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Nizan journaliste
Lucien Wasselin a lu "Paul Nizan, Du conflit italo-éthiopien à la victoire du Front populaire espagnol (30 juin 1935-18 juillet 1936)."


Anne Mathieu est une universitaire qui s’est spécialisée, depuis sa thèse "Aspects de la véhémence journalistique et littéraire. Paul Nizan et Jean-Paul Sartre", dans l’édition des écrits que Nizan destinait à la presse. L’ouvrage qui sera présenté dans ces lignes est le tome II des articles littéraires et politiques de Paul Nizan, dans une série qui est prévue pour en compter quatre. Si Nizan est passé à la postérité pour avoir écrit : "J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie", il est surtout utilisé pour attaquer Aragon qui, dans la version originale des Communistes, le présentait, sous les traits d’Orfilat, comme un renégat, suite à la signature du pacte germano-soviétique (il avait démissionné du Parti communiste en septembre 1939) et l’on rappelle volontiers les propos de Sartre de la fin mars 1947 : "À l’un d’entre nous, Aragon a affirmé que Nizan avait fourni des renseignements au ministère de l’Intérieur sur l’activité du Parti communiste…" Mais, curieusement, on ne cite guère la note écrite [1] par Bernard Leuilliot où il fait le point sur la "suppression" des chapitres mettant en scène Orfilat dans la réécriture des Communistes en 1966… Force est de constater que, concernant Nizan, il est aujourd’hui toujours difficile d’avoir une vision sereine des choses, de démêler le vrai des arrière-pensées politiciennes de certains…

Le lecteur attentif relèvera même des différences entre les propos du préfacier du présent ouvrage, Pascal Ory, qui affirme : "C’est à Nizan […] que le Parti communiste demandera d’organiser, en juillet 1936, le premier débat public sur christianisme et communisme…" (p 11) et ceux d’Anne Mathieu qui, plus prudente, écrit : "Nizan aurait organisé la réunion contradictoire à la Maison de la culture sur le thème christianisme et communisme" (p 21).

Avoir accès aux textes de Nizan permettra peut-être de se faire une idée plus claire de l’homme et du militant.

Le pari est osé de réunir des articles datant des années 1935 et 36 tant ils sont éloignés des lecteurs : très rares sont ceux encore vivants qui furent les acteurs de ce temps. À quoi se réduit pour les autres le souvenir de cette époque ? À la montée du fascisme dans plusieurs pays, la lutte anti-fasciste, la crise économique en Espagne, les provocations hitlériennes… Qui se souvient du conflit italo-éthiopien ? Des atermoiements de la politique britannique ? Des funérailles du roi George V ? Un appareil critique situant les articles de Nizan ou décrivant leur contexte était nécessaire. C’est le rôle des introductions aux deux parties correspondant aux années 1935 et 1936, ainsi que des notes. L’ensemble paraît irréprochable malgré son aspect lapidaire encore qu’il manque sans doute quelques précisions qui auraient été les bienvenues pour les lecteurs ignorants de l’Histoire dont je suis : quid de Matteoti, des Lipari ? (Et ce n’est qu’un exemple). Et le lecteur attentif sourcillera, à la lecture de la note 4 de la page 69 (et ce n’est qu’un autre exemple) qui désigne l’expression "chef de bande" employée par Nizan comme appartenant au "lexique injurieux" de la gauche communiste des années 30...

La NRF publierait-elle aujourd’hui un article aussi sulfureux, aussi irrespectueux que celui de Nizan, "Les funérailles anglaises" ? Je ne sais, il y a belle lurette que je ne lis plus cette revue. Cet article est jubilatoire parce qu’un modèle du genre : il met en pièces allègrement le politiquement correct, ce qui aujourd’hui fait pleurer dans les chaumières, vendre du papier imprimé et cliqueter les caisses enregistreuses… Ici au moins, le lecteur a droit à une version adulte des choses : "Dans Shaftesbury avenue, les magasins où les filles de Soho achètent leur lingerie n’offraient plus que des chemises, des pantalons, des bas noirs : le deuil royal instaurait dans Londres les secrets d’un érotisme perdu". Comme quoi l’érotisme et l’humour font bon ménage avec la lutte des classes !

