L’idée reçue, reprise encore récemment dans une émission de télévision de Raphaël Enthoven sur Arte, est que l’œuvre de Nietzsche a été complètement dénaturée afin d’être mise au service de l’idéologie nazie. La sœur du philosophe est considérée comme la responsable de cette récupération. Elle était, en effet, résolument nazie et ira jusqu’à offrir la canne de son frère (grand marcheur) à Hitler. L’examen des textes permet de nuancer sérieusement. Mon apport au débat est fait d’un développement relatif à Stendhal et Nietzsche. J’ai jugé bon - j’expliquerai pourquoi - d’ajouter à cet exposé le point de vue d’André Comte-Sponville sur le sujet.
Le dénominateur commun entre Stendhal et Nietzsche est leur culte de l’énergie. Chez Nietzsche, elle est appelée « volonté de puissance », mais cette expression pourrait pratiquement se traduire par « énergie ».
En effet, la « volonté de puissance » vient directement du livre de Schopenhauer qui provoqua un extraordinaire bouleversement chez Nietzsche : Le Monde comme représentation et comme volonté. Pour un Français, le mot « volonté » implique l’idée d’un centre de conscience doté d’un libre arbitre dont l’action est tournée vers un but. Or, il n’en est rien chez Schopenhauer et c’est pourquoi l’expression « vouloir vivre » est souvent préférée à « volonté ». Il n’en est rien non plus avec la « volonté de puissance » chère à Nietzsche. Dans les deux cas, il s’agit d’un courant d’énergie, d’une force vitale, d’une sorte d’élan de l’univers dont on ignore l’origine et qui n’a pas de but, sinon de persévérer dans son être, une force qui va, qui ne sait pas où elle va, mais qui va. C’est pourquoi le mot « énergie » convient.
Première conséquence de ce culte commun pour l’énergie, l’admiration qu’ils ont l’un et l’autre pour Napoléon. Cette admiration pour l’empereur n’est pas sans réticence chez Stendhal qui lui reproche d’avoir trahi la Révolution. Pourtant, il ne peut se déprendre d’une véritable fascination, Napoléon incarnant un principe qui lui était cher : se foutre de tout et aller de l’avant [1].
Une autre conséquence de ce goût pour l’énergie est le refus de tout ce qui l’entrave : Dieu, le christianisme, le clergé. Ils sont, pour Stendhal, des éteignoirs. La rencontre avec Julien Sorel sera nécessaire pour que cette énergie soit libérée chez Louise de Rénal, toutes les barrières mises par les curés ayant été brisées par la passion. L’idée est explicitée en de multiples endroits chez Nietzsche. Le christianisme a été à l’origine d’un peuple d’esclaves, des êtres diminués, incapable d’accepter les injonctions de la volonté de puissance.
Une première différence apparaît à propos de la femme. Stendhal, dans la logique de ce qui précède, aime les femmes énergiques en tant que personnes et personnages. Pour Nietzsche, la femme est un être « indispensable », pourvue de nombreux charmes, mais tout de même d’une catégorie inférieure et dévolue au « repos du guerrier » [2].
La question du bonheur fait apparaître une différence radicale. On sait que pour Stendhal, le but que doit se fixer un homme est d’y accéder. Nietzsche y est pratiquement indifférent parce que, à ses yeux, il y a mieux à faire. Eu égard aux autres, Stendhal, dans la ligne de Bentham, souhaite la plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre de personnes. Nietzsche écrit que cet idéal lui donne la nausée [3]. Il estime plus important, pour le génie, de contribuer à la venue du « surhomme » que de songer à son petit bonheur personnel ou au petit bonheur médiocre de ses contemporains. Comme on va le voir, les points de vue des deux écrivains sont absolument incompatibles.
Pour Nietzsche, l’humanité s’est dégagée progressivement de l’animalité. Il est nécessaire de contribuer à un nouveau progrès en faisant advenir une surhumanité. Comme le christianisme, la démocratie, favorable aux médiocres, est un obstacle à un tel essor. En conséquence, le pouvoir devra être détenu par une race de « maîtres ». Il faut qu’une race supérieure prenne en main le destin de l’humanité.
