Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Idées » Philosophie, anthropologie... » Non au pessimisme historique radical !
Version imprimable de cet article Version imprimable
Non au pessimisme historique radical !
Yvon Quiniou a lu "L’histoire en phase terminale" de Christian Godin

Non au pessimisme historique radical !

L’air du temps est tellement lourd, à tous les niveaux (inégalités, injustices, violences, etc.) qu’il a infecté les meilleurs esprits qui paraissaient, pourtant, lui échapper. C’est le cas du philosophe Christian Godin, à qui me liait une complicité intellectuelle et idéologique pour cause de proximités face à la morale, la question de la nature, l’approche critique de la religion, en particulier. D’autant plus qu’il écrit très bien, très clairement, sans les boursouflures de certains dits « philosophes modernes » ou « de la modernité » frisant parfois l’irrationalité (je ne cite personne, les ayant critiqués dans un livre entier). Or voici qu’il nous livre un nouveau livre, L’Histoire en phase terminale, avec lequel je suis en total désaccord, sur le fond mais aussi dans le contenu de son argumentation qui utilise de multiples penseurs (il a une grande culture), contre-pied parfois de leur pensée globale. Vu la taille du livre (plus de quatre cents pages), je vais me contenter d’en présenter critiquement l’Epilogue qui en résume bien la portée et pouvoir ainsi formuler ma position-opposition de fond tant il urgent politiquement, idéologiquement mais aussi humainement, tout simplement, de contester radicalement celle de notre auteur.

Ce qui est paradoxal et récusable tout de suite c’est sa contestation des « philosophies de l’histoire », dont celles de Hegel et de Marx, mises à tort sur le même plan théorique (Marx se réclame d’une conception scientifique du développement historique et non de la spéculation), alors même que sa réflexion d’ensemble en constitue une ! Mais au-delà de cette critique principielle, il y a sa thèse d’une « pulsion de mort » (l’expression est de Freud, on y reviendra) qui habiterait l’homme par nature, « consubstantielle » à lui dit-il, et qui l’amène à affirmer que cette pulsion animerait toute l’histoire humaine et l’entraînerait inexorablement non seulement à la destruction d’autres êtres humains ou de la nature dont ils font partie (voir la crise écologique) mais à son auto-destruction, sa mort donc, ce qui est une tout autre idée. La « fin de l’histoire » au sens d’une « finalité-processus », mais immanente selon lui (il n’est pas croyant), consisterait donc en son acheminement à sa fin tout court, c’est-à-dire en la mort de l’humanité : nihilisme absolu, donc.

Sauf que pour soutenir une vue pareille encore faut-il l’appuyer sur des arguments, à savoir au minimum des faits explicatifs. Or c’est là que le bâts blesse d’emblée et constamment. Car il va mettre en avant toutes les violences qui ont animé ou agité l’histoire humaine de son origine à nos jours et qui vont en augmentant considérablement, de facto - ce qui est irrécusable d’un certain point de vue (car il y a d’autres violences qui on baissé). Sont en jeu, donc, toutes les guerres qui ont opposé les hommes : guerres de tribus, de clans, de régions, de nations, de classes et de « races » ou d’ethnies et, tout autant, de religions (voir à nouveau notre actualité tragique). Ce constat est juste et courageux… mais l’explication qu’il en donne, en l’occurrence l’interprétation qu’il en fait, repose sur un présupposé qui n’a pas de fondement évident : la nature humaine, donc, et sa tendance pulsionnelle à la destruction et l’auto-destruction. Or on peut y déceler, tout au contraire, l’effet de la pulsion de vie elle-même, avec ce que Kant appelait son « insociabilité », en tant qu’elle nous pousse aux conflits avec les autres au nom de la vie elle-même à cause de ses passions égoïstes : goût de la richesse en exploitant, dominant et tuant les autres éventuellement, goût du pouvoir ou de la puissance qui peut être lui aussi meurtrier par conséquence, celui de la gloire tout autant ou, enfin, celui de la puissance tel que Nietzsche l’a, hélas, glorifiée et revendiquée pour une minorité de forts allant jusqu’à vouloir écraser une majorité de faibles - Godin connaît bien cet auteur, mais il n’en tient pas vraiment compte. A quoi on ajoutera aussi tous les traits poussant aux guerres et donc à la mort, indiqués plus haut, à savoir les conflits identitaires à laquelle la vie elle-même peut nous pousser si elle n’est pas éclairée par la culture et ses valeurs, si elle est ignorante et primitive donc et, tout autant, si cette même ignorance la rend incapable de prendre conscience des idéologies de haine et guerrières, donc de mort, pour les rejeter - dimension de l’idéologie dont il est peu question pour lui ! Exemple tout simple, puisqu’il en parle : en quoi le nazisme, avec sa volonté d’extermination des juifs qu’il a pratiquée, est-il naturel et non historiquement situé ? On le voit alors se référer, sans le moindre recul, à l’idée d’une « nécropolitique » visant depuis longtemps à « la constitution de mondes de morts ». Il est clair alors que ce qui manque à cet ouvrage et qui n’est guère compréhensible chez lui tel que je l’ai jusqu’à présent connu, c’est l’idée marxienne que « l’homme est fait par l’histoire qu’il fait » (voir L’idéologie allemande) et donc que, en changeant ses conditions historiques de vie, il peut changer sa vie et ses motivations d’existence : aurait-on pu imaginer dans l’Antiquité, que l’esclavage était moralement condamnable et voué à être aboli un jour ? Or il a bien disparu.

