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Meursault contre-enquête
Jacques Barbarin nous parle de Kamel Daoud qui vient d’avoir le prix Goncourt du 1er roman


J’écrivais en novembre 2014 dans www.ciaovivalaculture.com un article sur le magnifique premier roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête. Peu de temps après, il était menacé d’une fatwa et écrivait un texte que je publie après mon article sur son livre. Il ratait le Goncourt de peu, mais vient de recevoir le Goncourt du 1er roman.

Kamel Daoud, né en 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d’expression française. En 1994, il entre au Quotidien d’Oran, journal francophone. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard titrée Raina Raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal.

En octobre 2013 (en France en mai 2014), sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s’inspire de L’étranger d’Albert Camus : le narrateur est en effet le frère de « l’Arabe » tué par Meursault. En Algérie, le livre est l’objet d’un malentendu : « Sans l’avoir lu, de nombreuses personnes ont pensé que c’était une attaque de L’Étranger, mais moi je n’étais pas dans cet esprit-là. Je ne suis pas un ancien moudjahid. […] Je me suis emparé de L’Étranger parce que Camus est un homme qui interroge le monde. J’ai voulu m’inscrire dans cette continuation. […] J’ai surtout voulu rendre un puissant hommage à La Chute, tant j’aime ce livre.. »

Si Meursault, contre-enquête est un hommage rendu à  L’Etranger de Camus, force est de constater que l’écriture du premier n’est pas sans rappeler La Chute : Camus y écrit la confession d’un homme à un autre, rencontré dans un bar d’Amsterdam. La particularité de ce roman tient au fait que l’homme qui se confesse est le seul à parler, durant tout l’ouvrage.

Or, sur la forme, Meursault, contre-enquête se présente comme un dialogue, dans un bar, sans doute à Oran, entre un narrateur, et celui qu’il présente comme un universitaire : celui-ci n’intervient pas, comme dans La chute. « On reprend le même vin qu’hier ? J’aime son âpreté, sa fraicheur. » Le meursault est un vin français, produit sur une partie de la commune de Meursault, en Côte d’Or.

La contre-enquête est une enquête menée à fin de vérifier, de compléter les résultats d’une enquête précédente. Chez Camus, le roman commence ainsi : « Aujourd’hui, maman est morte ». Chez Daoud : « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. »

Pour en revenir à cette « contre-enquête », Kamel Daoud « mélange » subtilement fiction et enquête sur une fiction : la fiction, c’est celle du frère de celui qu’il appelle Moussa, tué par Meursault il y a eu 70 ans, qui est donc maintenant un vieil homme, et cette « enquête sur une fiction ». C’est-à-dire qu’au cours de son récit, ce frère de fiction, ce vieil homme, va instiller le doute sur la véracité de ce qui s’est passé en 1942, sur cette plage, en plein soleil d’été, sur le coup des quatorze heures.
Mais là n’est pas le seul doute. L’écrivain doute de l’Algérie contemporaine, et notamment de ces hommes qui ont tant besoin d’un Dieu. Tout ce passe comme si le journaliste apparaissait en filigrane sous la patte du romancier. Et ce romancier à un style, une plume, un ton. J’en veux pour preuve cette fin de chapitre :
« C’est la nuit. Regarde là, cette ville incroyable, n’est-elle pas un magnifique contrepoint ? Il faut quelque chose d’infini, d’immense, je crois, pour équilibrer notre condition d’homme. J’aime Oran la nuit, malgré la prolifération des rats et tous ces immeubles sales et insalubres qu’on repeint sans cesse ; à cette heure, on dirait que les gens ont droit à quelque de plus que leur routine. »

Cet auteur francophone fait honneur aux Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Blaise Cendrars, Albert Cohen, Philippe Jacottet, Charles Ferdinand Ramuz, Agota Kristof, Milan Kundera, Liliana Lazar, Andreï Makine, Atiq Rahimi, auteurs francophones, qui font honneur à la littérature française.

J’aimerai également souligner la beauté, l’étrangeté, de la photo de couverture, signée Louisa Ammi.

Kamel Daoud n’a pas eu le prix Goncourt. Il était sur la « short list » Personnellement, je lui attribue le Prix Barbarin et boit à sa santé un verre de vin. « On reprend le même vin qu’hier ? J’aime son âpreté, sa fraicheur. »

En décembre 2014, Kamel Daoud fait l’objet d’une fatwa. Abdelfatah Hamadache Ziraoui, qui dirige le Front de l’éveil islamique salafiste (non reconnu officiellement), et que certains considèrent comme un leader « autoproclamé » qui ne représente que lui, estime que Kamel Daoud, mène une guerre contre Allah, son prophète, le Coran et les valeurs sacrées de l’islam ». Il le juge coupable du crime d’apostasie, passible de la peine de mort selon la loi coranique. Son appel au meurtre est intervenu à la suite de propos tenus par Daoud sur une chaîne française, où il critiquait le rapport des musulmans avec leur religion.

