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Pour en finir avec la repentance coloniale de Daniel Lefeuvre, une lecture indispensable
par Eric Le Lann

Le livre de Daniel Lefeuvre paru en 2006, Pour en finir avec la repentance coloniale, vient d’être à nouveau publié. Texte virulent, voire polémique, comme le prouve le choix du titre, il est cependant passé quelque peu inaperçu et n’a pas suscité, semble-t-il, de réponse substantielle de tous ceux que l’auteur rassemble sous l’épithète de « repentants », au premier rang desquels il compte les historiens Olivier Le Cour Grandmaison et Gilles Manceron.

Si l’ouvrage revient sur l’histoire de la colonisation et sur celle de l’immigration, c’est pour répondre à ce que Daniel Lefeuvre considère comme « une campagne de dénigrement de la France et des français eux-mêmes » visant à prouver que de longue date « les français sont rongés par la gangrène raciste » à l’égard des populations coloniales ainsi qu’à créer « de toutes pièces un continuum islamophobe qui n’a jamais existé », la culture coloniale s’étant avérée, selon lui, plutôt islamophile. Pour l’historien « la compréhension du présent repose sur la connaissance du passé ». Refusant toute instrumentalisation de l’histoire, l’auteur met en cause, à ce titre, la loi Gayssot comme toutes celles qui légitiment une ingérence du pouvoir en ce domaine.

Première question abordée : la conquête de l’Algérie fut-elle « un projet cohérent de génocide », selon l’expression d’Olivier Le Cour Grandmaison, dans le livre Coloniser, exterminer ? Non, répond Daniel Lefeuvre, en dressant un tableau détaillé des conséquences humaines de cette conquête qui n’en masque en rien l’horreur, tout en repoussant de manière argumentée l’idée que la cruauté de cette conquête serait liée au fait qu’il ne s’agissait pas de populations européennes. L’historien revient ainsi sur la barbarie des guerres sur notre continent, où l’on fit à maintes reprises fi de toute « loi de la guerre ». Après avoir évoqué les massacres du Palatinat par l’armée de Louis XIV, il s’attarde notamment sur la guerre en Vendée, guerre où la consigne officielle fut d’employer « tous les moyens de découvrir les rebelles, (…) tous seront passés au fil de la baïonnette ; les villages, métairies, bois, landes, genêts, et plus généralement tout ce qui peut être brûlé, seront livrés aux flammes » (ordre du jour du 17 janvier 1794), où le général Westerman se vanta en ces termes à l’issue de la bataille de Savenay : «  il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais de Savenay. Suivant les ordres que vous m’avez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré les femmes, qui au moins pour celles-là n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas de prisonniers à me reprocher, j’ai tout exterminé ». En fait, il y eut alors des prisonniers, qui furent noyés à Nantes, à Saumur et à Angers. Le parallèle entre la Vendée, la Guerre d’Espagne et la conquête de l’Algérie, permet à Daniel Lefeuvre de montrer que lorsqu’une armée fait face à toute une population considérée comme ennemie, et non plus à un autre armée, les mêmes moyens sont utilisés. Le Général Bugeaud, qui servit en Espagne, justifiât d’ailleurs par cette expérience sa capacité à soumettre l’Algérie. Et la conquête de l’Algérie ne fût pas la dernière de ces guerres sans loi. D’autres eurent lieu, même sur le sol européen, même après la convention internationale créant la Croix-rouge en 1864, convention qui fût d’ailleurs bafouée lors de la Première Guerre mondiale.

