"Les vrais modernes, ce ne sont pas ceux qui prônent l’anglais partout et avant tout, mais ceux qui mènent le combat de la diversité et du multilinguisme."
Cela suffit, il faut dire non à l’article 2 du projet de loi Fioraso sur l’enseignement supérieur et la recherche, qui sera examiné fin mai par l’Assemblée nationale, et ce pour une raison simple : ce texte permet, sans le dire explicitement, en contournant la loi Toubon, de remplacer le français par l’anglais comme langue d’enseignement pour les étudiants français dans les universités.
L’Académie française a dénoncé sans ambiguïté, le 21 mars, cette manœuvre, attirant l’attention « sur les dangers d’une mesure qui se présente comme d’application technique, alors qu’en réalité elle favorise une marginalisation de notre langue ». Véritable suicide linguistique, cette volonté de renoncer au français au bénéfice de l’anglais est depuis plusieurs années une constante de la vie politique et socio-économique de la France.
Mais le suicide est aussi culturel. Une partie de l’élite française cherche son modèle ailleurs, considérant le sien comme dépassé. Elle pense que la France serait plus heureuse si elle devenait américaine. Mais ce ne serait plus la France.
Pour parvenir à remplacer le français par l’anglais, on utilise le harcèlement, le contournement et le grignotage. C’est le contrôleur du train qui traduit son propos en anglais, le service recherche de l’université qui travaille en anglais, votre avancement qui dépend de vos seules publications en langue anglaise. Sait-on que les profils de candidature pour un poste d’enseignant titulaire dans l’université française doivent être obligatoirement traduits en anglais, ce qui permet de recruter un professeur ne parlant pas un mot de français. La publicité, les médias font tout, par ailleurs, pour rendre irréversible et naturel ce mouvement.
Cependant, cette tentative de substitution n’est pas à ce jour irréversible. Elle le sera demain si l’enseignement supérieur français est dispensé en langue anglaise, et ce d’autant plus si, comme le préconise le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, on enseigne une seule langue étrangère à l’école primaire, car ce sera l’anglais qui sera choisi majoritairement par les familles au nom de l’intérêt de l’enfant. L’heure est grave.
Les arguments en faveur d’une langue internationale unique sont connus. Il s’agit de disposer d’un véhicule linguistique commun pour faciliter les échanges, accélérer le progrès et circuler au mieux dans le « village global ». Cette pratique donne aux personnes la possibilité d’acquérir plus facilement une notoriété internationale et aux entreprises d’avoir accès à de nouvelles opportunités de développement dans un marché plus large. Dans cette perspective de la langue unique, l’anglais est aujourd’hui préféré au français et à toutes les autres langues. Faut-il en déduire qu’il faille abandonner le français ? Non, et pour plusieurs raisons.
En matière de choix linguistique, deux options sont possibles : la langue unique ou le multilinguisme. La langue unique présente un inconvénient majeur. Elle entraîne uniformisation des modes de vie et acculturation au bénéfice de la culture dont elle est issue. Quand il s’agit de l’anglais, c’est d’autant plus vrai que cette langue est celle de l’hyperpuissance actuellement dominante. Ce choix est une erreur, une mauvaise réponse à un vrai besoin. L’autre option, qui est le bon choix, c’est le multilinguisme. Il permet l’accès à la langue dominante, l’anglais aujourd’hui, ce qui peut changer demain, mais n’enferme pas. Antidote au repli identitaire, il offre une respiration vers d’autres cultures.
Faute de multilinguisme, on transforme l’ouverture linguistique en assimilation anglo-saxonne. Enfin, le principe de précaution doit à ce stade être rappelé. Qui peut dire aujourd’hui quels choix seront faits dans ce XXIe siècle en matière de langues, alors que le monde change et que les États-Unis ne sont plus aujourd’hui la seule hyperpuissance.
On constate, d’ailleurs, une croissance rapide du pluriel linguistique international du fait de la montée en puissance de langues de pays émergents tel le chinois, et d’autres langues monde comme l’espagnol. Le multilinguisme tant individuel que collectif a le vent en poupe.
