J’ai commis, voici du temps, un court pamphlet intitulé Misère du nietzschéisme de gauche (Aden, 2007). Le choix du genre investi excluait d’emblée celui de l’étude critique du « dossier » Nietzsche. C’est plutôt aux auteurs que j’ai publiés depuis aux Editions Delga, Lukács, Wolfgang Harich ou Domenico Losurdo, qui se collette depuis plus de quarante ans avec le solitaire de Sils-Maria, que je préfère confier cette « patience du concept ». Mon opuscule, plus modestement, visait de fait la falsification et les amalgames opérés par l’idéologie contre-révolutionnaire pour permettre aux vainqueurs de la guerre froide d’occuper tout l’échiquier politique et de s’afficher désormais à gauche, malgré tous les crimes du camp atlantiste, dès l’instant que l’esclavagiste-eugéniste Nietzsche était lui-même « bienvenu au club ». Certes, cela n’épuise pas la question Nietzsche et il s’agit notamment d’expliquer pourquoi, contrairement à d’autres penseurs réactionnaires, c’est ce penseur qui a eu une telle influence jusqu’à nos jours. Pour ce faire, je ne pense pas qu’on puisse faire abstraction des lectures marxistes du « dossier » Nietzsche que je suis l’un des seuls [1] à publier actuellement, mais cela n’est pas directement mon propos.
La question qui me préoccupe au premier chef et me paraît d’actualité, c’est le rôle du « nietzschéisme de gauche » aujourd’hui, en tant qu’idéologie de masse, idéologie dominante de la société libérale-libertaire. Cette nouvelle société, dont le penseur marxiste Michel Clouscard a forgé le concept et donné l’analyse la plus exhaustive, se met en place à la faveur du plan Marshall et triomphe après le reflux des forces de la Résistance après Mai 68. De Giscard à Sarkozy en passant par le plat de résistance mitterrandien, l’on assistera ainsi à une patiente éradication des acquis de la Libération. Cette nouvelle phase du capitalisme se présente ainsi comme de plus en plus répressive envers le producteur mais de plus en plus permissive pour le consommateur. C’est une société où, pour reprendre les termes de Clouscard, tout est permis (comme on disait en 68), mais où plus rien n’est possible [2].
A partir des années 60-70, il fallait donc au plan idéologique un auteur suffisamment attrape-tout pour présider à la conjugaison, qu’on croyait à jamais compromise, de la droite anti-gaulliste et de la gauche anti-communiste, suffisamment « branché » pour entériner la permissivité nécessaire aux nouveaux marchés du plan Marshall mais aussi suffisamment « fantasque » pour lutter contre le prétendu esprit de système qu’on prête aux hégéliens, aux marxistes, aux léninistes et donc mieux continuer le combat anticommuniste. Il y a bien d’autres phénomènes idéologiques clefs durant cette période : l’heideggérisme de gauche, un certain « mouvementisme » à la Deleuze-Negri, le marxisme délesté de l’héritage hégélien (dialectique, aliénation), le postmodernisme etc. Au cours de cette restauration et de ces si longues années de plomb, dont la crise actuelle du capitalisme laisse peut-être entrevoir la fin, il est symptomatique que la circulation éditoriale dominante ait vu Aragon s’y effacer au profit de Céline, Hegel supplanté par Heidegger, Marx par Nietzsche, Bachelard par Althusser, Rousseau par Deleuze et Descartes par Foucault ; la dialectique évacuée par l’ontologie, l’enjeu social par les papotages sur les différences (ontologiquement) sociétales, et – le fond musical de tout cela est révélateur – les émancipations jazzistiques ou schönbergiennes par la loi d’airain de la métrique « barock » (l’isométrie rock ou baroque).
Mais c’est le « nietzschéisme de gauche » (dont le terme n’a été popularisé par Michel Onfray que récemment) qui va acquérir un statut d’idéologie de masse et devenir un prêt-à-porter idéologique. Jouer Nietzsche contre Marx – puisque c’est l’objectif numéro un du nietzschéisme de gauche – va permettre de saper, entre autres « acquis » des Lumières et du mouvement ouvrier, les fondamentaux suivants : la confiance dans l’action collective, le principe d’égalité et de fraternité entre les hommes, l’idée de progrès fondée sur la raison. Le retour de Nietzsche par la « gauche » banalise également les réflexes suivants :
- Dépréciation de l’entendement et de la raison, primat de l’émotionnel et de l’intuitif sur le rationnel, lutte contre la pensée causale et systématique (jugée « plate » ou « répressive »).
- Différentialisme et interprétation des phénomènes sociaux au travers de prétendues « essences ethniques » (notamment en géopolitique)
- Abandon de la connaissance des rapports réels, recours au mythe
- Fuite dans la subjectivité « sublime, forcément sublime », agenouillement systématique devant les références littéraires (goût de l’écriture en « fragments » que l’on cite comme arguments d’autorité)
- Réduction de la connaissance à la seule utilité technique (pragmatisme).
Certes, aucun nietzschéen de gauche ne reprendrait à son compte tous ces thèmes à la fois, mais chacun joue sa partition dans le concert et parfois en toute bonne foi. C’est ainsi qu’on peut, comme Michel Surya, mon contradicteur dans le numéro précédent, se sentir tout aussi bien nietzschéen, subjectivement de gauche et même défendre « l’idée du communisme » ! Cela paraît sympathique de loin. Mais dans les détails, l’on comprend que cette belle idée hypothétique du communisme ou bien cette hypothèse idéique du communisme ne contient qu’une seule chose de concret, c’est qu’en son nom, l’on demande aux communistes, poliment et en toute candeur, d’abandonner la forme-parti, bref de se saborder. C’était la teneur d’une récente interview dans L’Humanité [3], mais le propos était déjà explicite et formulé moins galamment dans un célèbre pamphlet publié par Michel Surya et où, sous le prétexte d’une « union sacrée » anti-sarko, A. Badiou réglait ses vieux comptes avec le PCF et la CGT. Comme par hasard, l’obsolescence de la forme-parti est un discours qu’on tient plutôt aux communistes qu’aux trotskystes ou aux sociaux-démocrates. Bref, on prétend jeter en pâture aux communistes les signifiants « gauche » ou « communisme » pour mieux faire admettre l’abandon du marxisme comme pensée vivante (dans le cas du nietzschéisme de gauche) ou l’abandon de la forme-parti (dans le cas de « l’idée du communisme »).
Tout cela est fort cohérent. La dernière étape de destruction des acquis sociaux, c’est la destruction finale du Parti qui les a rendus possibles. Il est également dans l’ordre des choses que des revenants du gauchisme soixante-huitard se sentent une vocation pour cette ultime besogne. Tant que l’on n’aura pas établi la connexion intime entre ce néo-gauchisme et la réaction dans ses attributs les plus inquiétants, on ne pourra pas s’opposer efficacement à cette casse sociale généralisée.
26 Janvier 2011
Voir également sur le site
Nietzche, critique intempestif de la morale, par Yvon QUiniou,
Eau de vie et christianisme, article sur le Nietzche de Losurdo, non traduit
Un extrait de Nietzsche, le rebelle aristocrate de Domenico Losurdo