Un autre grave défaut affecte alors cet ouvrage, c’est l’argument qui est le sien pour justifier l’accroissement de la tendance mortifère de l’humanité : le nombre de morts dans les guerres qui a augmenté tout au long de l’histoire. Il signale à juste titre, bien que cela soit évident, que ce nombre a considérablement cru depuis qu’on est passé des conflits primitifs avec des armes rudimentaires comme l’arc ou l’épée, aux armes contemporaines liées au développement technique général comme le canon, les bombardements, la guerre navale jusqu’à la bombe atomique, et j’en passe. Cette augmentation des morts réelles ou à nouveau possibles, avec leur horreur humaine, est vertigineuse et elle entraîne Godin à prétendre qu’elle traduit une intensification de la tendance à la mort en elle-même. Or il faut le dire vigoureusement, quitte à le heurter : il y a là un sophisme inacceptable qui consiste à mettre cette augmentation de la mort guerrière qui est due au progrès technique des armes, à l’intensification de leur efficacité mécanique, au compte d’un accroissement de la pulsion de mort elle-même. L’effet malheureux et automatique de la technique des armes est ainsi mis, sans réticence, au compte de la nature humaine… même si, bien entendu, on peut s’interroger sur ce recours constant à de nouvelles armes par les hommes, qui est bien un fait saisissant. Mais c’est l’histoire, ici, dans sa spécificité et non dans son soubassement soi-disant naturel, qui peut expliquer la chose.

Dernier point important pour conclure, même s’il en a déjà été question : celui précisément de la « pulsion de mort » puisqu’elle est à la base de sa réflexion. Or il faut bien admettre que si il en signale parfaitement l’origine chez Freud et qu’il en restitue son statut, compliqué ou complexe au demeurant, avec une grande précision et sans la moindre erreur (je peux y renvoyer mon lecteur sans hésitation), à aucun moment il ne prend le moindre recul critique vis-à-vis d’une théorie qui a été contestée par des partisans de Freud lui-même, au départ en tout cas, et il oublie des auteurs contemporains qui l’ont contestée, ne citant que ceux qui l’approuvent. C’est ainsi que s’il s’appuie à juste titre sur un disciple ou continuateur comme Fromm, il oublie un W. Reich, contestataire important, dans un premier temps tout au moins. Il était marxiste (comme Fromm) et après avoir suivi théoriquement Freud, il a récusé l’idée de cette pulsion de mort associée à Thanatos pour n’en retenir que le principe de plaisir ou Eros : la dite « pulsion de mort » ne serait qu’un affect agressif, acquis tardivement à la suite d’incidents psychologiques. Et l’on pourrait ajouter à ce nom ceux de psychologues contemporains comme Gérard Mendel ou Winnicott qui sortent de la seule influence de la biologie des pulsions, même liée à leur structuration par l’histoire familiale, pour ouvrir l’individualité humaine à l’histoire, avec ses réalités culturelles, plutôt que d’expliquer celle-ci par la première.