Cependant, si on s’enferme dans l’unilinguisme anglais, alors le multilinguisme international qui est en train de se construire se fera sans la langue française.
Une double évidence s’impose, la faiblesse du français face à l’anglais en tant que langue unique, la force du multilinguisme face au concept de langue unique en général et à l’anglais en particulier. Ajoutons que le français est aussi un atout économique. Porte-étendard de la diversité culturelle, c’est une langue utile. La plupart des investisseurs en Afrique l’apprennent. Même les Chinois.
C’est, de même, un atout universitaire. Le français est attractif. Les gros bataillons d’étudiants étrangers de la France viennent des pays francophones. Faut-il renoncer à cet avantage ? Ils sont très nombreux aussi qui viennent d’ailleurs et qui parlent français, par exemple de Chine où la demande de français explose.
Dire que le basculement à l’anglais augmentera l’attractivité des établissements d’enseignement supérieur français, c’est oublier que les bons étudiants ne parlant pas français préféreront toujours l’original à la copie, c’est-à-dire les universités anglophones, et c’est faire fi des conséquences négatives sur l’image du français. Multiplier les programmes anglophones en France et à l’étranger, c’est se tirer une balle dans le pied, en montrant à la face du monde que la France ne croit plus à l’universalité de sa langue.
Par ailleurs, sacrifier au tout-anglais nos autres atouts légués par nos aînés et deux mille ans d’histoire serait contraire à l’intérêt français et une véritable folie.
Une folie car le choix de l’anglais langue unique amènera au décrochage des pays qui utilisent le français comme langue d’enseignement. Ce sera la fin de la francophonie. Pourquoi les pays francophones continueraient-ils à utiliser le français dans l’enseignement supérieur et la recherche si la France elle-même s’en détourne ? Comment continueraient-ils à enseigner en français si la France ne considère plus sa langue comme une langue importante ? De plus, outre la fin programmée de la francophonie, ce serait le déclin de l’influence de la France et de son universalisme.
On veut faire croire que, dans l’Afrique francophone où il est langue d’enseignement, le français est assuré d’un développement exponentiel du fait du fort accroissement démographique africain en cours. Pour ce courant de pensée, quelque 700 millions de personnes devraient parler français en 2050. Mais ceci n’est naturellement possible que si le français s’enracine en tant que langue africaine et que si, en cours de route, les pays d’Afrique n’abandonnent pas le français. Soyons conscients qu’il peut en être autrement, surtout si les Français continuent à déconsidérer leur langue et si la France ne fait pas l’effort de contribuer, comme par le passé, à son enseignement à l’étranger. Des craquements avertisseurs se font déjà entendre au Rwanda, au Gabon et même au Sénégal.
Une folie car le choix de l’anglais comme langue unique, sonnant le déclin de la France, affaiblira l’identité française et la nation qui reposent toutes deux sur une vision spécifique du monde, fruit d’une longue histoire allant de Saint-Louis à la République.
Tout sacrifier sur l’autel de la langue unique en pensant à tort que c’est la meilleure, voire la seule manière de faire pour accéder à la modernité et jouir de la prospérité, c’est accepter sa subordination et l’assimilation à un autre univers, et mettre à mal l’indépendance intellectuelle de la France.
Mais la tâche est difficile, les combattants de l’uniformité avancent à marche forcée. Il faut stopper immédiatement le basculement vers l’anglais langue unique sinon, telle une avalanche, il balayera tout sur son passage. Il s’agit de s’engager fermement dans la promotion du multilinguisme, ce qui suppose des politiques linguistiques affirmées et cohérentes : apprentissage de deux langues étrangères dès le plus jeune âge, promotion du français à l’international, généralisation du multilinguisme dans la société.
Les vrais modernes, ce ne sont pas ceux qui prônent l’anglais partout et avant tout, mais ceux qui mènent le combat de la diversité et du multilinguisme. Ils ont un train d’avance.
Michel Guillou est membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, président du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie, directeur de l’Institut pour l’Étude de la Francophonie et de la Mondialisation (Université Jean-Moulin Lyon-III).
Tribune parue dans L’Humanité du 14 mai 2013