Comment caractérisez-vous l’oeuvre de Michel Clouscard ?
Aymeric Monville. Ce penseur nous quitte au moment où la crise économique marque la fin du cycle qu’il a désigné, le premier, juste après Mai 68, sous le terme de « libéralisme libertaire » ou encore « capitalisme de la séduction » (son ouvrage le plus lu). Il s’agissait alors pour le capitalisme de créer un modèle « permissif pour le consommateur », mais toujours aussi « répressif envers le producteur ». Émergent alors de nouvelles couches moyennes qui vont prendre le train de la CGT en marche pour faire de Mai 68 leur « prise de la Bastille ». C’est pour elles que l’on crée un « marché du désir » qui a tôt fait de réduire le désir au marché. Clouscard est l’un des rares à expliquer Mai 68 sous l’angle d’une évolution du mode de production. Mai 68 coupe sa vie en deux, comme un hémistiche. C’est à partir de là que commencent les « quarante honteuses » de régression sociale au nom du « sociétal ».
Néanmoins, Mai 68 marque un progrès du point de vue social et institutionnel…
Aymeric Monville. Tout à fait, mais Clouscard montre que les avancées décisives des accords de Grenelle seront l’objet d’une implacable reconquista de la part du capital, contre-révolution économique et sociale, bien sûr, au sein de laquelle le volet gauchisant de la « pensée 68 » a joué un rôle aussi décisif que celui du patronat. Le sociétal est imposé alors pour obérer le social alors qu’il aurait dû en être un heureux complément (voir à ce sujet le numéro que la revue la Pensée vient de consacrer à Mai 68).
Vous avez décidé de republier toute son oeuvre. Pourquoi ?
Aymeric Monville. Oui, y compris des inédits, une somme philosophique intitulée la Philosophie de la praxis, mais aussi des textes très politiques. De même que le Capital est une critique de l’économie politique, l’œuvre de Clouscard constitue une critique de la raison sociologique, de cette culture scientiste d’« expertise » qui sert si bien le flou idéologique. Il est aussi l’un des rares penseurs marxistes à s’être opposés sans concessions à tout ce qu’on a appelé la « French theory », la « pensée 68 », qui n’était pour lui que l’instance « promotionnelle » de la nouvelle économie qui se lézarde aujourd’hui.
Quel chercheur était-il ?
Aymeric Monville. On sentait qu’il venait de loin, lui qui jouait « Rousseau contre Sartre », qui assignait au mythe de Tristan et Yseult un rôle fondateur pour notre État-nation moderne. C’était une voix qui montait des mines de Carmaux, une conscience hérétique, rouge comme la pierre de l’Albigeois. C’était aussi Paris, celui des cafés, pas celui de l’EHESS. Il cristallise le parcours d’un monde ouvrier qui, en s’emparant des moyens d’expression intellectuels, accède à la conscience pour soi.
Entretien réalisé par Lucien Degoy, publié dans l’Humanité du 26 février 2009