L’histoire de Charlotte est à la fois banale et unique, celle d’une femme sous emprise d’un compagnon pervers qui a fait d’elle un objet à manipuler et à détruire. Lui est pianiste, elle chanteuse de jazz. Rupture, perte, deuil d’une relation aliénante.
C’est par un long travail avec un thérapeute psychanalyste que Charlotte va reconquérir, pas à pas, les espaces de liberté intérieures qui lui permettront de retrouver sa voix. Car, Charlotte ne peut plus chanter, sa voix s’est brisée sous les assauts de perversion de son ex-compagnon.
Ce roman met en évidence la parenté entre voie et voix, voie de réédification de soi-même et voix qui s’offre au monde pour rayonner des nuances de la vie.
Les séances de psychanalyse rythment le roman parsemé de rencontres, de voyages, qui sont autant de reconquêtes sur les paysages assombris ou perdus du passé. Peu à peu le mouvement des peurs qui paralysent Charlotte va laisser la place aux mouvements des désirs. La mort s’efface devant la vie. Le lecteur découvre simultanément les ressorts de la perversion, qu’elle désamorce un à un, encouragé par la parole rare du thérapeute, et les chemins sinueux de la restauration de soi-même.
Nous sommes dans un temps long. Détruire, enfermer est facile et rapide. Bâtir et libérer est exigeant et long. Les nécessaires maturations profondes remontent avec lenteur à la surface avant de se transformer en épanouissement. Mais, ce n’est pas seulement une histoire particulière, celle de Charlotte, que nous livre Chantal Milman, c’est l’histoire de nos mondes aliénés, une aliénation dont le cœur réside dans une relation falsifiée, profondément altérée entre les femmes et les hommes, qui va jusqu’à la perversion et le féminicide. Charlotte en est très consciente.
« Je me suis pensée toute ma vie comme une femme privilégiée. J’ai eu une enfance heureuse, j’ai été aimée, protégée par mes parents. Je n’ai jamais été soumise, j’ai eu confiance en la vie et en moi. L’exemple de mes parents me confortait dans mes croyances. Je me disais : « L’amour existe. » J’ai toujours trouvé révoltant et tellement stupide la prétendue supériorité masculine ! Elle ne servait, selon moi, qu’à justifier des comportements inacceptables, tant au niveau politique que dans ces conversations où chacun joue un rôle. Les plaisanteries de mauvais goût à l’égard des femmes juste bonnes à baiser ne m’ont jamais fait rire. La gauche au pouvoir n’a en rien réglé la question des différences de salaire entre hommes et femmes. (…) Ce que j’essaie de vous dire, c’est que j’ai toujours été consciente de ça. Et je viens de découvrir ce que c’est que d’être humiliée. Je viens de découvrir la peur paralysante. Je viens de découvrir ce que c’est d’être une femme battue. Je suis une femme qui n’a pas de traces sur le corps, mais qui est brisée. »
La perversion, plus généralement les violences faites aux femmes ne prolifèrent qu’en raison d’un terreau social, politique et culturel défaillant qui favorise cette prolifération par réplication de conditionnements et schémas qui perdurent faute d’être dénoncés, étudiés, parlés.
Si Charlotte retrouve la voie, et la voix, qui la conduit à sa propre nature, son propre désir, sa propre liberté, peu de femmes ayant traversé de semblables enfers, se rétablissent. Nul n’est à l’abri, dans tous les milieux, de cette plongée dans cette horreur moite et muette. Le roman de Chantal Milman permet, avec beaucoup de grâce, de dire ce qui se tapit dans l’obscurité des peurs et des hontes, peurs légitimes, hontes injustifiées, de mettre en lumière toute cette matière sombre alors disponible pour de nouveaux défis, de nouvelles réalisations, de nouveaux chants de vie.
Perversion , de Chantal Milman
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