en 1943 de l’Internationale communiste et le soutien apporté par Staline, jusqu’en 1947, à la participation, n’expliquent pas tout. La célèbre interview que Thorez accorde au Times de Londres le 18 novembre 1946 témoigne de ce que la politique communiste s’inscrit alors dans une stratégie innovante, pour ne pas dire « révolutionnaire » par rapport aux conceptions soviétiques et celle qui prévalait, même au moment des Fronts populaires, à l’IC.
On connaît bien ce texte, essentiellement, ces quelques phrases : « Les progrès de la démocratie à travers le monde, en dépit de rares exceptions qui confirment la règle, permettent d’envisager pour la marche au socialisme d’autres chemins que celui suivi par les communistes russes. De toute façon, le chemin est nécessairement différent pour chaque pays. Nous avons toujours pensé et déclaré que le peuple de France, riche d’une glorieuse tradition, trouverait lui-même sa voie vers plus de démocratie, de progrès et de justice sociale ».
On s’est moins attardé sur deux autres passages de l’entretien : « A l’étape actuelle du développement de la société, nous avons la conviction que les nationalisations -le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés- constituent un progrès dans la voie du socialisme. Les nationalisations portent atteinte à la toute-puissance des oligarchies financières, elles limitent les possibilités légales de l’exploitation de l’homme par l’homme, elles placent entre les mains d’un gouvernement démocratique des moyens appréciables pour l’oeuvre de redressement économique et social du pays. Il est évident que le Parti communiste, dans son activité gouvernementale, et dans le cadre du système parlementaire qu’il a contribué à rétablir, s’en tiendra strictement au programme démocratique qui lui a valu la confiance des masses populaires ».
Et plus loin : « Nous avons répété expressément au cours de notre campagne électorale que nous ne demandions pas au peuple le mandat d’appliquer un programme strictement communiste, c’est-à-dire reposant sur une transformation radicale du régime actuel de la propriété et des rapports de production qui en découlent. Nous avons préconisé un programme démocratique et de reconstruction nationale, acceptable pour tous les républicains, comportant les nationalisations, mais aussi le soutien des moyennes et petites entreprises industrielles et artisanales et la défense de la propriété paysanne contre les trusts ».
L’interview au Times, on le sait, fut « oubliée » jusqu’aux années soixante-dix, quand le PCF commença à se dépouiller du dogme stalinien et envisagea en pratique « d’autres chemins que celui suivi par les communistes russes ». Les opinions divergent quant aux objectifs poursuivis par le secrétaire général du PCF en 1946. Pour certains, il ne s’agissait que de rassurer de Gaulle, les partenaires du parti, voire les Alliés occidentaux. Pour d’autres, c’était l’amorce d’un véritable tournant stratégique. Ceux-là peuvent se fonder sur d’autres pièces que le Times pour l’affirmer. Par exemple sur ce discours de Thorez devant le Comité central le 27 novembre 1946 :« Bien sûr que nous envisageons d’autres voies que celle suivie par nos camarades soviétiques. (...) Nous progressons dans une voie qui n’est pas tout à fait celle que nous pouvions concevoir il y a 25 ans quand nous luttions dans notre bataille pour l’adhésion à la IIIème Internationale, nous n’avions pas pensé que 25 ans après, nous poserions la revendication de la présidence du gouvernement. » [11]
Je fais partie de ceux qui estiment qu’il y avait là l’amorce d’une rupture avec la conception bolchevique de la conquête du pouvoir et j’estime malheureux - dramatique même - que le PCF n’ait pas alors continué dans cette voie. Sans doute, les conditions mêmes de son départ du gouvernement ont-elles pesé dans le sens d’un repliement sur soi, de quelques dérives gauchistes et d’un réalignement sur Moscou. C’est l’avis exprimé en 1981 par Yves Roucaute, alors directeur de l’Institut Gramsci, dans son commentaire de la fameuse interview de 46 : « Ainsi est indiqué l’écart pris avec le modèle soviétique car l’URSS est loi et la direction du PCF loin d’en être mécontente. On ne dira jamais assez que c’est l’exclusion des communistes du gouvernement qui paraît être en grande partie responsable de leur retour dans le giron stalinien ; que cette exclusion fut le meilleur service rendu à Staline et, paradoxalement, aux « faucons » des États-Unis d’Amérique du Nord. L’état d’esprit du PCF était au fond celui de son secrétaire général, celui de la reconstruction nationale dans la Réconciliation nationale (...). L’apaisement était à l’ordre du jour, la France aussi. » [12]
Cette histoire là - ce que j’ai appelé le « stalinisme à la française » [13] - pèse encore sur le parti communiste. C’est, de mon point de vue, la raison principale de sa crise, de son déclin et en conséquence de sa difficulté à jouer le rôle qui devrait être le sien dans la vie nationale en dépit des efforts consentis pour se rénover et renouveler sa stratégie et ses pratiques.
Pour moi, le rôle d’un parti communiste demeure celui que lui assignait Thorez : rassembler largement les forces démocratiques, prendre toutes ses responsabilités dans l’élaboration d’une politique progressiste et contribuer activement à sa mise en oeuvre. Cela, sans jamais perdre son cap - sa « visée » - mais en prenant la mesure des enjeux et donc des compromis à consentir à un moment donné.