Comme on le sait, Nietzsche, victime d’une attaque cérébrale en 1889, s’effondre psychiquement et n’est plus capable de penser dans l’intervalle qui le sépare de la mort (1900). Sa sœur va d’abord profiter de la gloire montante de son frère en publiant, un an après sa mort, une Volonté de puissance que les spécialistes considèrent comme une falsification. Par la suite, ayant adhéré aux thèses nazies, elle publie une compilation qui va dans le sens des nouvelles idées. On a beaucoup insisté, les amis de Nietzsche en premier lieu, sur le fait qu’elle avait dénaturé la pensée de son frère. Un examen attentif permet d’affirmer qu’elle n’a pas eu à vraiment forcer les textes.
Nous disposons aujourd’hui d’une bonne édition de La Volonté de puissance. Il s’agit de l’édition en deux volumes disponible dans la collection Tel. Ce livre, non écrit par Nietzsche, nous le rappelons, a été élaboré un peu comme le Journal de Stendhal dû à au professeur de Litto. Un spécialiste, Friedrich Würzbach, a recueilli et organisé, en les datant autant que possible, tous les aphorismes et développements en relation avec cette idée de la volonté de puissance qu’il a retrouvés dans les papiers du philosophe. Le résultat est affligeant.
Tout y est. Par exemple, l’idée d’une race supérieure dirigeant l’humanité et écartant les faibles à défaut de les éliminer. Au profit de cette race supérieure, Nietzsche va jusqu’à préconiser la castration des criminels et des malades, l’interdiction du mariage pour les malades. La guerre et la colonisation seront des éléments favorables pour forger cette race de maîtres. Les textes sont nombreux. Lisons :
-Dans de nombreux cas, le devoir de la société est d’empêcher la procréation ; pour ce faire, elle a le droit, sans égard à l’origine, au rang et aux qualités de l’esprit, de prévoir les mesures coercitives les plus rigoureuses, les entraves de toutes sortes à la liberté, la castration dans certains cas. […] La vie elle-même ne connaît aucune solidarité, aucune « égalité » entre les parties saines et les parties dégénérées de son organisme ; il faut supprimer les dernières, faute de quoi tout périra. La pitié pour les décadents, l’égalité pour les dégénérés, ce serait la pire immoralité, ce serait la contre-nature promue au nom de la morale [4].
-Une société qui, pour satisfaire son instinct, répudie définitivement la guerre et la conquête, est en décadence [5].
-Du traitement à appliquer aux peuples grossiers. — La « barbarie » des moyens n’a rien d’arbitraire ni de facultatif, c’est évident, dès que l’on se trouve placé, avec toute sa sensiblerie européenne, dans la nécessité de soumettre des barbares — au Congo ou ailleurs [6].
-Contrarier la sélection de l’espèce, l’élimination de ses déchets, voilà ce qui a passé jusqu’à présent pour la vertu par excellence… Il faut respecter la fatalité ; cette fatalité qui dit au faible : « Péris ! » [7]
Parler de surhomme conduit très vite à parler de sous-homme. Ceux qui connaissent l’œuvre de Stendhal, même s’il fait preuves parfois de penchants aristocratiques, même si, dans l’esprit de Tocqueville, il pressent les risques de la démocratie, comprennent que les affinités avec Nietzsche s’arrêtent là. Cette race des maîtres, d’une essence supérieure, aurait trop rappelé à l’auteur du Rouge ce à quoi la Révolution avait mis fin. D’une façon plus générale, s’il fallait caractériser l’œuvre de Stendhal par une seule formule, on pourrait lui appliquer celle qu’Étiemble utilise pour Montaigne : « Un inflexible refus du surhumain. » [8]
Ci-après la réponse de Comte-Sponville à une question posée dans le cadre d’une interview sur sa relation à Nietzsche. On aurait pu me reprocher de tirer toutes mes citations de La Volonté de puissance, ouvrage non achevé du fait de l’attaque cérébrale de 1889. Les citations de Comte-Sponville sont toutes tirées d’ouvrages antérieurs :
Le quiproquo avec le nazisme est-il fondé ? La pensée de Nietzsche a-t-elle été manipulée ?