La colonisation a-t-elle contribué au développement de la France, demande Daniel Lefeuvre ? Pendant de l’argument qui présente aujourd’hui la colonisation comme un bienfait pour les colonies, les forces colonialistes se sont en effet évertuées à justifier les conquêtes en les présentant comme un bienfait pour notre pays. Il ne fut pas si facile d’en convaincre les français, à en juger par le flot de propagande qu’on dût déployer. Daniel Lefeuvre invite à se garder de prendre pour argent comptant cet argument, avancé notamment par Jules Ferry pour justifier l’entreprise coloniale. Il s’attache à démonter que le soutien à l’économie coloniale a été un poids plus qu’une aide à l’économie de la métropole : « pour que l’empire colonial puisse accéder au podium des meilleurs fournisseurs de la métropole, il fallu transgresser les règles de la compétitivité internationale en dopant ses exportations à coup de primes ou en imposant à ses concurrents le handicap de droits de douane très lourds ». Après la Deuxième Guerre mondiale, l’étude des balances commerciales et des paiements permet à Daniel Lefeuvre d’avancer que « tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance déséquilibrée ». A contrario, il cite l’exemple hollandais, où le produit intérieur brut augmenta à la suite de l’indépendance indonésienne. Il n’est donc pas exclu que l’entreprise coloniale ait nui au développement de la France plus qu’elle ne l’ait favorisé.

Les pages consacrées par Daniel Lefeuvre à l’histoire de l’utilisation de la main d’œuvre étrangère dans l’économie française étayent la thèse que « l’histoire de l’immigration n’est pas un ensemble homogène qui répondrait à des considérations identiques quelle que soit la période considérée ». Les phases où l’apport de la main d’œuvre européenne fut privilégié alternent avec celles où ce fut la main d’œuvre coloniale, tout comme alternent incitations à l’immigration et politiques de retour. Si l’auteur rappelle le renvoi de 130.000 polonais entre 1931 et 1936 - les bons pour les convois de rapatriement étaient remis en même temps que la paye - tandis qu’aucun algérien ne sera victime de mesure de reconduite à la frontière à la même époque, les travailleurs Algériens en France étant alors considérés légalement comme Français, c’est pour récuser l’idée d’un acharnement particulier contre l’immigration coloniale, dont nous aurions à gérer l’héritage. Au passage, il répond à l’affirmation caricaturale de Tarik Ramadan, selon laquelle « les travailleurs d’Afrique du Nord ont reconstruit la France » : en 1951, date à laquelle les historiens considèrent que la France s’est relevée des destructions de la guerre, 150.000 algériens et moins d’une dizaine de milliers d’Algériens sont en France, soit au total moins de 1% de la population active totale. En exposant ces faits, il ne s’agit pas pour Daniel Lefeuvre de minimiser la contribution de ces travailleurs, mais de récuser une vision qui cherche à opposer entre elles les différentes composantes de la population laborieuse.

Autre illustration originale de la complexité de l’histoire de l’immigration, l’histoire de l’immigration algérienne. A la lecture du livre, il semble indiscutable qu’elle fut avant tout le fait de l’Etat et non celui du patronat, qui se vit souvent empêché de recourir alors à d’autres immigrations. Pour le pouvoir politique, il s’agissait de faire face à l’explosion démographique de la population algérienne qui passe de 6 millions d’habitants en 1926 à 9 millions en 1954, et qui est touchée massivement par la pauvreté (une Algérie alors « clochardisée », selon l’expression de Germaine Tillion) : « l’immigration constitue la seule échappatoire à cet univers de misère, dès lors que le système colonial entrave les possibilités d’industrialisation de la colonie et d’une réforme agraire audacieuse. Le rythme même des courants migratoire en témoignent. C’est principalement la situation des récoltes, en Algérie, qui régit désormais l’importance des départs vers la France ». En août 1954, le gouverneur-général écrit au ministre du Travail que «  l’utilisation dans les entreprises métropolitaines de la main d’œuvre algérienne excédentaire constitue le seul palliatif aux problèmes posées par l’accroissement démographique de l’Algérie ». On allât donc jusqu’à organiser une véritable priorité à l’embauche. L’immigration s’avéra ainsi une carte politique pour tenter de maintenir le calme et la souveraineté française en Algérie. Voilà une pierre dans le jardin de ceux qui réduisent les motivations des pouvoirs aux seules raisons économiques au sens étroit, méprisant les motivations politiques.

