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Plein les yeux
Thierry Renard

à Sonia

les mortels ont les doigts bavards
leurs secrets tombent dans l’œil

Bernard Noël, La photo d’un génie

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.
C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.
L’air et le monde point cherchés. La vie.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations

1.


Je suis un sanguin dont le sang a coagulé.
Bientôt, je dirai tout.

Il y a des poètes dont la langue me met à l’aise : Georges Perros, André Hardellet.Des poètes dont la langue m’émeut ou me submerge : Pier Paolo Pasolini, Cesare Pavese, Rainer Maria Rilke, Georg Trakl.
Il y a des poètes qui parviennent à chanter dans leur propre langue : Louis Aragon, Joë Bousquet, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas.
Partout il y a des poètes autour de moi.

Des poètes qui combattent le crime, dénoncent un mensonge, relèvent en même temps le poing et le front : Nâzim Hikmet, Vladimir Maïakovski, Pablo Neruda, Yannis Ritsos.
Il y a des poètes importants au profil modeste et à la langue pendue : Paul Éluard, Pierre Reverdy.
Des poètes puissants, obscurs et quelquefois ténébreux : Antonin Artaud, René Char, Henri Michaux, Gaston Miron, Tristan Tzara. Des poètes visionnaires : Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Des poètes de leur temps et de leur pays : Léopold Sédar Senghor, Dylan Thomas, Walt Whitman.
Des poètes, oui partout il y a des poètes parmi nous.

Et puis il y a les écrivains, ceux qui ont voyagé notamment : Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier. Ceux qui m’ont littéralement inventé : André Breton et Albert Camus. Les proches, souvent cités, qui à leur table m’ont invité : Christian Bobin, Lionel Bourg, Jean Charlebois, Charles Juliet, Patrick Laupin, Emmanuel Merle, Bernard Noël. Les récalcitrants, les emportés, les toniques : Guy Debord, Ernesto Che Guevara, Raoul Vaneigem.
Il y a les écrivains de cœur ou d’esprit : Raymond Carver, Beppe Fenoglio, Elio Vittorini. Les philosophes plutôt respectables : Antonio Gramsci, Jean Grenier, Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Jean-Paul Sartre.
Il y a les plus lointains, les oubliés : Mahmoud Darwich, Édouard Glissant, William Carlos Williams, Kateb Yacine.
Et il y a aussi Samuel Beckett, Federico Garcia Lorca, Jacques Prévert, Louis Scutenaire, Boris Vian ou C.K. Williams.
Et il y a, bien sûr, Richard Brautigan, Patrick Chamoiseau, Yvon Le Men, Jean Ristat, Jean-Pierre Siméon, Valère Staraselski, André Velter.

Et il y a les femmes, toutes les femmes, les promises, les désirées, les négligées, les effacées : Andrée Chedid, Angela Davis, Kiki Dimoula, Marguerite Duras, Rosa Luxembourg, Louise Michel, Elsa Morante…
Il y a les femmes de ces temps-ci : Alice Becker-Ho, Hélène Dorion,Annie Ernaux, Sylvie Fabre G.,Marie Huot, Annie Le Brun, Maya Ombasic, Fabienne Swiatly, Valérie Rouzeau et Lydie Salvayre.
Ces femmes insoumises et immortelles…

Et il y a Joël Bastard, Albane Gellé, Stéphane Juranics, Geneviève Metge, Samira Negrouche, Emmanuelle Pireyre, Marc Porcu et Christian Viguié. Plus une kyrielle d’autres que je ne saurais nommer.
Et il y a, encore, les très nombreux amis. Amis parmi lesquels plusieurs ont, de temps à autre, partagé mon chemin ou, simplement, croisé ma route.

