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Modernité et postmodernité. Un chapitre du livre d’Ellen Meiksins Wood « Les origines du capitalisme »

Le fait de tenir le capitalisme pour une chose naturelle,
implicite chez de nombreuses personnes qui assimilent
fréquemment les mots bourgeois, capitaliste et
modernité, a pour conséquence de masquer la spécificité
du capitalisme, voire de faire de ces trois termes un
seul et même concept. Signalons qu’on trouve ce rapprochement
même dans les théories les plus iconoclastes.
Voyons brièvement les choses sous un autre angle. La
question ici n’est pas tant de rappeler que le capitalisme
est un événement historique particulier. Mais puisque certains
aspects essentiels de la modernité n’ont rien à voir
avec le capitalisme, le fait de rapprocher sans cesse capitalisme
et modernité nous empêche de voir qu’il existe une
modernité qui n’est pas capitaliste.

LA MODERNITÉ FACE AU CAPITALISME : LES CAS
DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE

Quel que soit le sens qu’on attribue au mot modernité,
qu’on la voie d’un bon ou d’un mauvais oeil, ou des
deux à la fois, on pense habituellement qu’elle partage
quelque chose avec ce que le sociologue Max Weber a
nommé le processus de rationalisation : la rationalisation
de l’État en organisation bureaucratique, la rationalisation
de l’économie en capitalisme industriel, la rationalisation
de la culture par l’instruction donnée à tous, la
lutte contre les préjugés, les progrès de la science et de
la technologie. Ce processus de rationalisation est généralement
associé à des schèmes de pensée intellectuels
ou culturels qui remontent aux Lumières. On songe à
la rationalisation et à sa manie de planification rationnelle,
à une tendance à voir le monde et ses éléments
comme un tout, à la standardisation du savoir, à l’universalisme
(la foi en des vérités et des valeurs universelles),
et à la croyance en un progrès linéaire de la raison et de
la liberté.

On estime généralement que les Lumières furent l’un
des tournants, sinon le moment décisif ayant marqué l’essor
de la modernité, et le recoupement qu’on établit entre
modernité et capitalisme est flagrant dans la manière
dont nombre de théories sur la modernité associent les
Lumières avec le capitalisme. Certains prétendent en effet
que les principales caractéristiques des Lumières vont de
pair avec le développement du capitalisme, soit parce
que le capitalisme, sur le point d’éclore, aurait permis
à ces caractéristiques de se manifester, ou parce que les
progrès de la rationalisation auraient débouché sur les
Lumières, et entraîné le capitalisme avec eux. Weber, par
exemple, est connu pour avoir attribué plusieurs sens au
mot rationalité (il parle d’une rationalité formelle, ou
instrumentale, opposée à une rationalité de valeur, etc.),
mais sa démonstration expliquant l’évolution historique
de la rationalisation repose, bien entendu, sur l’assimilation
des divers sens des mots raison et rationalité, de sorte
que la rationalité instrumentale du capitalisme serait, par
définition, liée à la raison dans le sens que lui conféraient
les Lumières. Pour le meilleur ou pour le pire, le processus
qui nous a inculqué les meilleurs principes des
Lumières – la résistance à n’importe quel pouvoir arbitraire,
l’attachement à l’émancipation de tout le genre
humain, l’esprit critique face à toutes les formes d’autorité,
qu’elles soient intellectuelle, religieuse, ou politique –
ce processus serait, selon Weber, le même qui conduisit à
une organisation capitaliste de la production.

