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Mise en scène et opéra : La flûte enchantée
Par Jacques Barbarin

On assiste de plus en plus à des mises en scène d’opéra de metteurs en scène de théâtre et là, la donne change : c’est un discours spécifiquement théâtral qui s’attelle à la scénographie, la direction d’acteur, le sens à donner. L’exemple le plus flagrant étant les mises en scène, chacun s’en souvient, d’opéra de Patrice Chéreau.

A la fois homme de théâtre et d’opéra, Numa Sadoul nous a proposé avec La Flûte enchantée, à l’opéra de Nice, une vision pertinente (novembre 2016). Le présent article ne s’intéresse qu’à la mise en scène dudit opéra.

Né en 1947, celui-ci a vécu en Afrique et à Madagascar dans son enfance, avant de se fixer sur la Côte d’Azur en 1966. Écrivain, intervieweur et homme de presse, il est également homme de scène au théâtre et à l’opéra. Sa passion pour la bande dessinée lui a valu une maîtrise de lettres sur ce sujet à l’Université de Nice en 1971, et il a depuis publié de nombreux recueils d’entretiens avec de grands noms de la bande dessinée.

Pédagogue depuis 1997, il anime en région Provence Alpes Côte d’Azur, entre Nice et St Paul de Vence, de nombreux ateliers théâtraux pour enfants et adolescents, mais aussi pour handicapés, malades mentaux et détenus en prison. Directeur de troupes, il a fondé en 2000 celle des Enfants Terribles où il fait jouer ses meilleurs jeunes élèves et qui continue de tourner régulièrement dans les théâtres et festivals de l’hexagone.

En opéra, il met en scène, de 1977 à 2016, une trentaine de série de représentations, dont huit fois il met en scène 8 fois « Madame Butterfly », de Puccini. « La flûte enchantée » est sa première participation à l’Opéra de Nice.
En théâtre, il a mis en scène ou interprété une trentaine d’œuvres, dont la mise en scène de cinq de ses propres pièces : Oratorio concentrationnaire (1968/70), Le Sang des feuilles mortes (Festival d’Édimbourg, 1974, Festival de Lyon, 1982) Reflets d’Hélène (Lyon, 1987) Aaron (Nice, 1996) Retour à Nagasaki (Bordeaux, 2003).

Quid de La Flûte ? Le Prince Tamino est chargé par la Reine de la Nuit d’aller délivrer sa fille Pamina des prisons du mage Sarastro, présenté comme un tyran. Guidé par les trois Dames de la Reine, Tamino est surtout accompagné de Papageno, un oiseleur truculent, dont la couardise contraste avec la noblesse et le courage de Tamino : à Papageno revient un carillon et à Tamino une flûte magique – deux instruments qui les aideront dans leur périple. Toutefois, Tamino découvre au cours de son voyage que les forces du mal ne sont pas du côté de Sarastro mais de celles de la Reine de la Nuit : cette dernière l’a trompé et elle est prête à tout pour se venger de Sarastro, qu’elle déteste. Truffé de mises à l’épreuve, le parcours de Tamino pour délivrer et conquérir Pamina se charge de symboles qui, de scène en scène, les mènent vers l’amour et la lumière, sous la sagesse bienveillante de Sarastro. La Reine de la Nuit et sa suite finissent anéanties.

A l’aune de ce récit, on comprend que La Flûte enchantée a trop souvent été considérée comme un opéra léger, naïf et dominé par la féerie. Les spectateurs manquent parfois de recul face à l’œuvre et passent à côté de son sens profond, camouflé par une nébuleuse de symboles maçonniques, étrangers aux non-initiés. Le procédé n’est pas nouveau, beaucoup d’auteurs ou de compositeurs ont écrit des divertissements sous couvert de véhiculer un message plus sérieux.

Numa Sadoul avait déjà mis en scène La Flûte à l’Opéra de Nantes, je lui avais demandé quel avait été son angle de vue avec cette nouvelle production.

Par rapport à ma production d’il y a vingt ans [m’avait-il répondu] je suis passé à une vision contemporaine de l’action, tout en conservant son coté fantastique et enfantin. Un savoureux mélange , à l’image de cette œuvre elle-même qui marie bien des tendances de l’art lyrique et dramatique.

Le livret d’Emmanuel Schikaneder en effet se prête à toutes les interprétations : est-il un conte pour enfants ? Un récit ésotérique et initiatique, empreint de symboles francs-maçons ? Ou, plus simplement, une fable populaire et allégorique, mariage radieux d’idées nobles et de péripéties puériles ? Ce qui m’a séduit dans la mise en scène de Numa Sadoul c’est qu’il mène de conserve ces deux routes, que les deux font sens mais qu’il n’y a jamais de « commandement » obligé, dirigé, de lecture.

Et ce, dés avant le lever de rideau. Trois jeunes garçons « déclenchent » l’opéra en trois gestes : l’un commande au lustre de la salle de s’éteindre, l’autre déclenche l’orchestre, le troisième fait lever le rideau.