Plein les yeux.
Dorénavant, j’en aurai plein les yeux. Et je boufferai ma vie et la liberté à pleines dents et à pleins poumons. Malgré le temps qui sur moi a passé, mes cheveux blancs, mes yeux blessés, je n’ai pas encore assez vécu. J’ai besoin d’enthousiasme et j’ai besoin de passion.
J’ai surtout besoin de me refaire une santé, de réapprendre toute la chanson. La vie n’est pas si courte, en réalité.

Et puis il y a toutes ces villes du monde où j’ai tant aimé poser le pied. Il y a Alger, Bamako, Gênes, Marseille, Montréal et Venise, mes préférées. Il y a ces villes à mes yeux rebelles, éternelles, où j’ai trouvé refuge.
Il y a, aussi, Lyon et Turin, Vénissieux et Vintimille, ces autres endroits, bien plus familiers, où j’ai revendiqué mon nom et réaffirmé mes complètes appartenances.

Mais j’arrête là, le film va bientôt commencer.
Mes listes sont incomplètes ? La terre sait que j’existe, et je vais maintenant réécrire mon histoire.
Plein les yeux.
Plein les yeux, jusqu’à nouvel ordre !

2.


Bientôt je dirai, je te dirai tout.
Ma réelle impuissance, mon âge disparu, le siècle commençant, la terrible agonie, je te dirai bientôt, je te dirai tout cela.
Le passage du gué, la faiblesse du crime, les difficultés d’aimer…
L’impossible réalité.

Je te dirai les marques du jour, l’épreuve des heures, la cruauté des temps. Je te dirai tout, mon amour.
Pour toi, je n’ai prévu que la vérité solitaire. Tu vois, mes mots sont simples et ils traduisent le réel, tout naturellement.
Il n’est jamais trop tard,
il n’est jamais trop tard,
il n’est jamais trop tard.

Je voudrais te dépeindre les murs qui enferment nos corps, notre liaison dangereuse parce que tellement fragile. Te dire que la venue au monde de notre fille, Carla, fut mon plus bel acte poétique, l’étonnante sentence de notre sensualité.
Te dire ma très grande pauvreté, mon immense nudité et ma pudeur folle, exclusive, mais pourtant traversée par le glaive de mes fantasmes les moins anodins et les plus convaincants.

Je voudrais te dire là où j’en suis, même si c’est loin du but que je m’étais fixé, même si nos mains sont froides lorsqu’elles se touchent, même si mon cœur cesse de battre quand, trop près de moi, tu te rapproches.
Je voudrais pouvoir te dire où tous les deux nous en sommes. Je voudrais pouvoir lire couramment dans tes yeux.

Mon érotisme est sans retenue, mais c’est une charge bien trop légère pour toi. Mon érotisme n’a aucun alibi, et cependant c’est un aveu, banal et féroce à la fois. Mon érotisme vacille, sa portée diminue. Une lourde fatigue est dans mon sang.
Je m’étais cru intact, prêt à bondir et rebondir. Et je suis très affaibli.

Je voudrais ta chevelure et ta bouche sous mes caresses.
Je voudrais ton cou, tes bras, tes seins, ton ventre blanc et plat.
Je voudrais ta baie touffue, tes longues jambes, tes pieds menus.
Je voudrais tes mains dans les miennes, et je te voudrais offerte à tous mes assauts.

Mon érotisme est sans parure et sans défaut, il ne connaît qu’un seul visage et qu’un seul nom. Mon érotisme porte avec lui ses chagrins et l’empreinte du destin.
Mon érotisme, pour finir, a perdu connaissance.
Il est sans grandeur, au tapis.

L’aube est sévère, hivernale. Le jour visiblement se lève.
Personne n’échappe à ses propres chemins.
Moi, je me suis livré à l’une des ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades et qui cherchent à faire voisiner opinions ennemies et principes contraires.
Moi, je veux encore croire aux illuminations.

Bientôt, je tairai tout.
Et nous refleurirons.

Vénissieux, nuit du 22 au 23 décembre 2012 ; Saint-Julien-Molin-Molette, le 29


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