Afin de bien dissocier capitalisme et modernité, nous
devons d’abord placer les Lumières dans leur contexte
historique. Une part substantielle du projet des Lumières
a vu le jour au sein d’une société non capitaliste, pas
même précapitaliste. En d’autres mots, plusieurs particularités
des Lumières ont leur source dans des rapports
sociaux de propriété non capitalistes. Elles ont vu le jour
au sein d’une société qui n’était pas une transition vers
le capitalisme, mais dans l’un des régimes qui faisaient
suite au féodalisme. Ainsi, les Lumières en France, par
exemple, sont apparues dans l’État absolutiste.
En France, au XVIIIème siècle, l’État absolutiste n’était
pas seulement un système politique ; il subvenait aussi
aux besoins économiques d’une grande partie de la
classe dominante. En ce sens, il n’était pas juste l’environnement
politique des Lumières, mais aussi leur
contexte économique, concret et matériel. L’État absolutiste
était un instrument centralisé d’extraction extraéconomique
des surplus, et les charges de l’État étaient
une forme de propriété permettant à ceux qui les occupaient
d’avoir accès aux surplus produits par les paysans.
Il y avait aussi d’autres formes d’appropriation extraéconomiques
décentralisées, vestiges du féodalisme et de
ce qu’on appelle les « souverainetés parcellaires ». Ces
formes d’appropriation extra-économiques s’opposaient
en tout point aux formes purement économiques de
l’exploitation capitaliste.

Rappelons que le berceau du « projet de modernité » –
la France du XVIIIème siècle – était une société essentiellement
rurale, cela dans une très large mesure, avec
un marché intérieur restreint et morcelé. Ses marchés
suivaient toujours des principes non capitalistes. Il ne
s’agissait pas de tirer d’une force de travail, réduite à l’état
de simple marchandise, une quelconque plus-value, ni de
créer une valeur dans la sphère de la production ; on appliquait
encore les bonnes vieilles méthodes commerçantes
de la prise de profits – profits sur l’aliénation, acheter
à bas prix et revendre cher, accumulation de grandes
richesses découlant du commerce des produits de luxe, ou
de la vente de fournitures à l’État. La classe paysanne ne
constituait pas un marché de masse de consommateurs,
elle était même l’antithèse de cela. Quant à la bourgeoisie,
à laquelle appartenaient les principaux acteurs
des Lumières, dit-on, elle ne formait pas non plus une
classe sociale capitaliste. En fait, la plupart de ces gens
n’étaient même pas des marchands à l’ancienne mode.
Les principaux bourgeois qui marquèrent les Lumières et
participèrent ensuite à la Révolution étaient généralement
des intellectuels, des officiers publics, ou des individus
exerçant des professions libérales. Leur rébellion contre
l’aristocratie ne visait pas à libérer le capitalisme des
entraves du féodalisme.

Dans ce cas, à quoi tenaient les principes de ladite
modernité ? Était-ce à un nouveau capitalisme alors en
éclosion ? Ces principes étaient-ils ceux d’aspirants capitalistes
prêts à en découdre avec une aristocratie féodale ?
Ou pourrions-nous dire que le capitalisme fut l’aboutissement
inattendu du projet de la modernité bourgeoise ?
Ce projet avait-il un autre objectif ?
Voyons quels étaient les intérêts de classe de la bourgeoisie
française. Et, pour mieux les cerner, revenons un
moment sur la Révolution elle-même, considérée souvent
comme le point culminant du projet des Lumières.
Quelles étaient les principales visées révolutionnaires de
la bourgeoisie ? En tête de son programme, il y avait
l’égalité civile, l’abolition des privilèges, et une revendication
concernant l’ouverture de postes, « places et emplois
publics (à tous les citoyens) sans autre distinction que
celle de leurs vertus et de leurs talents ». C’est-à-dire, entre
autres choses, un accès équitable aux plus hautes charges
de l’État, qui étaient pratiquement monopolisées par les
nobles ou les riches, et que les aristocrates menaçaient
d’interdire à toute autre personne. On voulait aussi instaurer
un système de taxation plus juste, afin que le poids
des impôts ne pèse plus de façon aussi disproportionnée
sur le tiers état, au bénéfice des classes privilégiées (l’un
des privilèges les plus jalousement gardés par la noblesse
était justement l’exemption d’impôts). Bref, toutes ces
doléances visaient l’aristocratie et le clergé.

