Voici venu le moment de conclure, mais pas sur l’égalité femme-homme (j’inverse délibérément le binôme) dans sa dimension politique au sens large, donc avec ses différents registres, qui inclut l’identité des fonctions dans ceux-ci, et dont je suis totalement partisan avec ce que j’ai appelé le premier féminisme ou féminisme classique, lequel s’est inscrit fortement dans une perspective marxiste que rien ne conduit à rejeter, au contraire. D’autant plus que cette égalité, dans sa réalité concrète ou effective, au-delà de son existence juridique proclamée – je parle de l’Occident et de la France en particulier [1] – est encore parfois à conquérir et à parfaire, quels que soient les débats qui peuvent intervenir et qu’on doit aborder sereinement [2], voir à étendre : je pense ici à la répartition des tâches ménagères et éducatives dans la vie de famille, avec ses implications dans le travail et les temps de congé parental alternés, qui commence à se faire entendre.
Non ce qui m’intéresse et on l’aura compris, c’est le bilan que l’on doit faire du « nouveau féminisme » relativement récent que j’ai présenté, car il exige, sous sa forme extrême comme chez Virginie Despentes (bien plus que chez Simone de Beauvoir) une critique, en l’occurrence un examen critique. Je dis que « l’on doit en faire » un bilan critique comme si cela était évident et, surtout, partagé. Or ce n’est pas le cas, la mode idéologique n’en veut guère et, faute d’une auto-réflexion intelligente mais aussi de normes morales exigeantes, elle est en train d’abîmer la question de la féminité et, du coup, celle du devenir de l’homme, en exigeant que la femme soit identique au second pour l’essentiel et surtout, selon moi, dans les graves défauts que celui-ci a toujours présentés jusqu’à aujourd’hui, qui sont responsables aussi des maux que l’humanité en général, femmes incluses, a connus et connaît encore de nos jours. C’est pourquoi je fais mienne l’affirmation d’Aragon dans Le fou d’Elsa, « L’avenir de l’homme est la femme », devenue dans une chanson de Ferrat, « La femme est l’avenir de l’homme » – affirmation magnifique quand on l’a bien comprise et qu’on a bien compris ce qu’elle sous-entend. Et d’abord qu’elle ne constitue pas une prédiction naïve d’un poète en mal d’espérance, mais tout simplement un souhait (ardent) avec ce qu’il implique et que je vais développer. Sa présence inversée dans le titre de ce livre a donc une signification claire : je ne souhaite pas que, sous prétexte d’égalité, le modèle masculin traditionnel, qui a fait beaucoup souffrir, devienne l’idéal auquel la femme, et à travers elle l’humanité dans son ensemble, devrait aspirer en tous points. Encore faut-il démontrer pourquoi, en disant cela, on ne rabaisse pas la femme pour la maintenir implicitement dans un statut d’infériorité, on l’exalte au contraire et en quoi justement la féminité peut être un idéal humain universel… à condition qu’elle existe, bien entendu, dans sa différence propre. Ce que je vais m’efforcer de démontrer dans ce qui suit, en m’appuyant sur tout ce qui en a été dit auparavant. On peut procéder par « étages » successifs » pour identifier un noyau de « féminité » irréductible et positive qu’on pourrait alors ériger en modèle normatif, y compris donc pour l’homme.
La biologie d’abord. La différence n’a pas à être démontrée, elle est anatomique et sexuelle, sauf que, à ce strict niveau, on ne peut pas en tirer beaucoup d’un point de vue humain (ce qui ne veut pas dire : rien). Surtout pas le schéma acivité-passivité qui condamnerait la femme à cette dernière : ni au plan du rapport sexuel, l’évolution des mœurs nous a indiqué qu’il y a une activité sexuelle féminine possible et fréquente, au-delà de la seule pénétration par l’homme et à son initiative du sexe de la femme, je n’insiste pas ; ni, surtout, au plan psychologique qui consiste à extrapoler de la biologie à la psychologie et à en tirer les stéréotypes « masculin »-« féminin » qui réservent à l’homme une supériorité dans l’activité multiforme de la vie : énergie, esprit d’initiative, goût des responsabilités, courage, combativité, etc. J’ajoute que la dualité masculinité-féminité peut se retrouver en chaque individu, c’est la dominance de l’un des traits sur l’autre qui alors nous confère une identité marquée, Freud nous l’a prouvé s’agissant de la sexualité. Plus largement, il y a des femmes « masculines », psychologiquement, et des hommes « féminins », ce qui ne veut pas dire « efféminés » ! Et en plus, l’homosexualité existe, masculine ou féminine, qui se caractérise par l’inversion de cette dominance, même si l’individu n’en prend conscience que tardivement. Désormais, l’égalité femme-homme est désormais conquise dans ce domaine différentiel, et c’est très bien [3].