Dès mardi soir, [le 16] une pétition a été lancée en Algérie qui condamne l’appel au meurtre et exige des poursuites judiciaires contre Elle a reçu, en quelques heures, près de 1 500 signatures. Le mouvement d’opposition Barakat (« ça suffit ! »), créé durant la campagne présidentielle d’avril, a également dénoncé un « appel odieux et criminel » et apporté son « soutien indéfectible » au journaliste.

Dans la nuit du 16 au 17 décembre Kamel Daoud a écrit ce texte :

« 50 nuances de la haine »

Question fascinante : d’où vient que certains se sentent menacés dans leur identité, dans leur conviction religieuse, dans leur conception de l’histoire et dans leur mémoire dès que quelqu’un pense autrement qu’eux ? La peur d’être dans l’erreur les poussant donc à imposer l’unanimité et combattre la différence ? De la fragilité des convictions intimes ? De la haine de soi qui passe par la haine de l’Autre ? De toute une histoire d’échecs, de frustrations, d’amour sans issue ? De la chute de Grenade ? De la colonisation ? Labyrinthe.

Mais c’est étrange : ceux qui défendent l’islam comme pensée unique le font souvent avec haine et violence. Ceux qui se sentent et se proclament Arabes de souche ont cette tendance à en faire un fanatisme plutôt qu’une identité heureuse ou un choix de racine capable de récoltes. Ceux qui vous parlent de constantes nationales, de nationalisme et de religion sont souvent agressifs, violents, haineux, ternes, infréquentables et myopes : ils ne voient le monde que comme attaques, complots, manipulations et ruses de l’Occident.

Le regard tourné vers ce Nord qui les écrase, les fascine, les rend jaunes de jalousie. Le dos tourné à l’Afrique où l’on meurt quand cela ne les concerne pas : Dieu a créé l’Occident et eux comme couple du monde, le reste c’est des déchets. Il y a des cheikhs et des fatwas pour chaque femme en jupe, mais pas un seul pour nourrir la faim en Somalie. L’abbé Pierre n’est pas un emploi de musulman ?
Laissons de côté. Gardons l’œil sur la mécanique : de quoi est-elle le sens ? Pourquoi l’identité est morbidité ? Pourquoi la mémoire est un hurlement par un conte paisible ? Pourquoi la foi est méfiance ? Mais que défendent ces gens-là qui vous attaquent chaque fois que vous pensez différemment votre nationalité, votre présent ou vos convictions religieuses ? Pourquoi réagissent-ils comme des propriétaires bafoués, des maquereaux ? Pourquoi se sentent-ils menacés autant par la voix des autres ?

Etrange. C’est que le fanatique n’est même pas capable de voir ce qu’il a sous les yeux : un pays faible, un monde « arabe » pauvre et ruiné, une religion réduite à des rites et des fatwas nécrophages après avoir accouché, autrefois, d’Ibn Arabi et un culte de l’identité qui ressemble à de la jaunisse.

C’est qu’il ne s’agit même pas de distinctions idéologiques, linguistiques ou religieuses : l’imbécile identitaire peut tout aussi être francophone chez nous, arabophone, croyant ou passant. Un ami expliqua au chroniqueur que la version cheikh Chemssou laïc existe aussi : avec la même bêtise, aigreur, imbécillité et ridicule. L’un parle au nom de Dieu, l’autre au nom des années 70 et de sa conscience politique douloureuse et l’autre au nom de la lutte impérialiste démodée ou du berbérisme exclusif.

Passons, revenons à la mécanique : de quoi cela est-il le signe ? Du déni : rues sales, immeubles hideux, dinar à genoux, Président malade, une dizaine de migrants tués dans un bus sur la route du rapatriement, dépendance au pétrole et au prêche, niveau scolaire misérable, armée faiblarde du Golfe à l’océan, délinquances et comités de surveillance du croissant, corruption, viols, émeutes.
Rien de tout cela ne gêne. Sauf le genou de la femme, l’avis de Kamel Daoud, le film « l’Oranais », dénoncer la solidarité assise et couchée avec la Palestine, l’Occident en général, le bikini en particulier et l’affirmation que je suis Algérien ou le cas d’Israël comme structure des imaginaires morbides.

Pourquoi cela existe ? Pourquoi l’âme algérienne est-elle encerclée par une meute de chiens aigus et des ogres pulpeux ?

Kamel Daoud


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