Sur un plan idéologique maintenant, comment ces
revendications bourgeoises s’exprimaient-elles ? Prenons
l’exemple de l’universalisme, soit la croyance en certains
principes qui s’appliquent au genre humain dans son
ensemble, en tout temps et en tout lieu. L’universalisme
avait déjà une longue histoire en Occident, mais il présentait,
pour la bourgeoisie française, une signification
et un intérêt tout particuliers. Pour résumer la chose,
disons que l’assaut des bourgeois contre les privilèges
et les classes qui en bénéficiaient, c’est-à-dire contre la
noblesse et le clergé, consistait à opposer l’universalisme
au particularisme défendu par les aristocrates. La bourgeoisie
remettait l’aristocratie en question en se basant
sur les principes universels de la citoyenneté, de l’égalité
civile, et sur ceux de la nation – car cette dernière représentait
à ses yeux une identité absolue, qui transcendait
les notions identitaires plus exclusives, comme les liens
de parenté, la tribu, le village, le statut, l’État, ou la classe
sociale.

En d’autres mots, on opposait l’universalité aux
privilèges dans leur sens littéral de lois spéciales à un particulier,
ou « loi privée ». L’universalité se dressait contre les
privilèges et les droits particuliers. Une fois les privilèges
remis en question, il n’était pas difficile de s’en prendre
ensuite aux principes de la coutume et à la tradition en
général. La multiplication de ces attaques mena aisément
à une théorie de l’histoire, qui assigna à la bourgeoisie
et à ses intellectuels patentés un rôle majeur, celui des
agents de la rupture avec le passé. Dès lors, ils incarnèrent
la raison et la liberté, voire l’avant-garde du progrès.
Quant à l’attitude des bourgeois face à l’État absolutiste,
elle était encore plus ambiguë. Tant que la bourgeoisie
eut un accès raisonnable à des fonctions lucratives
au sein de l’État, celui-ci lui convenait très bien, même
s’il était monarchique. Et par la suite aussi, car ladite
révolution bourgeoise compléta le projet centralisateur
amorcé par l’absolutisme. En vérité, à certains égards, la
remise en question de l’ordre traditionnel, loin d’abolir
les principes absolutistes, leur donna une plus grande
portée.

Revenons au principe de l’universalité. Même au
XVIème siècle, l’État monarchique s’était opposé – souvent
avec le soutien du tiers état et de la bourgeoisie
justement – aux revendications de la noblesse féodale,
sous prétexte que lui, l’État, représentait l’universalité,
à l’encontre des privilèges de la noblesse et des juridictions
particulières. La bourgeoisie hérita aussi et répandit
ensuite d’autres principes absolutistes. Elle reprit à son
compte, par exemple, des programmes de planification
et de standardisation conçus par l’État absolutiste et
certains de ses ministres influents, comme Richelieu et
Colbert. Même la normalisation de la langue française
faisait partie du projet centralisateur de l’État absolutiste,
qui était un projet visant la « rationalisation » ; les jardins
de Versailles en étaient l’expression classique [1].
Des spécialistes comme Marshall Berman et David
Harvey, qui nous ont donné des études sur la modernité
(et la postmodernité) parmi les plus importantes qui
soient, mettent souvent l’accent sur une certaine dualité
de la conscience moderne qui remonterait aux Lumières.
Cette conscience duale, soutiennent-ils, associe universalité
et immutabilité, à une sensibilité à l’éphémère, à
ce qui est contingent, au fractionnement. Ils semblent
vouloir dire par là que l’intérêt des Lumières pour l’universalité
et la vérité absolue fut au départ une tentative
visant à donner un sens au sentiment éphémère, flottant,
toujours mobile et changeant, qu’on éprouve devant la
vie moderne, ce qu’ils associent ensuite au capitalisme.

