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"Penser un puissant projet d’émancipation qui ne prétende pas être la fin de l’histoire"
Un entretien avec Domenico Losurdo réalisé par Baptiste Eychart en 2007, à l’occasion de la publication du livre "Gramsci, du libéralisme au communisme critique"

Baptiste Eychart : Domenico Losurdo, vous avez écrit plusieurs livres centrés sur l’étude d’un penseur majeur de l’époque contemporaine : Nietzsche, Heidegger ou Hegel. Cependant, pour la première fois ici, vous avez consacré une biographie intellectuelle à une figure importante du mouvement ouvrier : Antonio Gramsci. Quelles sont les circonstances qui vous ont poussé à un tel choix ?

Domenico Losurdo. Gramsci permet de mettre en crise l’idéologie aujourd’hui dominante dans ses deux versions, néolibérale et postmoderne, versions qui souvent se mêlent l’une à l’autre. Combien de livres ont été écrits pour démontrer que le marxisme et le communisme sacrifient l’individualité concrète et la norme morale sur l’autel de la philosophie de l’histoire ? D’importants auteurs libéraux, parmi lesquels Benedetto Croce, justifièrent l’intervention de l’Italie dans le carnage de la Première Guerre mondiale, nonobstant la large opposition populaire au nom du droit des élites héroïques de contraindre au sacrifice la masse des couards, ou au nom de la fusion et de la régénération de la nation. Gramsci devint communiste à partir de la critique de cette philosophie de l’histoire ; il condamna la prétention à « transformer le peuple travailleur en matière première pour l’histoire des classes privilégiées ».

B.E. : Les analogies sont fortes entre la situation politique actuelle et la période de contre-révolution vécue par Gramsci. La force de votre ouvrage est de montrer que Gramsci a eu besoin d’un retour critique sur ses positions antérieures pour mieux appréhender la situation historique de la fin des années vingt et des années trente.

Domenico Losurdo. Le Gramsci le plus intéressant est celui qui réfléchit sur la stabilité du capitalisme occidental, malgré l’horreur de la Grande Guerre qu’il provoqua. Ceci l’orienta vers la critique radicale de la théorie de l’écroulement du capitalisme et à une reformulation bien plus sophistiquée de la théorie de la révolution. Ainsi, sa vision du socialisme connut une évolution : en saluant la révolution d’Octobre, il souligna d’abord qu’elle produirait l’égalité, même si c’était à l’enseigne tout d’abord d’un « collectivisme de la misère et de la souffrance » ; neuf ans plus tard, il soutenait la NEP malgré les inégalités sociales flagrantes, au nom du nécessaire développement des forces productives.

B.E. : Il s’agit aussi chez Gramsci de l’abandon d’un utopisme dangereux pour la construction du socialisme...

Domenico Losurdo. En effet, les horreurs de la guerre de 14-18 d’un côté et les espérances extrêmes produites par la révolution d’Octobre d’un autre, stimulèrent une lecture messianique du marxisme : tout comme les classes, les États et les nations, la religion, le marché, l’argent ou le pouvoir en tant que tel, en fait chaque occasion de conflit, devaient disparaître. Mêlées avec l’état d’exception provoqué par l’agression impérialiste, ces conceptions utopiques ont rendu encore plus difficile la construction d’une société postcapitaliste fondée sur la démocratie et le règne de la loi. Gramsci a indiqué une voie qui doit être encore parcourue de bout en bout : penser un puissant projet d’émancipation qui ne prétende pas être la fin de l’histoire.

B.E. : Selon vous, ce retour critique sur un patrimoine culturel ne doit pas être l’occasion d’un mea culpa des communistes car il devrait se faire dans la perspective de la lutte contre un capitalisme dont il faut penser les nouveautés. Pensez-vous que les catégories de Gramsci comme celle de « révolution passive » soient éclairantes pour comprendre la dynamique du capitalisme actuel ?

Domenico Losurdo. Il n’y a pas de raisons pour que les communistes s’abandonnent à l’autophobie et à la fuite de l’histoire. La décolonisation et, en tant qu’ils concernent l’Occident, la naissance de la démocratie et du suffrage universel, tout comme le dépassement des trois grandes discriminations historiques (raciales, censitaires et de genre), ainsi que la création de l’État social auraient été des conquêtes impensables sans la contribution du mouvement communiste. Au défi représenté par ce mouvement a correspondu en Occident l’époque de la « révolution passive » avec l’introduction de réformes importantes sous la direction et le contrôle de la bourgeoisie. Avec la disparition de ce défi s’ouvre une période de réaction plus ou moins ouverte : il suffit de penser au démantèlement de l’État-providence, ou bien au retour, aux États-Unis, selon l’historien Schlesinger, de la discrimination censitaire, du fait du poids croissant de la fortune dans le processus électoral. Et le retour au principe d’une hiérarchisation des peuples, avec la prétention américaine à être le « peuple élu par Dieu » pour guider et dominer le monde, est aussi significatif de cette régression.

B.E. : On a longtemps classé Gramsci comme un représentant du marxisme occidental avec une suite d’auteurs qui auraient partagé un certain nombre de points communs tranchant avec le marxisme orthodoxe antérieur, celui de Kautsky ou de Lénine. Vous semblez contester cette caractérisation.

Domenico Losurdo. Le point de vue de Gramsci oppose « notre Marx », - un Marx combiné à la lecture de « l’Oriental » Lénine -, au « marxisme contaminé d’incrustations positivistes et naturalistes », incapable avec Bernstein et Kautsky (les « Occidentaux » !) de comprendre la dialectique et la nécessité historique de la révolution d’Octobre. En outre Gramsci distingue entre un communisme dogmatique et un « communisme critique » qui se place en héritier des sommets de la tradition culturelle bourgeoise, à commencer par Hegel et par la philosophie classique allemande. Mais on voit que même dans ce cas la notion de « marxisme occidental » est trompeuse. Le dernier Staline liquide Hegel en tant qu’expression de la réaction allemande à la Révolution française, liquidation acceptée par de nombreux marxistes européens mais refusée par Mao Tse Toung.

En fait la catégorie de « marxisme occidental » incite à opposer positivement l’Occident à l’Orient et les intellectuels purs aux politiques engagés dans la construction d’une société post-capitaliste. On revient à la configuration que j’avais décrite au début de cet entretien : on ne peut critiquer la vision auto-apologétique de l’Occident chère à l’idéologie libérale et par ailleurs on en est réduit à fuir l’histoire, ce qui constitue le péché originel du « marxisme occidental ».

Entretien paru dans l’Humanité du 7 Avril 2007

Gramsci. Du libéralisme au « communisme critique », de Domenico Losurdo. Éditions Syllepse, 2007, 26 euros.


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