Tout au long de ma vie d’historien et de militant, je l’ai souvent constaté : on parle de « la Révolution » avec beaucoup de légèreté. Les révolutionnaires de la phrase me laissent de marbre ; quant aux cyniques, ce sont des fanatiques effrayants. Quelquefois nécessaires, le plus souvent inévitables, les révolutions quand elles sont « réussies » - si j’ose dire - sont créatrices de valeurs nouvelles et positives, de biens durables, plus ou moins évidents. Encore faut-il en établir le bilan exact et en apprécier la portée. Mais mesure-t-on la somme de sacrifices, de douleurs, de déchirures morales et matérielles durables qu’entraînent les rudes moments révolutionnaires ? Presque toutes les révolutions de l’histoire moderne et contemporaine, ont eu à voir, directement ou médiatement, avec les guerres, civile et étrangère, et leur cortège de contraintes, d’iniquités, de violences privées et de terreurs d’État. Il ne faut jamais se voiler la face : la révolution d’Angleterre du XVIIe siècle, la constitution des États-Unis d’Amérique du Nord, la Révolution française commencée en 1789, la révolution mexicaine de 1912, la révolution russe de février et Octobre 1917, la révolution chinoise de 1949 (en vérité, une « Libération » qui a rétabli l’unité et la dignité de la Chine), la révolution algérienne qui fut une guerre d’indépendance, la révolution anti-impérialiste cubaine, la révolution nationale et socialiste vietnamienne, tant d’autres encore, n’ont pas suivi des chemins semés de roses ! C’est pourquoi, avant l’enthousiasme qu’inspire l’élan des peuples en révolution et l’admiration que suscite l’héroïsme admirable des révolutionnaires, et avant de prononcer doctement sur le bien (ou le mal) des « révolutions », il faut les étudier et les connaître.
Aucune révolution ne se peut comprendre hors du contexte de son apparition, c’est-à-dire à l’insu de la configuration structurelle et temporelle où elle s’est établie. À la suite de ceux des historiens qui nous ont précédés (je salue la mémoire de Georges Lefebvre et d’Albert Soboul) et en communion avec mes confrères contemporains (Michel Vovelle et d’autres), je n’ai jamais eu personnellement d’autre ambition intellectuelle que de faire connaître la réalité vraie de la Révolution française, sa genèse, sa rythmique, ses enjeux, ses acteurs, ses effets, sa complexité chargée d’avenir et de virtuels possibles. Ce qui m’a conduit, il est vrai, à m’opposer par la parole et la plume, à nombre d’essayistes, comme François Furet auquel je fus lié d’amitié, parce que je les voyais moins inspirés par le souci d’approcher la vérité des choses que d’exorciser, par la défiguration du sens profond de la Révolution française, toute aspiration à l’irruption démocratique des peuples et au dépassement historique des sociétés de classes.
Il reste que c’est à saisir l’essence même des conjonctures révolutionnaires, comme telles, que nos plus jeunes successeurs devraient désormais consacrer leur effort théorique. Et cela passe par l’histoire comparée. Observant le moment contemporain du monde, le philosophe André Tosel écrivait justement dans la revue Actuel Marx en 2002 (N° 32, p. 159) : « L’histoire résolument comparée est la condition de toute réépocalisation logiquement instruite. »
« Réépocalisation » : un beau mot en vérité, pour nous aider à nous penser dans le monde d’aujourd’hui, entre celui d’hier et celui de demain !
Claude Mazauric est historien
Texte paru dans l’Humanité du 2 mai 2007