La lecture des articles de Nizan sur la période juillet 1935-juillet 1936 fait apparaître un jeu trouble de la part des pays occidentaux : accord naval anglo-allemand, chantage de Hitler et recherche d’un accord franco-allemand, retard pris pour la ratification du pacte franco-soviétique… (Paul-Marie de la Gorce mettra en évidence l’attitude de l’URSS qui perçoit les puissances occidentales comme hostiles envers elle, l’URSS finissant par signer le fameux pacte de 1939…) Paul Nizan meurt au front le 23 mai 1940 ; le pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 est brisé de fait par l’invasion de l’URSS par les troupes hitlériennes le 22 juin 1941. Paul Nizan n’aura donc pas eu le temps de s’interroger sur sa démission du parti communiste. Il repose au cimetière militaire de Neuville-Saint-Vaast, dans une tombe semblable à mille autres : une simple croix (chrétienne) en ciment, ce qui est un comble pour celui qui a écrit Les Matérialistes de l’Antiquité… Il y a là de quoi réfléchir… Même si le lecteur n’en est pas encore là dans ce roman que constitue cette succession d’articles écrits dans l’urgence…

Il n’est pas question de passer en revue tous les articles regroupés dans ce volume, ni de survoler les sujets abordés : il faut lire ces articles pour découvrir une époque, un homme, une pensée… Quelques mots cependant sur les articles littéraires qu’on trouve ici. Ils sont traversés de la même acuité qui fait dire à Nizan des choses qu’on trouve politiquement incorrectes aujourd’hui. Ainsi sa chronique relative à Mort à crédit de L-F Céline dans laquelle il démolit le style de l’auteur tant vanté de nos jours : il met à mal le prétendu argot et le style parlé de l’auteur. Ailleurs il fait un bref exposé de la littérature due à des militaires (acerbe, l’exposé, comme il se doit) à propos du roman de Maurice Fombeure, Soldat… Il met en évidence l’atmosphère particulière qui règne dans les régiments de la coloniale de l’époque. C’est bien vu, c’est bien démontré, Nizan va droit à l’essentiel. Et je ne peux m’empêcher de penser à La Villa des roses de Jacques Simonomis, recueil qui témoigne de la guerre d’Algérie ; mais chaque lecteur aura ses propres références ! Ce que je veux souligner, c’est l’acuité de la pensée de Paul Nizan qui écrit dans cet article du 8 mars 1936 de ce livre qu’il juge important : "Comme il est important, la critique n’a point parlé de lui et les messageries Hachette, qui exercent comme on le sait une sournoise censure sur les ouvrages de l’esprit, en ont supprimé la vente dans les bibliothèques des gares…" Et il revient le 22 mars de la même année dans un post-scriptum à un article : "Précisons le mécanisme de ces interdictions : il existe une commission de censure formée par les grands réseaux de chemins de fer qui y ont des représentants. Ce sont ces personnages qui décident, pour des raisons "morales", et plus souvent politiques, les livres qui seront exclus des bibliothèques. Cette commission transmet sa décision à la maison Hachette, qui l’exécute". En 2014, le mécanisme n’est pas le même, les hommes sont différents mais le résultat est identique...

Anne Mathieu a beau jeu de caractériser certains articles de Nizan d’orthodoxes. Le lecteur attentif devine que c’est dit pour justifier par avance le départ de Paul Nizan du Parti communiste. Mais c’est oublier aussi l’explication qu’il donne dans sa lettre à son épouse des raisons qui l’ont poussé à démissionner : des raisons qui ne sont pas morales mais qu’on pourrait situer au-delà de l’orthodoxie. C’est une autre histoire et il faudra attendre les tomes suivants pour juger sur pièces. En l’état, il faut lire ces articles pour ce qu’ils nous apprennent de la politique du moment et de Nizan…

Paul Nizan, Du conflit italo-éthiopien à la victoire du Front populaire espagnol (30 juin 1935-18 juillet 1936). Articles réunis, annotés et présentés par Anne Mathieu. Préface de Pascal Ory. Le Cherche Midi éditeur, 832 pages, 24 €.

Notes :

[1Bernard Leuilliot dans Aragon, Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, éditions Gallimard, 2003, pp 1665-1668.


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