Recherche publique et débat citoyen sur les biotechnologies. C’était le thème de mon intervention lors d’un colloque au Collège de France, organisé vendredi dernier par Paul Colonna, titulaire d’une chaire annuelle.
Le thème de ce colloque était « Les biotechnologies vertes et blanches Enjeux environnementaux et défis technologiques ». Après une journée et demie consacrée aux volets scientifiques et techniques du sujet, se tenait une scéance sur le volet sociétal. Pierre-Benoit Joly, (sociologue à l’INRA) et Gérard Bonhoure ( Inspecteur général de Sciences de la Vie et de la Terre) s’exprimaient sur les controverses sociétales et l’éducation.
Suivait une table ronde intitulée : « La recherche publique apporte-elle les connaissances suffisantes dans le domaine des biotechnologies pour éclairer les choix des citoyens et les décisions des politiques ? » à laquelle j’étais invité.
Voici ci-dessous mon propos tenu en début de discussion, avec quelques ajouts.
Avant d’aborder tel ou tel cas, voire l’incroyable pataquès qui a secoué le Haut conseil des biotechnologies il y a peu, avec l’explosion en vol de son Comité économique, éthique et social, peut-être convient-il de se demander si cette manière de poser la question – en termes de connaissances – est la meilleure.
La plupart des scientifiques ont tendance à répondre par l’affirmative, en assimilant une approche rationnelle des choix politiques, ou du débat entre citoyens et entre ceux-ci et leurs élus, à un simple partage de connaissances, lesquelles seraient bien sûr apportées par eux-mêmes. Dès lors que ce partage des connaissances aurait lieu, alors le débat serait posé en termes rationnels, et la décision prise, de ce fait, le serait elle aussi.
Cette vision est, à mon avis, une illusion. Pas seulement parce que l’approche rationnelle des citoyens ne se fonde pas nécessairement sur la connaissance des faits issus des sciences. Elle peut parfaitement, et à raison, se fonder sur leur expérience de l’exercice du pouvoir politique, économique et médiatique et considérer que cette expérience fonde rationnellement une réaction de méfiance ou de refus d’usages nouveaux de technologies dont les mécanismes et les effets sont peu connus puisque nouveaux. Ils nous ont menti sur l’amiante, pourquoi nous diraient-ils la vérité sur les transgènes végétaux ? La question et l’attitude sont tout à fait rationnels. Mais allons plus loin et évoquons deux raisons complémentaires et plus radicales encore qui détruisent cette illusion.
► Tout d’abord, le partage des connaissances, au sens du savoir accumulé mais aussi des questions identifiées comme sans réponse à un instant donné, est une illusion. Cette affirmation que certains jugeront brutale n’a en réalité rien de méprisant et ne vise pas particulièrement les citoyens ne disposant pas d’une formation initiale de haut niveau.
La science contemporaine ne constitue pas seulement, tant par ses réponses que par ses questions identifiées, un volume très difficilement synthétisable et assimilable par les citoyens comme par les responsables politiques, elle se construit au prix d’une spécialisation de plus en plus étroite qui rend très délicat le partage des connaissances à l’intérieur même du système scientifique.
Certes, mon voisin de bureau comme Nicolas Sarkozy ne lisent pas les publications primaires (les revues scientifiques), mais il suffit de considérer leur nombre pour deviner que les scientifiques eux-même ont du mal, voire sont dans l’impossibilité, de lire ce qui se publie dans leur sous-domaine de spécialité. Exiger un partage des connaissances généralisé à l’ensemble de la société alors même qu’il est difficile à réaliser au sein des laboratoires ne semble guère... raisonnable.
Quant au monde politique, celui des élus et du gouvernement, il suffit d’observer le fonctionnement de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques pour constater que toutes les forces politiques délèguent à un petit nombre de « spécialistes » le soin de déterminer ce qu’il faut savoir et décider dans tel ou tel domaine technique.
Même les partis qui prétendent fonder leur politique sur une approche scientifique des problèmes environnementaux, les partis dit Verts, montrent assez souvent qu’ils préfèrent le slogan de propagande à tout partage des connaissances... et ne cherchent guère à participer à ce fameux partage. En matière de biotechnologies végétales, le soin extrême pris par exemple à ne jamais distinguer les risques et avantages des deux transgènes dominants au plan des applications – le RR, donc une tolérance à un herbicide et le BT donc une fabrication de toxine insecticide par la plante – montre bien la volonté d’éviter tout débat précis au bénéfice de formules générales qui ont l’avantage de s’accommoder de l’ignorance non seulement des détails mais même des informations principales sur le sujet. Il s’agit là d’ailleurs d’une probable erreur des mouvements écologistes, tant les problèmes agronomiques posés par le recours aux semences RR tolérantes à l’herbicide Round Up (au glyphosate) de Monsanto auraient pu soutenir un refus motivé de son usage au profit d’autres choix techniques.
Il faut lire à cet égard l’étude de l’INRA sur les variétés tolérantes aux herbicides qui montre que les semences RR massivement utilisées aux Etats-Unis ont provoqué, après une diminution initiale, un retour aux quantités d’herbicides utilisées avec des variétés classiques, voire une augmentation en raison de la sélection d’adventices (mauvaises herbes) résistantes à l’herbicide.
►La deuxième raison découle de la première mais permet d’en atténuer le caractère désespérant pour qui croit en la démocratie comme "moins pire des systèmes politiques" pour reprendre un mot célèbre. Est-si important de partager toutes les connaissances produites par la recherche ? Heureusement, la réponse est non. Ce qui est important, c’est de partager une expertise d’un genre précis : celle qui délivre sous une forme synthétique et accessible l’analyse du savoir connu et des interrogations sans réponses, analyse conduite en fonction des choix que ce corpus offre ou non aux citoyens comme aux décideurs.
Mais il me faut sans attendre tempérer l’espoir qui renait. Le problème principal est que la construction de cette expertise n’a rien d’évident ni d’aisé et doit répondre à des critères assez sévères de qualité, d’intégrité, de collégialité, de respect des données scientifiques mais également des déterminants économiques, sociaux, politiques voire philosophiques et moraux. Déterminants qui conditionnent les choix à opérer et qui ne font pas tous référence aux critères de la connaissance des choses, ni même des mécanismes sociaux, mais à des valeurs que l’on veut défendre.
En outre, si la recherche publique doit apporter une contribution décisive à cette construction d’une expertise comme aide à opérer des choix, c’est à la puissance publique de l’organiser, car c’est elle qui peut déterminer l’espace de ces choix et donc celui de l’expertise à conduire. Or, cette puissance publique est loin de se résumer à des administrations qui, par miracle institutionnel, seraient capables de représenter l’intérêt général et de respecter ses composantes souvent contradictoires. Elle est pour l’essentiel exercée par des forces politiques dont l’idéologie sera à l’œuvre dès le début du processus, voire représentatives de puissants intérêts privés, comme le montre les liens étroits que le pouvoir en place entretient avec les plus grandes fortunes de notre pays.
Remplacer l’illusion du partage des connaissances par le partage d’une expertise - dont la forme éviterait le caractère irréductiblement réservé au cercle des spécialistes de la science produite en laboratoire - n’a donc rien d’une solution de facilité. Le problème est déplacé, mais pas vraiment simplifié.
► Appliqué au cas des biotechnologies, ce raisonnement montre que l’essentiel reste à faire. Et dépasse la simple interrogation posée ainsi : la recherche publique a t-elle répondu aux questions posées quant aux risques et aux avantages des diverses constructions génétiques actuellement proposés par des semenciers dont Monsanto ? Mais a t-elle répondu aux questions préalables sur la nécessité de disposer de l’arme de la transgénèse dans la recherche de nouvelles variétés ? A t-elle rigoureusement instruit le dossier des conséquences sociales ou économiques de l’usage massif de cette technologie ? S’est-elle engagée dans une démarche de recherche visant d’emblée à évaluer la balance des avantages et des risques, en distinguant les horizons temporels et les acteurs sociaux dont les intérêts ne sont pas nécessairement convergents ? Bien sur que non, mais la question lui a t-elle été posée en ces termes ? Et la puissance publique l’a t-elle équipée, en crédits et en organisation, pour y répondre de cette manière et avec cette ambition ?