Berman cite des extraits du roman de Rousseau, Julie
ou la Nouvelle Héloïse
(1761) qui aurait, d’après lui, montré
les premières expressions de cette sensibilité (il dit
même que Rousseau est « l’archétype de la voix moderne
dans la première phase de la modernité » [2]). Le passage
le plus révélateur est tiré d’une lettre dans laquelle Saint-
Preux, le personnage de Rousseau, relate ses impressions
en montant à Paris. Berman décèle ici le sens moderniste
des possibilités nouvelles, mêlé à un sentiment d’inconfort
et d’incertitude, causé par le mouvement incessant,
les changements et la diversité. Cette expérience, Berman
la relie à une phase initiale du capitalisme.
Mais nous pouvons peut-être percevoir autre chose
en lisant les lettres de Saint-Preux et même les explications
de Berman à propos du « tourbillon » de la vie
moderne. Il ne s’agit pas tant de la vieille peur et de
la fascination face au capitalisme moderne, mais plutôt
vis-à-vis de la ville tout court. Ce que le Saint-Preux
de Rousseau et ce que Marshall Berman disent de leurs
impressions face à la vie moderne pourrait être mis dans
la bouche d’un campagnard italien arrivant pour la première
fois de sa vie dans la Rome antique. Ce n’est
peut-être pas un hasard si les métaphores associées à cette
« expérience de la modernité », celles de Rousseau et de
bien d’autres auteurs européens, ont été rédigées par des
écrivains qui, en général, n’habitaient pas des sociétés
hautement urbanisées, mais des pays où la population
rurale était largement majoritaire.

De toute façon, l’idéologie de la bourgeoisie française
au XVIIIème siècle n’avait pas grand-chose à voir avec le
capitalisme ; elle entendait mener des luttes contre des
formes d’appropriation non capitalistes et des pouvoirs
d’exploitation extra-économiques. Il ne faut pas réduire
les Lumières à une simple idéologie de classe sociale, car
parmi les personnages les plus illustres de cette époque
il y avait bel et bien des aristocrates, comme Condorcet.
On doit retenir ici que dans cette conjoncture historique
bien particulière, dans un contexte et des conditions
nullement capitalistes, même la bourgeoisie avait une
vision plus large, visant l’émancipation de tout le genre
humain, et non pas seulement celle de la bourgeoisie.
Cet universalisme, malgré ses limites, prônait la liberté
de tous, et c’est bien entendu la raison pour laquelle il
fut reprit par des forces beaucoup plus révolutionnaires
et démocratiques.

Pour comprendre toutes les complexités de ce phénomène,
il suffit de comparer le cas de la France à celui
de l’Angleterre. Rappelons les faits. Au XVIIIème siècle, à
l’apogée du capitalisme agraire, l’Angleterre avait une
population urbaine en pleine croissance et qui, comparée
à la population totale, était beaucoup plus importante
que la population urbaine en France. De petits propriétaires
avaient été dépossédés de leurs terres, pas seulement
par des contraintes directes, mais aussi par des pressions
économiques. Londres était la plus grande ville d’Europe.
Il y avait là un marché intérieur beaucoup plus concurrentiel
et intégré que partout ailleurs. Ce fut le premier
marché national au monde, et il devenait de plus en
plus un marché de masse, destiné aux consommateurs de
produits ordinaires à bas prix, notamment les denrées
alimentaires et le textile. Ces consommateurs constituaient
une force de travail de plus en plus prolétarisée.
La production agricole en Angleterre observait déjà des
principes essentiellement capitalistes. L’aristocratie avait
déjà adopté dans une très large mesure le capitalisme
agraire et s’intéressait à de nouvelles formes de commerce.
Enfin, l’Angleterre était sur le point de mettre sur pied
un capitalisme industriel.

Comment le capitalisme anglais s’exprimait-il à cette
époque sur un plan idéologique ou culturel [3] ? Il ne suivait
certainement pas la voie du cartésianisme ; il ne
prônait pas non plus les planifications rationnelles. Il
s’abandonnait plutôt à la « main invisible » de l’économie
politique classique et il exprimait l’empirisme
philosophique britannique. Son modèle n’était pas le
formalisme des jardins de Versailles, mais les paysages
sauvages, apparemment naturels, qui semblaient n’être le
résultat d’aucun plan, d’aucun tracé. Même l’État anglais,
qui avait favorisé la naissance du capitalisme, était beaucoup
moins rationnel, dans le sens attribué à ce mot par
Weber, que l’État bureaucratique de l’Ancien régime français.
De plus, son système juridique basé sur la common
law
est, aujourd’hui encore, moins rationnel que le code
Napoléon adopté en France après la Révolution, ou que
n’importe quel autre code de lois inspiré du droit romain
sur le continent.

