L’air de rien, l’électricien français a engagé sur le site de la centrale nucléaire de Gravelines, avec l’aval des syndicats, une « expérimentation » qui remet en question rien de moins que l’accord de 1999 sur les 35 heures. Un accord dont les effets délétères sur l’organisation du travail, dans un secteur aussi sensible que le nucléaire, deviennent un réel motif d’inquiétude.
L’affaire n’a pas donné lieu à de grandes manifestations. Elle n’a perturbé en rien la bonne marche d’EDF. Pourtant, une petite révolution s’est produite le 19 décembre dernier à Gravelines (Nord), dans la plus grosse centrale nucléaire française. Ce jour-là, sans le dire trop haut, quatre syndicats de la maison (CGT, CFDT, CFE-CGC et CFTC) ont apposé leurs signatures au bas d’un accord qui, en d’autres temps, aurait fait beaucoup, beaucoup plus de bruit... Car, près de dix ans après l’accord sur la réduction du temps de travail, c’est une remise en cause pure et simple des 35 heures qui se dessine à travers ce document. Ou plus exactement des 32 heures, puisque telle est la norme chez l’électricien français. Sous un intitulé a priori inoffensif - « Harmoniser les horaires pour mieux travailler ensemble » - le texte en question prône « la convergence d’un grand nombre d’agents vers une amplitude de fonctionnement commune de 8 heures par jour », et encourage explicitement le « retour au temps plein à 35 heures ». A ce stade, l’expérimentation menée par la centrale nordiste est certes limitée dans le temps, basée sur le volontariat, et ne s’adresse qu’à une catégorie d’agents - les salariés des services « discontinus », comme les électriciens, chimistes, chaudronniers et autres spécialistes de la maintenance. Mais un tabou vient bel et bien d’être brisé à Gravelines. Et, au cours des prochains mois, d’autres centrales nucléaires devraient s’engouffrer dans la brèche. Partout, des voix s’élèvent en effet pour dénoncer le casse-tête des horaires et le fractionnement excessif du temps de travail.
Réel malaise
Sur ce thème, Pierre Wiroth se fait régulièrement entendre. Depuis sept ans, l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, qui est rattaché à EDF, souligne « les effets délétères » de l’organisation du travail mise en place suite à l’accord social de 1999. Dans son rapport 2006, cet ancien général de l’armée de l’air évoquait « les difficultés croissantes à assurer la planification des activités et la continuité du travail » au sein du parc nucléaire français. « La multiplicité des horaires de travail conduit à un éparpillement des forces et à multiplier les interfaces, donc les risques, alertait-il. Il ne faudrait pas que l’on se résigne à un état de fait qui a déjà un impact indirect sur la culture de sûreté. » Le mois prochain, Pierre Wiroth publiera son nouveau rapport annuel et le discours sera le même. Au fil de ses visites dans les centrales d’EDF, l’inspecteur général de la sûreté accumule les anecdotes témoignant d’un réel malaise. Comme ce « manager première ligne » - chef d’équipe, dans le jargon maison - qui regrette qu’il soit impossible de mener à bien un chantier sur quatre jours avec un seul chef de travaux et une même équipe. Ou cet autre responsable de terrain, qui avoue passer 50 % de son temps à faire du planning, en s’efforçant « de recoller les morceaux pour reconstituer des équipes ». La base elle-même reconnaît le problème. « Petit à petit, le sens du collectif est en train de se perdre, observe le salarié d’une centrale proche de la retraite. C’est triste à dire, mais pour un jeune agent, la priorité numéro un, aujourd’hui, est de poser ses RTT. »
Démotivation, individualisme, perte de sens et de repères... Le constat est sévère. Mais il est partagé par tous les acteurs du microcosme nucléaire, syndicalistes compris. Et c’est bien ce qui inquiète.
