C’est dans son roman 1984 que George Orwell évoque les subtilités de la « double pensée », laquelle consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires, et croire à toutes les deux. » Pour Jean-Claude Michéa, qui publie La double pensée, retour sur la question libérale, cette idée caractérise aussi bien la nature du libéralisme tel que nous le vivons aujourd’hui, que l’état psychologique de la gauche depuis une trentaine d’années. L’idéal libéral affirme la nécessité d’une régulation non-idéologique de la société qui devrait permettre à chacun d’être libre tant qu’il ne nuit pas à la liberté d’autrui. Mais ce refus de toute référence à une quelconque idéologie ou à des valeurs – toujours susceptibles de susciter les passions publiques, donc la guerre civile – ne suffit évidemment pas à fonder une quelconque vie commune. Le seul point d’appui disponible est celui, mécanique et universel, de l’intérêt bien compris et de l’égoïsme, censés se réguler d’eux-mêmes par le « doux commerce », éventuellement soumis à quelques règles techniques (qu’on évoque volontiers en période de krach financier). Le libéralisme économique est donc la vérité du libéralisme politique et culturel.
Mais l’inverse est également vrai : les marchands ont intérêt pour écouler leur camelote à ce que les individus-consommateurs ne soient limités par aucun tabou et aient envie de tout essayer. La gauche culturelle, qu’elle soit extrême ou non, s’insère parfaitement dans cette mécanique, en « libérant » les femmes et les hommes des « archaïsmes » moraux dont ils sont prisonniers. Mais il serait trop coûteux psychologiquement de se l’avouer. C’est pourquoi cette gauche s’invente « des ennemis à sa mesure » : intégristes religieux, policiers, militaires et autres vilains néoconservateurs, qui lui permettent peu à peu d’oublier ses anciens combats anticapitalistes et le régime d’hégémonie culturelle libérale qu’elle a finalement accepté.
La Double Pensée rassemble plusieurs entretiens donnés par Jean-Claude Michéa à la suite de son essai sur L’Empire du moindre mal (Climats, 2007). On y retrouve les thèses principales de ce dernier livre, très clairement expliquées, ainsi que de nombreuses précisions et réponses à quelques objections reçues, par exemple sur la question des droits de l’homme, dont le respect est naturellement une condition indispensable « mais non-suffisante » d’une réelle émancipation. De quoi laisser pantois nombre de bonnes consciences de gauche. Au-delà du fond théorique passionnant (et exigeant) qui nous est proposé là, il faut aussi rappeler que le style grinçant de Michéa, son ironie et son sens de la formule font de la lecture de chacun de ses livres un moment particulièrement jouissif. Bien sûr, certaines de ses analyses de détail, souvent dans des notes de bas de page ou dans ses désormais fameuses « scolies », pourront paraître un peu courtes, voire injustes. Les militants du RESF présentés comme des participants naïfs à l’idéologie libérale du « nomadisme » risquent, à raison, de l’avoir un peu mauvaise… Mais il serait vraiment dommage de réduire ce livre plus que stimulant à ces (très rares) faiblesses.
Article paru dans Témoignage Chrétien
Jean-Claude Michéa, La double pensée, retour sur la question libérale, Flammarion (Champs), 288 p., 9 euros