Bien entendu, il ne s’agit pas de laisser entendre que
l’Angleterre n’a joué aucun rôle dans le grand mouvement
des Lumières. Inutile de rappeler, par exemple, que les
penseurs et philosophes anglais ont beaucoup apporté
à l’esprit critique qui caractérise cette période. Certes,
les Anglais partageaient avec leurs voisins un intérêt
marqué pour la science et la technologie. On sait ce
que les représentants des Lumières en France devaient
à des penseurs comme Bacon, Locke et Newton. Mais
l’idéologie propre à l’Angleterre alors, qui la distinguait
vraiment des autres cultures européennes, était celle de
l’amélioration, non pas l’amélioration du genre humain,
mais bien celle de la propriété, l’éthique, voire la science,
du profit, la volonté d’accroître la productivité du travail,
de créer une valeur d’échange, la pratique de l’enclosure
et la dépossession.

Cette idéologie-là, notamment l’idée d’une amélioration
de la production agricole, sans parler de tous les
ouvrages rédigés en Angleterre à ce propos, n’existait pas
du tout en France au xviiie siècle, où les paysans jouaient
encore un rôle prédominant dans la production et où
les nobles, possédant des terres, s’en tenaient à leur mentalité
de rentiers, tout comme la bourgeoisie dans son
ensemble d’ailleurs. (Il y eut bien une exception, qui
confirme la règle, celle des physiocrates, ces économistes
politiques français pour lesquels l’agriculture anglaise
était un modèle à suivre. [4])
Maintenant, si on veut remonter aux origines de la
modernité nuisible – l’idéologie du « technocentrisme »
et de la dégradation de l’environnement –, il faut commencer
par se pencher sur le programme d’amélioration,
qui subordonnait toutes les valeurs humaines à la productivité
et au profit, plutôt que de regarder du côté des
Lumières. Il ne semble par que ce soit un hasard si le
scandale entourant la maladie de la vache folle a éclaté
en Grande-Bretagne, berceau de l’amélioration, ou, plus
récemment, si le désastre de la fièvre aphteuse a frappé la
Grande-Bretagne avec tant de violence, puisqu’on attribue
la cause de ces maladies à une production agricole
intensive et à des pratiques de mise en marché pour le
moins excessives.

POSTMODERNITÉ

Le fait de s’en prendre à ce qu’on appelle le projet des
Lumières est devenu depuis quelques années un véritable
cliché. Certains prétendent que les valeurs prônées par
les Lumières et qui sont exposées sommairement dans les
pages précédentes, seraient – et il s’agit là des reproches
les plus mesurés – « à l’origine des désastres qui ont affligé
l’humanité tout au long du xxe siècle », depuis les guerres
mondiales et l’impérialisme, jusqu’aux catastrophes écologiques
 [5]. Nous ne ferons pas état ici des dernières
absurdités proférées à ce sujet et qui dépassent de loin certaines
critiques raisonnables, formulées à l’encontre des
Lumières, reconnaissant leur dualité, puis mettant l’accent
sur les bons et les mauvais aspects que l’application
des principes de la raison et du progrès a pu engendrer.

Il importe ici de retenir que des gens nous invitent à
rejeter en bloc tout ce qu’il y avait de mieux dans le
projet des Lumières, y compris – et en particulier – son
désir d’émancipation du genre humain, puis de rendre
ces valeurs responsables des conséquences désastreuses
que nous devrions en fait attribuer au capitalisme. Nous
avons d’excellentes raisons, tant politiques que logiques,
de séparer complètement le projet des Lumières de ces
conséquences-là, qui nous affectent tous, mais qui sont
bien davantage le résultat du capitalisme que du projet
de la modernité.