Dès lors on est déjà dans la psychologie, mais il faut s’y avancer avec précaution. Laissons de côté les caractères « masculin » et « féminin », au sens convenu, (on aurait pu y ajouter la dualité fort-faible) et dont j’ai signalé qu’ils peuvent ne pas coïncider avec l’identité sexuelle stricte de chacun. Je m’appuierai ici sur Simone de Beauvoir, vu sa revendication d’une égalité homme-femme marquée fortement par l’affirmation de l’identité de leurs capacités intellectuelles, et humaines plus largement, dont elle aura été un exemple probant, et je mettrai en avant donc les quelques éléments de féminité spécifique qu’elle accorde cependant à la femme au début et à la fin de son livre, en la résumant à ma manière : 1 L’idée d’une affectivité forte chez elle, liée à l’enfantement, aux soins donnés à l’enfant, et aux fragilités liées à son statut de « femelle » (dérèglements hormonaux, règles, ménopause, etc.) : il me semble qu’il y a bien là un fait psycho-biologique incontestable, même s’il est inégalement répandu. 2 A quoi elle ajoute, tout à la fin du livre, le refus de l’uniformité et de l’ennui qu’elle pourrait entraîner, ce qui l’amène à souligner des différences féminines, y compris dans l’ordre de l’érotisme, que l’égalité non seulement ne supprimera pas mais qu’il faut préserver parce qu’elles renforcent le plaisir de la relation à l’autre (sans majuscule ici). Mais surtout j‘en retiens une moindre envie, par rapport à l’homme, d’exercer sa « puissance sur le monde » (c’est le vocabulaire de Sartre) et, tout autant, sinon plus, le fait qu’elle serait porteuse d’un besoin d’humanité, liée à la relation aux autres, dans la liberté évidemment, dont l’homme devrait s’inspirer.
On opposera radicalement à ce féminisme des « différences dans l’égalité » [4], le féminisme de V. Despentes, prototype extrême du « nouveau féminisme », celui de l’identité femme-homme, donc de l’indifférenciation des genres. Celui-ci est d’une sauvagerie féroce parfois, caractérisé par un machisme qu’on croyait strictement masculin (par définition du terme) mais qu’elle assume et entend pratiquer à l’égard des hommes, dans bien des domaines en plus, comme on l’a vu, ce qui l’entraîne à ridiculiser la féminité traditionnelle dans des termes inacceptables. Mais précisément, c’est l’occasion à travers elle, d’examiner ce qu’il en est de l’homme, de tous les défauts qu’il a présentés et qu’il présente encore, quitte à ce qu’ils soient présents désormais chez certaines femmes et revendiqués ouvertement comme tels, le jugement dépréciatif en moins.
A la limite, il suffirait pour brosser ce portrait négatif de l’humanité masculine, de prendre les défauts qu’exhibe Despentes dans ses relations sexuelles de prostituée, à quoi on ajoutera la confession finale (et honnête) de sa dureté de « caractère », et de les extrapoler là aussi à l’homme, mais sur un plan proprement psychologique, pour qu’on ait une image peu reluisante de celui-ci. Dans le désordre, donc, en voici quelques uns [5] : violence, dureté, désir ou plutôt volonté de puissance telle que Nietzsche la conçue [6], désir alors de dominer les autres individuellement ou collectivement (voir la domination de classe), goût extrême du pouvoir qui réduit la politique souvent à un jeu d’ambitions personnelles, amour du gain comme celui de Despentes un temps (même s’il était excusable) [7], brutalité dans les rapports de travail, enfin cruauté spécifiquement masculine, dont toutes les horreurs guerrières et autres de l’histoire en sont un témoignage factuel incontestable – cruauté telle que Freud, durant les débuts de la première guerre mondiale mais aussi après, devant la montée du nazisme en Allemagne, a pu en tirer la conclusion anthropologique selon laquelle il y aurait un instinct de mort en l’homme, se transformant en instinct d’agression et de meurtre [8]. Même si ce portrait d’ensemble très sombre et dont on peut critiquer le « naturalisme », voire la fixation sur le genre masculin [9], peut paraître ressembler à un « Dictionnaire des idées reçues » à la Flaubert, ce n’est pas vrai. Car il n’en est pas moins factuellement exact, hélas, même s’il est partial ou partiel, et il renvoie bien à ce qu’il s’est passé largement dans l’histoire que les hommes ont faite, même si c’est dans des conditions historiques qui les ont déterminés à la faire ainsi. Il n’empêche que ce fût bien, pour une large part, « une histoire de bruit et de fureur » ! Et c’est pourquoi une nouvelle fois, Nancy Huston [10] a raison de s’indigner : « Où est la réflexion sur ces valeurs " viriles " qui gouvernent la planète et sont en train de la foutre en l’air ? A quand les questions de fond sur la domination masculine qui conduit au désastre ? »