Durant tout leur parcours d’initiation, Tamino et Papageno sont aidés par un drôle de trio, trois garçons censés les guider au fil de leurs épreuves. Ce sont eux qui, au cœur du deuxième acte, viennent rendre aux deux hommes le carillon et la flûte qui leur avaient été confisqués… mais aussi leur apporter à manger et à boire. Ils révéleront à Pamina sur le point de se tuer l’amour de Tamino à son endroit et rappelleront à un Papageno (lui aussi) prêt à se pendre les pouvoirs magiques de son carillon. Ils renouvellent à leur manière le concept du deus ex machina.

Numa Sadoul fait « autre chose » de ces trois enfants que le fil conducteur de l’intrigue,à la fois conducteur pour les protagonistes mais aussi pour nous, spectateurs. Nous entrons dans une fable, une légende. Et pour un enfant de notre temps que peuvent être des héros de légende sinon des héros de bandes dessinées. De la sorte, on peut voir à chaque entrée des jeunes garçons, que ceux-ci seront revêtus des costumes des héros de BD, Tintin, Lucky Luke, Corto Maltese…

Concernant le « signifiant » franc-maçon, Numa Sadoul fait sens avec la piste scénographique, puisant dans la coopération des lumières et du décor. Le décor du premier acte est celui d’un chaos, d’un empierrement, d’un amas de rochers : bref d’un « ordre inorganisé ». Il est intégralement plongé dans une lumière bleue, un bleu très peu lumineux, tirant sur le bleu de Prusse, donnant un sentiment, oui, presque d’effroi. Sous l’antiquité, Rome considérait que le bleu était la couleur des barbares.

Le deuxième acte nous fait passer de l’inorganisé à l’organisé : un espace construit dont certaines données sont multiples : portes, escaliers, échelles. Or la porte, dans la symbolique maçonnique, est investie d’une mission car elle traduit le sens, le projet de ses bâtisseurs. Le mot « porte » est doublement important car il symbolise la transition entre le monde profane et le monde sacré, entre la lumière reçue lors de l’initiation et les ténèbres de l’ignorance, entre la richesse de la vérité et la nudité d’une vie stérile, entre la naissance de l’initié et sa mort à la vie profane.

Quant à l’escalier, il est le symbole de la progression vers le savoir, de l’ascension vers la connaissance/lumière et la transfiguration. L’élévation de tout être peut symboliquement lui être associée.

Pour ce qui concerne l’échelle, en Franc-maçonnerie, « l’échelle de Jacob » représente la connexion entre le monde physique et le monde métaphysique. Les deux barres verticales symbolisent le développement spirituel, les barreaux horizontaux le développement matériel. Les barres verticales et horizontales sont interdépendantes. On ne peut pas imaginer une échelle avec les deux barres verticales mais sans les barreaux horizontaux et vice versa…

Si nous considérons le costume de la Reine de la nuit, cette dernière est revêtue d’un tablier. Or la Reine de la nuit, si l’on se rapporte au livret, faisait partie de l’ordre établi par Sarastro. Et tous les francs-maçons portent un tablier en loge. C’est le symbole du travail qui renvoie à l’origine opérative de la franc-maçonnerie. En effet, les rituels maçonniques s’inspirent de ceux pratiqués par les corporations de tailleurs de pierre du Moyen-âge où les ouvriers portaient de larges tabliers de cuir les protégeant des coups de ciseau. Donc le tablier est une référence à son ancien ordre, les étoiles étant la symbolique de son nouveau, la nuit.

Et, pour continuer sur l’opposition Sarastro/Reine de la nuit, il est clair, si je puis dire, et pour reprendre une mythologie récente, que la Reine de la nuit –son nom l’indique à loisir - est « le coté obscur de la force », parallèle dont se saisit avec plaisir Numa Sadoul.

Il faut noter que les décors et les costumes sont de Pascal Lecocq et que j’ai rarement vu une scénographie être autant à l’écoute et à l’unisson de la pensée du metteur en scène. Il faut y rajouter le travail sur les lumières de Philippe Montbellet, utilisant des lumières latérales.

La lumière latérale est la lumière du relief. Le faisceau lumineux heurte les arêtes du décor ou les courbes du corps et du visage du comédien, ce qui crée des jeux d’ombre et de lumière rendant possible la sensation des volumes. En quelque sorte, les personnages sont ainsi disposés en exergue, placés qu’ils sont en relief de la narration.

Le miracle de cette mise en scène est qu’elle ne relève jamais d’un « sens forcé », on ne nous oblige pas à avoir une unique « lecture ». Tout ce que nous voyons est dans l’œuvre, aussi bien le livret que la musique : l’ouverture commence par un enchainement de trois accords, répétés trois fois chacun lorsqu’ils sont repris, ils avertissent de la solennité d’une œuvre qui mêlera la gravité à l’humour. Ces accords rappellent aussi les coups frappés à l’entrée de la loge maçonnique et rendent ainsi manifestes les trois points* de la franc-maçonnerie.

Numa Sadoul n’a fait que rajouter son humour, son intelligence et sa sensibilité d’un « lecteur » du XXIème siècle.

Jacques Barbarin
*Les trois points, disposés en triangle équilatéral, dont l’un des sommets est dirigé vers le haut, sont souvent employés pour abréger les mots « Franc-maçonnerie », ou « Franc-maçon », ce qui a valu aux Maçons d’être appelés « Frères Trois Points »

Photos, crédits Dominique Jaussein
La Reine de la Nuit
La flûte enchantée Acte 2


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