Mais ce que l’on critiquera surtout ce sont les éléments d’argumentation, si l’on peut dire, que Godin avance pour justifier son anthropologie foncièrement catastrophique : des références à nouveau contestables ou mal comprises et une somme de constats qui ne prouvent rien. Les références. Trois exemples seulement : Une brève allusion à Darwin qui, avec Elias Canetti, fait de la mort « un élément de progrès »… ce qui n’a de sens que dans le cadre de l’évolution des espèces animales et s’oppose à ce que ce même Darwin en dit pour l’évolution humaine ! Et s’agissant de Hegel, en dehors du parallèle inconsistant qui en est fait avec Marx, on le voit utiliser d’une manière curieuse un schéma dialectique du philosophe allemand qui inverse le négatif en positif dans le temps, pour dénigrer ceux qui, hors de tout idéalisme dialectique, voudraient penser de même avec la violence historique prise empiriquement en elle-même ! Où est le rapport entre les deux registres ? Et bien entendu, il y a un hommage à Clausewitz comme théoricien de la guerre, sans recul critique à l’encontre de celui qui définissait la guerre comme « la continuation de la politique par d’autres moyens » : qu’on est loin de la conception d’un Kant qui pensait que la politique était là pour y mettre fin et que c’était un devoir moral pour elle de s’y consacrer. Enfin, il y a ce qu’il met en avant pour valider sa position : il multiplie les exemples de références ou d’attitudes comme celle des partisans du « complexe de Jonas » pour qui le bellicisme est, dit-il, l’attitude « la plus réaliste et la plus rationnelle » et selon laquelle toute autre solution, « qu’elle soit individuelle ou collective, est soit impossible, ou bien vaine » (je le cite) ; s’y ajoute le rôle des femmes dont le pacifisme évident pendant longtemps devrait être remplacé par « une pulsion de mort aussi destructrice que celle des hommes » ; ou encore l’affirmation que le pacifisme, le dévouement ou l’espoir seraient en berne, etc.. Tout cela est bien l’expression par Godin non seulement d’un pessimisme théorique, qu’il récuse, mais d’un nihilisme qu’il vante à l’aide d’une référence contemporaine qui en fait une « vérité ontologique » !

Je peux alors conclure, à la fois tristement et combativement. Tristement car malheureusement le cas de ce livre (et malgré son brillant) s’intègre dans une idéologie de plus en plus dominante et ce dans le sillage d’auteurs dont l’influence remonte au 19ème siècle et qui ont été popularisés par R. Aron, au point que celui-ci est capable de suggérer, au minimum, que les guerres sont inévitables (voir Paix et guerre entre les nations). Par où on retrouve un nihilisme ambiant nourri par l’extrême-droite et ses solutions populistes et illusoires, sinon elles-mêmes violentes, à la détresse sociale. Mais je conclus aussi combativement car on ne saurait laisser les choses se faire tel que Godin, sans le souhaiter, paraît s’y résigner. D’autant plus, et c’est un point décisif dans le combat des idées auquel on ne peut échapper par un facile retour à soi et sur soi, qu’il se trouve que cette attitude « compréhensive » face au malheur historique, n’est pas seulement « intellectuelle », à l’écart du monde qu’elle prétend comprendre : elle est « performative ou « auto-performante » ! Cela veut dire qu’elle contribue à produire ce qu’elle dénonce ou annonce. Comment et pourquoi (ou pour quoi), en effet, combattre ce qui est inévitable, quelle que soit son horreur humaine intrinsèque ? La penser et la théoriser telle, c’est contribuer, même sans le vouloir (et c’est le cas selon moi de Godin, je lui fait ce crédit), à le faire accepter : on ne peut se battre ou vouloir se battre pour l’impossible ! Or c’est ici qu’il faut à nouveau se souvenir de Kant, avant de le compléter par Marx - ce Kant, donc, dans sa conception profonde et normative de la politique : avec son idéal de paix, on est pile dans notre sujet. Car non seulement il en a fait un idéal moral obligatoire, mais il en a éclairci les conditions humaines de possibilité - le contraire donc de ce j’ai présenté ici. Mais il y a encore plus ou mieux : il a dit quelque part qu’il y a « un devoir de croire en la possibilité de ce qui est exigé par la morale », en l’occurrence, ici, la transformation de l’histoire par la paix. Oui et ce sera ma conclusion !

NB : Merci au poète-philosophe Francis Combes de m’avoir suggéré de publier ce texte.

Christian Godin, L’Histoire en phase terminale, PUF.


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil