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« On n’est pas dans une société de la connaissance. On est dans une société des connaissances séparées. »
Entretien avec Edgar Morin

Qu’est-ce que la culture générale et à quoi sert-elle ?
C’est ce qui, à partir des écrits, des arts, de la pensée, aide à s’orienter dans la vie et à affronter les problèmes de sa propre vie. La lecture de Montaigne, La Bruyère, Pascal, Diderot ou Rousseau nourrit notre esprit pour nous aider à résoudre nos problèmes de vie.

Autrement dit, c’est vital.
Non seulement on ne peut pas s’en passer mais il faut la régénérer parce qu’elle est elle-même victime du mal principal qui frappe les connaissances, c’est-à-dire la compartimentation et la fermeture. Si, comme on l’a toujours fait, on veut réfléchir sur l’être humain, la nature, la réalité et l’univers, on a besoin d’incorporer les acquis qui viennent des sciences. Je crois qu’il faut régénérer la culture générale parce que chacun a besoin, pour savoir ce qu’il est en tant qu’être humain, de se référer à sa situation dans le monde.

Comment la régénérer ?
J’ai fait des propositions pour des réformes de l’enseignement radicales. L’enseignement fournit des connaissances séparées, cloisonnées et dispersées, qui deviennent affaire d’experts fonctionnant sur des problèmes particuliers, mais incapables de voir les problèmes fondamentaux et capitaux.
Dans Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Seuil, 2000), je donne des thèmes de réflexion. Par exemple : qu’est-ce que l’être humain ? Cela n’est enseigné nulle part, car tout ce qui concerne l’être humain est dispersé. Pas seulement dans la biologie ou les sciences humaines et la philosophie, mais aussi dans la poésie et la littérature, qui sont des sources de connaissance de l’humain mais sont considérées comme des luxes esthétiques et non pas des sources de connaissances.

Une sorte de méta-savoir ?
Plutôt une façon de faire communiquer les savoirs et de les rendre nourriciers pour l’esprit de chacun. De plus, la culture ne peut pas se réduire aux savoirs transmis par le langage. La musique, par exemple, nous transmet des messages affectifs que nous traduisons très mal en mots. Mais il y a une pensée derrière la musique. Il y a une pensée derrière les oeuvres de Beethoven. Il y a aussi une pensée derrière Rembrandt et Michel-Ange. Quant à la poésie, elle emploie les mots non pas dans un sens de dénotation instrumentale mais dans un sens d’évocation que le langage dénotatif ne peut pas dire. La culture inclut tous les arts.

La pensée complexe, qui est au coeur de votre travail, n’est-elle pas l’illustration de cette culture qui relie les savoirs ?
On nous enseigne l’analyse et la séparation. Très bien, mais on ne nous enseigne ni la synthèse ni la liaison. J’ai voulu montrer quelles sont les méthodes qui permettent de relier. Dans L’Homme et la mort (Seuil, 1951), j’ai fait appel à l’ethnographie, à la préhistoire, aux sciences religieuses, à la poésie, à la littérature... Mon problème était de ne pas juxtaposer ni empiler ces connaissances mais de les relier en leur donnant un sens.

Tout le contraire des disciplines scolaires bien séparées.
Les savoirs fermés et séparés doivent être ouverts et reliés. On devrait instaurer une année propédeutique de culture générale obligatoire pour tous, en fin de lycée ou en première année de fac. Et puis, il faudrait former ou réformer les formateurs. Je l’ai appliqué ces dernières années au Mexique, au Brésil et au Pérou, où j’ai fourni les éléments des "sept savoirs capitaux" à développer. Je leur enseigne ce qu’est la rationalité, la complexité. J’introduis les problèmes de notre civilisation ignorés dans les cours d’économie ou de sociologie. Par exemple, sur la fabrication des médias, le consumérisme des classes moyennes, l’intoxication publicitaire ou automobile. Ça fait partie de la culture générale. Dans Emile ou de l’Education, quand Jean-Jacques Rousseau demande à l’éducateur ce qu’il veut faire, celui-ci répond : "Je veux lui apprendre à vivre."

D’où l’importance aussi de "La Princesse de Clèves" ?
Je fais des critiques politiques au président Sarkozy, mais je ne l’attaquerai pas sur le plan de la culture. Je ne le critique pas de ne pas connaître La Princesse de Clèves. Je le critique s’il propose de nous en détourner.

N’est-il pas contradictoire de dire que nous sommes dans une société de la connaissance tout en tournant le dos à la culture ?
On n’est pas dans une société de la connaissance. On est dans une société des connaissances séparées. Le vrai problème, c’est qu’il faut tout réformer. Mais on ne fait que des réformettes ; le secondaire occulte le principal et l’urgence occulte l’essentiel alors que l’essentiel est devenu urgent.

Si la culture relie les savoirs, ne s’en prend-on pas aux savoirs en jugeant la culture superflue ?
On relègue les savoirs dans les mains de spécialistes et on dépossède tous les autres. Par ailleurs, on est complètement ignorant sur les qualités vitales de la culture générale.
Ne croire qu’en des spécialités, c’est ne croire qu’en une vision de l’être humain borné et incapable de se poser des problèmes. C’est du crétinisme. De plus, c’est une illusion car, aujourd’hui, dans certaines entreprises, au lieu de recruter des polytechniciens, on recrute des normaliens. On cherche des gens ayant des aptitudes tous terrains plutôt qu’une aptitude limitée à un seul terrain. Il est démontré que le développement des aptitudes de l’esprit humain à traiter des problèmes généraux leur facilite le traitement des problèmes particuliers.

Entretien publié dans Le Monde du 13 mai 2009


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