« Bien sûr qu’elle a été manipulée, spécialement par sa sœur ! Le quiproquo n’est pourtant que partiel. Nietzsche était-il nazi ? Évidemment pas, et pour cause (il est mort après plusieurs années [ onze ] de démence, en 1900 : Hitler avait 11 ans !). Reste à savoir pourquoi les nazis ont cru reconnaître en Nietzsche une espèce de précurseur. La plupart des nietzschéens, surtout en France, voudraient nous faire croire que c’est un total contresens. Ce n’est pas si simple. Considérez par exemple ce passage de L’Antéchrist (&2) : “ Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître ! ” Ou celui-ci du même ouvrage : “ Nous fréquenterions des “premiers chrétiens” tout aussi peu que des Juifs polonais : ce n’est pas qu’on ait besoin de leur reprocher même la moindre des choses… Tous deux sentent mauvais. ” Et que dire, dans la Généalogie de la morale (I, 11), de l’apologie de la “ superbe brute blonde, en quête de proie ou de victoire ” ? Cela n’empêchait pas Nietzsche de détester les antisémites, comme il aurait vraisemblablement détesté les nazis. Mais il détestait aussi les démocrates, les socialistes, les féministes, les progressistes… Une dernière citation, extraite de Zarathoustra, au livre IV : “ Les hommes efféminés, les fils d’esclaves et surtout la population métissée, tout cela veut à présent pendre en main le destin humain – ô dégoût, dégoût ! ” Bref, Nietzsche n’était pas nazi, mais ce n’est pas un hasard si les nazis se sont reconnus dans sa doctrine. Jankélévitch se scandalisait que le nazisme “ porte si visiblement l’empreinte de Nietzsche ” (L’Imprescriptible, Seuil, 1986, p. 52). Il est difficile de lui donner complètement tort. » [9]
A lire sur La faute à Diderot, plusieurs articles sur Nietzsche, notamment :
Eau de vie et christianisme, un article d’Hans-Martin Lohmann
Extraits du livre de Domenico Losurdo "Nietzsce, le rebelle aristocrate"
Nietzsche, critique intempestif de la morale par Yvon Quiniou
[1] STENDHAL, Journal, 18 mars 1805, dans Œuvres intimes, I, Gallimard, Pléiade, 1981, p. 268 : « Je suis d’avis que le caractère de la force est de se foutre de tout et d’aller de l’avant. »
[2] NIETZSCHE Friedrich, La Volonté de puissance, II, Gallimard, Tel, 1995, p. 253 : « Et enfin, la femme ! Une moitié du genre humain est débile, essentiellement malade, changeante, instable ; la femme a besoin de la force pour s’y cramponner, et d’une religion de la faiblesse qui divinise la faiblesse […] »
[3] Ibid., p. 258 : « Le “bonheur du plus grand nombre” est un idéal qui donne la nausée à quiconque a la distinction de ne pas appartenir au grand nombre. » ; STENDHAL, Œuvres intimes, II, Gallimard, Pléiade, 1982, p. 207 : « Augmenter la masse du bonheur qui existe ici-bas, ne jamais faire de mal inutile. »
[4] Ibid., p. 347-348.
[5] La Volonté de puissance, I, p. 436.
[6] Ibid., p. 406.
[7] Ibid., p. 190.
[8] ÉTIEMBLE René, « Montaigne » dans Histoire des littératures, III, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1958, p. 259.
[9] COMTE-SPONVILLE André, Nietzsche le briseur d’idoles, interview dans le Figaro Magazine du 18 août 2013, p. 76.