Car souvent, en présentant ce concept de modernité,
plusieurs observateurs brouillent les cartes, en mêlant
certains phénomènes sociaux et culturels causés par le
capitalisme, ou propres à lui, à d’autres phénomènes qui
n’ont rien à voir avec ce système. Ils ont tendance ainsi
à confondre bourgeois et capitaliste, et ils partagent du
même coup une croyance largement répandue qui tient
le capitalisme pour acquis, le considère comme l’aboutissement
de tendances déjà existantes dans l’histoire, ou
obéissant même à des lois naturelles, pour peu qu’elles
aient la chance de s’exprimer à telle époque ou en tel
lieu. Au cours du processus évolutif qui a mené les premières
formes d’échanges commerciaux au capitalisme
industriel, la modernité aurait soudain fait son irruption,
lorsque ces forces économiques et la rationalité économique
des bourgeois, jusque-là tenues en laisse, furent
libérées de contraintes traditionnelles. Ainsi donc, pour
ces gens, la modernité, la société bourgeoise et le capitalisme
ne sont qu’une seule et même chose.

À ce concept de modernité, on a récemment ajouté
la notion de postmodernité. L’époque postmoderne est
décrite de diverses façons, mais chacune d’elles, bien
entendu, établit un rapport avec la modernité. En général,
la postmodernité représente une phase du capitalisme,
marquée par certaines caractéristiques économiques et
technologiques (« l’ère de l’information », « une production
plus diversifiée » « l’accumulation flexible », « le
capitalisme désorganisé », « le consumérisme », etc.).Mais,
plus précisément, cette phase est marquée par certains
phénomènes culturels, résumés par la formule « postmodernisme
 », dont l’un des traits saillants est la remise en
question du projet des Lumières.

On dit que le postmodernisme succède à la culture
de la modernité et remplace certains modes de pensée
associés au projet de modernité. Si on se fie à ces
explications, le projet de la modernité aurait débuté au XVIIIème siècle, ou du moins se serait profilé pendant les
Lumières, pour s’épanouir vraiment au XIXème siècle. Là
encore, ce qu’on appelle le projet des Lumières rassemblait,
dit-on, plusieurs doctrines, idéologies ou principes,
comme la rationalisation, le « technocentrisme », une
normalisation de la connaissance, une standardisation
de la production, une croyance en un progrès linéaire et
en des vérités aussi universelles qu’absolues. Or, le postmodernisme
serait une réaction à ce projet, une manière
de le contrecarrer, bien qu’il puisse découler aussi du
modernisme, du scepticisme, de l’intérêt marqué pour le
doute, le changement, l’imprévu, qui sont des façons de
voir le monde associées à des formes culturelles modernistes
du XXème siècle, mais qui, selon certaines personnes,
étaient déjà présentes dans le mouvement des Lumières.
Le postmodernisme considère le monde comme une
chose essentiellement fractionnée, indéterminée, il rejette
tout discours « totalisant », toute « métanarration », de
même que les théories universelles ou globales concernant
le monde et l’histoire. Il refuse également les projets
politiques de portée universelle, même ceux qui visent
l’émancipation du genre humain, et préfère s’engager dans
des luttes contre l’oppression en général ou en particulier.
Certaines théories de la postmodernité sont fort instructives
et nous révèlent beaucoup de choses sur le
capitalisme contemporain et nombre de ses expressions
culturelles [6]. Mais, pour l’essentiel, tout ce concept est
l’inverse de la modernité, dans le sens conventionnel du
terme, et reprend à son compte plusieurs de ses présupposés
qui déjà posaient problème. Cette modernité partage
avec d’autres conceptions une manière de voir l’histoire
qui ignore la grande division entre les sociétés capitalistes
et celles qui ne le sont ou ne l’étaient pas ; elle considère
les mécanismes propres au capitalisme comme s’ils étaient
des lois universelles, et place dans une même catégorie
plusieurs évolutions historiques très différentes les unes
des autres, parfois capitalistes, mais qui parfois ne le sont
nullement. L’idée même de postmodernité découle d’une
conception de la modernité qui, dans le pire des cas, escamote
le capitalisme, le noie dans le courant de l’histoire,
ou à tout le moins le considère comme un phénomène
naturel.