► Là aussi la réponse est négative. L’injonction du politique – celle du gouvernement – est depuis 20 ans exprimée de manière prioritaire en terme de soutien à l’agriculture intensive et exportatrice et à un partenariat avec des intérêts privées – fussent-ils coopératifs comme Limagrain.
Cette injonction – à droite et à gauche au plan politique - s’est transformée en discours politique sur l’innovation à tout crin présenté avec les plus grosses des ficelles de la publicité mensongère en usage dans l’industrie. Les plantes transgéniques allaient résoudre tous les problèmes – de la faim dans le monde au besoin de vitamines en passant par l’agriculture en milieu aride – et ceci par un miracle technologique qui ne présenterait aucune faille. Ce discours déraisonnable a plombé tout le dossier. Et pris le risque de perdre la bataille de l’opinion contre une propagande inversée, tout aussi déraisonnable. Surtout que le pouvoir politique n’était pas réellement motivé au point de prendre à rebours cette opinion, dès lors que le prix électoral pouvait monter.
Si l’on considère l’action en ce domaine des gouvernements américain, chinois, indien ou brésilien, il est aisé d’observer que le recours massif aux semences transgéniques de Monsanto a été déterminé soit par l’absence d’opposition (surtout en régime dictatorial) soit par la conviction que ces semences allait jouer un rôle positif - pas nécessairement décisif mais au moins comme adjuvant - dans des politiques extrêmement vigoureuses d’augmentation des productions agricoles, soit pour nourrir une population, soit pour contribuer de manière notable à la balance commerciale du pays (Brésil, Argentine). De telles motivations sont absentes dans notre pays, et à l’échelle de l’Europe de l’Ouest ce qui peut expliquer l’attitude des forces politiques majoritaires dans cet espace, alors que l’expansion de l’usage des semences transgéniques de Monsanto continue à l’échelle mondiale et surtout que de très nombreuses semences transgéniques sont en cours de construction, notamment par des organismes de recherche publics, dans de nombreux pays, en Asie et en Afrique.
Même lorsque l’INRA a cru pouvoir monter l’opération sur le court-noué des vignes à Colmar, en mobilisant un arsenal remarquable au plan scientifique, y compris en sociologie, cela s’est terminé par un échec. Un échec qui dépasse de très loin la destruction d’un essai qui allait peut-être montrer que la piste transgénique n’est pas nécessairement la meilleure dans cette affaire. Car l’échec le plus important, c’est que peu de citoyens se sont émus de cette destruction d’un essai présentant toutes les garanties nécessaires. Autrement dit, peu de citoyens ont confiance dans la capacité de la recherche publique à instruire le dossier sur la base de l’intérêt général. C’est là un des effets pervers du discours politique sur l’innovation, qui prétend que toute innovation est bonne, ipso facto, le Crédit d’impôt recherche doit soutenir par nos deniers publics toute recherche privée alors même que le moteur de cette recherche privée est la réalisation d’un profit. Ce qui n’interdit pas de rencontrer aussi l’intérêt général mais exige de le vérifier à chaque fois, l’expérience ayant amplement prouvé que cette rencontre n’est pas obligatoire.
Dans une telle situation, une réponse de détail - tel rongeur de laboratoire ingurgite sans problème tel maïs transgénique ou en crève - n’est pas totalement inutile, mais bien dérisoire. Pour répondre à la question posée, il faut donc aller bien plus loin que l’examen des programmes de recherche de l’INRA et de leurs résultats et remonter en amont aux questions des objectifs assignés à la production agricole, au modèle agraire (économique, social, aménagement du territoire) et alimentaire que nous souhaitons...
Une telle démarche ne peut que détruire les positions de principe, pour ou contre la transgénèse végétale en agronomie, puisqu’il est possible de concevoir et de fabriquer des plantes transgéniques en faveur ou en défaveur de l’agriculture intensive, dans un cadre de propriété intellectuelle corseté au profit de quelques industriels ou d’un service public des semences, d’une agriculture abusant des intrants chimiques ou essayant de des réduire le plus possibles... etc. Bref, en réaffirmant un espace des choix et en les explicitant, ce qui est la condition minimale et nécessaire à une démocratie adulte et capable de traiter les dossiers techniques complexes.
13 février 2012
Texte publié sur le blog Sciences-Libération. Pour découvrir les illustrations et lire les commentaires, cliquez ici.