Citoyenneté et responsabilités
Dès lors qu’on renonce au « grand soir » et au parti unique, s’impose la nécessité de conclure des alliances, de construire un rassemblement majoritaire. Dans de toutes autres conditions aujourd’hui qu’en 1936 ou en 1944-47, car les conditions « données » et « transmises », dont parlaient Marx et Engels sont à l’évidence radicalement nouvelles à l’âge du capitalisme financier mondialisé et au lendemain de la faillite du « socialisme réel ». Elles le sont également du fait des mutations du salariat, de la révolution informationnelle et de l’exigence de citoyenneté due à la fois à l’expérience historique des peuples et à l’élévation du niveau culturel. « La culture, écrivait Paul Nizan, a une fonction critique. Le savoir a une valeur critique. Culture et savoir diminuent en tout homme qui les possède la possibilité d’être dupe des mots, d’être crédule aux mensonges » [14].
L’exigence de citoyenneté porte aujourd’hui à considérer de façon innovante la pratique politique et la participation aux institutions à quelque niveau que ce soit. Il n’y a pas d’autre moyen, selon moi, de trouver la clé du « groupe infini de parallélogrammes de forces » dont parlait Engels, afin de maîtriser les conditions de l’action politique. Mais l’exercice de la citoyenneté ne doit être ni un gadget, ni demeurer une incantation, ni se voir opposé de façon démagogique à la démocratie représentative, pourvu que celle-ci soit débarrassée de ses pesanteurs et que soit stoppée la dérive monarchique propre à la Vème République. Au contraire, le déploiement de ce que l’on appelle aujourd’hui le « mouvement social » implique une responsabilité nouvelle de la gauche politique : encourager la mobilisation des forces sociales et démocratiques à travers un échange permanent, dénué de tout angélisme, rejetant toute démagogie et, en même temps, exercer pleinement sa fonction politique dans la construction d’une majorité parlementaire et gouvernementale, et après, au sein de celle-ci.
En retour, on ne saurait réussir au pouvoir sans rendre réelle la souveraineté du peuple, souvent invoquée mais jamais respectée. Et cette souveraineté a besoin de vérité, pas de promesses.
Là encore, je citerai l’exemple de Thorez en 1945 : « Les choses ne sont pas si simples [au gouvernement, NDLR]. Par exemple, la semaine prochaine, on va voter la loi sur la retraite des vieux, qui contient une condition que le gouvernement unanime, avec notre approbation, a introduit sur les 125% de production nécessaire avant d’appliquer la loi, parce qu’une loi qui nous coûtera 35 milliards à l’entrée de juin, je vous le dis, si c’est nous qui devons l’appliquer dans quelques mois, elle nous placerait dans une situation extrêmement difficile. (...) Le temps est fini où nous pouvions dire tout ce que nous voulions parce que quand nous le disions cela ne changeait pas grand-chose à la situation. Maintenant, il suffit que nous disions un mot pour que le peuple (...) qui a confiance en nous prenne ce mot à la lettre et si nous nous étions avancés imprudemment dans telle ou telle question, ou dans tel ou tel problème, nous pourrions porter un coup à la confiance de la classe ouvrière et du peuple en notre parti » [15].
C’est sans doute en cela que Thorez a été un homme d’État.
Article paru dans la revue Nouvelles fondations, de la Fondation Gabriel Péri
A lire également sur le site, le discours de Maurice Thorez le 9 février 1934.
[1] Robert Hue, Communisme : La Mutation, Stock 1995
[2] Voir par exemple cette notation de Cachin dans ses Carnets, le 20 novembre 1945 : « De Gaulle à Auriol : "Prenez garde aux Anglais. Cachin est venu ici avec vous et m’a dit qu’il était avec moi, il m’a soutenu contre vous" ». Carnets, tome IV, 1935-1947, CNRS Editions, 1997.
[3] Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales, 1984.
[4] Lettre à Joseph Bloch du 21-22 septembre 1890, in Marx-Engels Etudes philosophiques, Editions sociales
[5] Voir Communismes n° 67-68, L’Age d’homme 2001.
[6] Idem.
[7] Le PCF étapes et problèmes 1920-1972, ouvrage collectif, Editions sociales, 1981, pages 165, 579 et 581.
[8] A l’ombre des deux T, Julliard 1973
[9] Idem
[10] Comité central du PCF des 21, 22 et 23 janvier 1945, Ivry-sur-Seine. Discours publié sous le titre « S’unir, combattre, travailler », Archives départementale de la Seine-Saint-Denis, cote 261 J 2/3.
[11] Archives départementales de la Seine Saint-Denis, cote : 261 J 2/13
[12] Le PCF et les sommets de l’Etat, PUF, 1981.
[13] Robert Hue, Communisme : La Mutation, Stock 1995
[14] L’ennemi public n° 1, Regards, 14 mars - 11 avril 1935, in Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Bernard Grasset, 1971.
[15] Comité central des 3 et 4 novembre 1945, Salle des fêtes d’Issy-les-Moulineaux. Archives départementales de la Seine Saint- Denis, cote : 261 J 2/ 6.