La façon dont a été ficelé, il y a dix ans, l’accord sur la réduction du temps de travail explique en grande partie les difficultés actuelles. Dans le contexte politique de l’époque, il fallait à tout prix qu’EDF, entreprise emblématique, boucle au plus vite son accord sur les 35 heures. « Une grande pression s’est alors exercée pour que tout soit fait en six mois, se souvient un bon connaisseur du dossier. Moyennant quoi, les directeurs d’unité ont négocié tout et n’importe quoi, sans cahier des charges centralisé, et surtout sans en mesurer les effets en termes de contenu ou d’organisation. »
Augmentation des aléas
Le résultat est effarant : des rythmes de travail variant d’une centrale à l’autre, des règles de récupération ubuesques, et jusqu’à 12 ou 13 horaires différents au sein d’une même équipe, entre ceux qui travaillent en 3 x 8, en 4 x 7, en 4 x 9, sous le régime des 32 heures « individuel », 32 heures « collectif » ou des 35 heures... Tout cela prêterait à rire, s’il ne s’agissait d’un domaine aussi sensible que le nucléaire. Pour Pierre Wiroth, c’est un réel motif d’inquiétude : « Cette façon de travailler a des effets négatifs, explique-t-il. On travaille moins, et de moins en moins ensemble. Même si la sûreté des installations reste garantie, le collectif semble moins en mesure de rattraper certaines erreurs. » L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) parvient à peu près à la même conclusion. Dans son dernier rapport sur les centrales d’EDF, publié en décembre, il note en effet « la persistance, voire l’augmentation, d’aléas et de difficultés d’exploitation ayant essentiellement pour causes le facteur humain, les aspects organisationnels et certaines faiblesses en matière de rigueur d’exploitation. »
Ces signaux d’alarme, la direction d’EDF les entend depuis longtemps. Mais elle n’a jamais osé, jusqu’à présent, aborder le problème de front. « En petit comité, tout le monde partage le même diagnostic, témoigne un responsable, mais depuis sept ans, entre changement de statut, réforme des retraites et ouverture du capital, il y avait toujours un grand chantier de négociations en cours, et il aurait été suicidaire d’ouvrir le débat sur les 35 heures. » Le contexte, désormais, semble un peu plus favorable. A condition, bien sûr, d’avancer sur des oeufs. Dès le début de 2008, l’électricien tricolore avait pris la température en proposant aux syndicats la signature d’un accord-cadre « sur les principes relatifs à l’engagement et au déroulement des expérimentations à EDF SA ». Son objectif : tester de nouveaux accords collectifs au niveau local, dans des domaines tels que « les conditions de travail, l’organisation et le temps de travail, l’emploi, la formation, l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle ».
Un sujet prioritaire
La réaction ne s’est pas fait attendre. Le 29 avril 2008, la CGT écrit au PDG du groupe, Pierre Gadonneix, qu’elle ne signera pas un accord dont l’objectif réel « est de remettre en cause l’accord de 1999 sur les 35 heures ». Force ouvrière est sur la même ligne. Dès lors, le management redouble de prudence. Durant l’automne, le directeur général adjoint chargé de l’ingénierie et de la production, Bernard Dupraz, reçoit un par un les directeurs des centrales nucléaires pour les sensibiliser au sujet et les inciter à prendre des initiatives. Parallèlement, des contacts discrets sont pris avec l’état-major de la CGT. Le syndicat s’avère beaucoup plus ouvert que prévu à la discussion. Mais pose ses conditions : « Les agents reconnaissent qu’il y a un problème avec les 35 heures, mais ils ne veulent pas être perdants », résume Sébastien Menesplier, chargé du nucléaire au sein de la fédération CGT des mines et de l’énergie. « Si des compensations leur sont proposées, et si les changements se font sur la base du volontariat, nous entrerons dans les négociations », promet-il.
A Gravelines, la recette a porté ses fruits. EDF se doit maintenant de transformer l’essai, en s’efforçant de traiter le sujet « au plus près du terrain ». « Aujourd’hui, l’organisation du travail est clairement pour nous un sujet prioritaire, reconnaît le directeur des ressources humaines d’EDF, Dominique Lagarde, mais sur, ce genre de dossier, on ne décrète pas les choses au plus haut niveau de l’entreprise. Mon rôle est de donner l’impulsion, de veiller à ce qu’aucune unité ne soit orpheline sur la question. » Très vite, l’accord de Gravelines devrait donc faire des petits. A Cattenom (Moselle), une expérimentation du même type devrait bientôt être proposée. Au Blayais (Gironde), tous les accords datant de 1999 ont déjà été renégociés sans qu’on en ait entendu parler, et à Golfech (Tarn-et-Garonne), la directrice du site, Caroline Bernard, souhaite désormais associer « une réflexion sur l’organisation et l’aménagement du temps de travail » chaque fois qu’un service ou un métier sera réorganisé.
Dans son bureau de l’avenue de Messine, à Paris, Pierre Wiroth se félicite de ces évolutions. Mais l’inspecteur général de la sûreté nucléaire ne baisse pas la garde : « Les 35 heures ont eu à la fois des répercussions très concrètes sur la gestion du travail au quotidien, et un effet plus général sur l’état d’esprit des agents. Sur le long terme, si on ne change pas l’organisation actuelle, on le paiera un jour... »
Article publié dans Les échos du 13 janvier 2009