La xénophobie s’exerçât-elle à l’encontre des immigrés coloniaux, alors que s’offrait aux européens le rêve d’intégration, comme l’avance Dominique Vidal, rédacteur en chef du Monde Diplomatique, dans Le mal-être arabe ? Pour Daniel Lefeuvre, « cette affirmation témoigne d’une singulière ignorance des conditions dans lesquelles l’intégration dans la population française des « cloutjes », des « christos », « ritals » ou autres « polaks », s’est opérée ». Citons, par exemple, les expéditions punitives d’août 1893 à Aigues-Mortes, contre l’embauche d’Italiens, qui tournèrent à la chasse à l’homme et à l’émeute durant 5 jours : « jamais aucune immigration coloniale n’a été la cible de tels débordement de violence populaire ». Autre preuve avancée : « les clichés que l’on imagine forgés pour stigmatiser les Nord-africains ressemblent à s’y méprendre à ceux dont on affublait les migrants européens un ou deux décennies plus tôt ».

Daniel Lefeuvre récuse donc l’idée que le passé colonial fut le terreau des manifestations actuelles du racisme, héritage d’une « fracture coloniale » qui constituerait encore « la cassure principale de la société française » en pervertissant « notre conscience ». Tout au contraire, malgré « expositions coloniales, publicités, livres d’aventures, les français sont largement restés imperméables à l’idéologie impériale, au grand dam du lobby colonial ». Et de citer le témoignage de Messali Hadj, pionnier du mouvement national algérien, dans ses Mémoires : « nous étions unanimes à nous réjouir de l’attitude de sympathie des populations à notre égard, et à faire une grande différence entre les colons d’Algérie et le peuple français dans leur comportement avec nous ». Daniel Lefeuvre considère toutefois que la guerre d’Algérie modifia cette attitude à l’égard de l’immigration algérienne.

On le voit, l’intérêt du livre de Daniel Lefeuvre va bien au-delà du débat sur la repentance. Sur ce point, Hubert Vedrine, dans Continuer l’histoire, demandait : «  quel sens cela a-t-il de demander pardon pour des actes commis par d’autres dans le passé ? En quoi est-on responsable d’actes perpétrés par nos ascendants ? Y a-t-il, contrairement aux principes de notre droit, une responsabilité collective, et est-elle transmissible ? Les fondements juridiques de ces démarches sont extrêmement contestables, d’autant qu’elles sont politiquement instrumentalisées, que les arrières-pensées électorales et les revendications de pouvoir sont évidentes. Comme le sont symétriquement les glorifications unilatérales de notre passé, à qui l’on a tenté de donner, là aussi à tort, une forme législatives, par exemple sur les bienfaits de la colonisation. (…) Tout cela est absurde et traduit une nation mal dans sa peau, obsédée de régler des comptes avec elle-même. L’Histoire est ce qu’elle est, nous devons la connaître l’assumer, la poursuivre en la dépassant, en nous gardant de toute posture expiatoire, comme de l’auto-encensement. Antidote au catéchisme du devoir de mémoire : l’Histoire. N’en rien occulter. Tout enseigner. Tout transmettre. En tirer des leçons pour l’avenir constamment réactualisées. »

Ce livre ne prétend pas condenser toute l’histoire du colonialisme. En l’occurrence, la préoccupation de Daniel Lefeuvre est aussi politique : « prétendre que la réduction des fractures de la société française passe par la repentance conduit à ignorer les causes véritables du mal et empêche donc de lui apporter les remèdes nécessaires. Le risque est grand, alors, de voir une partie des français, bien persuadés qu’ils seront à jamais les indigènes de la République irrémédiablement marquée du sceau de l’infamie coloniale, vouloir faire table rase et jeter, en même temps, nos institutions et le principe sur lequel elles reposent depuis la Révolution française, l’égalité en droit des individus. »

Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Champs Actuel, 230 pages, 7 euros


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