Il est important de noter ici que la critique de la
modernité en vient de temps à autre à la même conclusion,
celle de tenir le capitalisme pour une chose naturelle.
On s’en rend compte à la lecture de certains ouvrages
rédigés bien avant la mode postmoderne actuelle, dans
les théories sociologiques de Weber par exemple, notamment
dans celle portant sur la rationalisation. Ainsi, le
processus de rationalisation, c’est-à-dire les progrès de
la raison et de la liberté, associés aux Lumières, aurait,
d’après Weber, libéré l’humanité de contraintes traditionnelles.
Mais, en même temps, il aurait, tout en la
dissimulant, ouvert la voie à un nouveau genre d’oppression,
celle de la « cage de fer » propre à certaines formes
d’organisation moderne.

Il y aurait bien sûr beaucoup de choses à dire pour
vraiment rendre compte des deux facettes de la modernité,
non seulement sur son aspect positif, avec toutes les
avancées qu’elle aurait favorisé, dit-on, mais également
sur les conséquences néfastes que ses capacités productives,
ses technologies, ses structures « organisationnelles »
rendent possibles. Même ses valeurs universelles, si elles
sont appliquées de manière excessive, peuvent causer des
problèmes, voire des désastres. Mais dans une théorie
comme celle de Weber, il y a autre chose encore. Le
capitalisme, à l’instar de la domination bureaucratique,
ne serait que l’aboutissement naturel des progrès accomplis
au fil du temps par la raison et par la liberté. On
notera aussi qu’on retrouve chez Weber une ambivalence
à l’endroit du capitalisme qui ressemble beaucoup à celle
caractérisant les théories postmodernistes. Ici et là, en
effet, les reproches formulés à l’encontre du capitalisme
côtoient souvent son apologie.

Ainsi donc, la postmodernité succéderait à une
modernité pour laquelle bourgeois est synonyme de capitaliste,
et selon laquelle le rationalisme des Lumières
ne se distinguait pas de la rationalité économique du
capitalisme. Inévitablement, des rapprochements comme
ceux-là reviennent à tenir pour acquises certaines hypothèses
qui nous sont familières portant sur l’origine du
capitalisme, notamment celle prônant que le capitalisme
existait sous forme embryonnaire dans la rationalité bourgeoise
et n’attendait que le moment propice de s’exprimer.
Il ne fait pas de doute que l’idée de postmodernité attire
notre attention sur certains changements historiques qui
se sont produits au sein du capitalisme, mais elle le fait en
masquant les transformations qui se sont produites entre
les sociétés capitalistes et les sociétés non capitalistes.
Une fois encore, la spécificité du capitalisme se perd
dans les méandres de l’histoire, et l’inévitable progrès
qu’accomplit une bourgeoisie en constante ascension fait
du système capitaliste un phénomène naturel.

Chapitre 9 du livre, reproduit avec l’aimable autorisations des éditions Lux.

L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Ellen Meiksins Wood. Editions Lux. 2009. 29,95 euros.

Voir également sur le site, l’entretien de l’auteur avec Baptiste Eychart

Notes :

[1Ellen Meiksins Wood, The Pristine Culture, op. Cit.

[2Marshall Berman, All That is Solid Melts into Air : The Experience of
Modernity
, Londres, Verso, 1982, p. 17.

[3Pour en apprendre davantage sur les différences entre la culture propre
au capitalisme anglais et celle de l’absolutisme français, voir Ellen
Meiksins Wood, The Pristine Culture, op. cit.

[4À propos des physiocrates face au capitalisme agraire, lire l’ouvrage
de David Mc Nally, Political Economy and the Rise of Capitalism : A
Reinterpretation
, Berkeley et Los Angeles, University of California
Press, 1988.

[5Robert Burback, For a Zapatista-Style Postmodernism Perspective,
Monthly Review, no 47, mars 1996, p. 37.

[6Voir, par exemple, David Harvey, The Condition of Postmodernity,
Oxford et Cambridge (États-Unis), Blackwell, 1989 ; et Fredric
Jameson, Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme
tardif
, Paris, Beaux-Arts de Paris, coll. « D’art en question », 2007.


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