On comprendra donc que je termine d’abord par une note personnelle, avant de conclure plus généralement par rapport à notre sujet ; mais cette note personnelle peut aider à éclairer ma conclusion. D’abord, je n’ai jamais vécu l’amour sur le mode que Despentes valorise et qui me paraît disons assez médiocre humainement : c’est celui qu’elle décrit pour le rejeter qui est le mien, je le dis sans honte. Il en est ainsi du désir et de l’admiration, où la question de la différence (dans l’égalité) intervient à nouveau. A la lire et à lire ses émules, y compris les lesbiennes, l’amour paraît se réduire au désir charnel, ce qui est faux : on peut désirer sans aimer, c’est tout. Par contre, il s’accompagne, selon moi, quand il existe vraiment (ce qui n’est pas aussi fréquent qu’on le dit, pour diverses raisons) d’une forme spécifique d’admiration, avec sa particularité : alors que le désir, quel qu’il soit, vous rapproche de l’autre, l’admiration paraît dans un premier temps vous en éloigner et couper l’élan : « On est saisi d’admiration ». Or ce n’est pas le cas dans l’admiration qui accompagne « l’amour-désir » : elle est spécifique, elle accroît l’amour paradoxalement et, surtout, elle ne vous met pas en position d’infériorité vis-à-vis de l’être aimé : elle vous emporte au contraire vers lui en lui ajoutant ou en lui reconnaissant des qualités inédites, qui ne sont pas seulement physiques ou affectives – ce qui ajoute à l’amour-désir une lumière supplémentaire qui l’enrichit et ne vous fait en rien de l’ombre, comme le croient les féministes en question qui voient de la domination masculine oppressive partout. Elle l’alimente par un effet qui le fait échapper à l’épuisement qui le guette parfois, d’autant plus qu’il peut rebondir en plusieurs occasions de la vie de l’autre [11]. Et ce processus peut fonctionner dans les deux sens, bien évidemment, l’homme pouvant admirer celle qu’il aime : c’est la différence dans l’égalité à nouveau, ou dans la réciprocité, qui peut donner lieu à cette camaraderie, à cette complicité ou à cette amitié (sentimentale) dont parle justement Beauvoir.
On comprendra ensuite et pour conclure, quelles sont les qualités féminines que je mets en avant et qu’il faut mettre en avant, quitte à paraître verser dans le charme de l’utopie, ce que je récuse : la douceur, la tendresse, l’affectivité donc, la sensibilité, la réceptivité ou la qualité d’accueil, une moindre agressivité, une faible volonté de puissance et donc de rivalité inter-individuelle, l’aptitude à la pitié, la capacité d’écoute, l’ouverture à l’autre, dès lors la capacité d’aimer (et pas seulement celle de s’aimer soi) qui déborde largement la sphère de l’« amour-amoureux » ou de la famille, et qui peut s’investir dans l’amour de l’humanité en général sous la forme d’un humanisme clairement politique et pas seulement verbal, déclaratif et grandiloquent, voulant donc permettre aux êtres humains de réaliser leurs capacités (et leurs besoins). Cela suppose que l’on revoit un peu la base sur laquelle Marx (avec Engels) avait entamé son parcours communiste en critiquant les membres de la « Ligue des justes », avec leurs motivations charitables, les communistes « critico-utopistes et, plus largement, en dénonçant la place qu’on peut et doit donner aux sentiments et à la morale dans ce cadre, place qui est beaucoup trop abandonnée dans la théorie politique aujourd’hui [12]. Car si ces capacités humaines (mais aussi ces besoins) sont potentiellement présentes en l’homme (au sens générique du terme) de telle sorte que rien n’empêche les êtres humains de les faire vivre en les actualisant, encore faut-il admettre que ce changement et même ce progrès anthropologique ne tombera pas du ciel : en dehors des changements positifs que nous avons déjà connus dans l’histoire, y compris parfois sur la base de sentiments d’origine religieuse, c’est à l’instance de l’éducation de jouer un rôle essentiel : l’homme est aussi ce qu’on fait de lui en l’éduquant ou pas, et cette éducation doit reposer sur des bases morales universelles fondées sur le respect de la personne humaine dans tous les domaines où son existence est en jeu. Je ne développe pas ce point, l’ayant fait ailleurs, mais cela suppose que l’on comprenne que la politique est aussi une affaire d’idéal comme Condorcet le prônait. C’est pour quoi je terminerai cette réflexion en citant justement deux strophes du Fou d’Elsa qui disent cela à leur manière, poétique, et dont je rappelle une dernière fois qu’il ne s’agit pas vraiment d’une prédiction factuelle malgré ses déclarations qui semblent relever d’un constat sur le présent humain et d’une anticipation sur le futur, mais d’un souhait normatif (voire d’un impératif) dont j’ai essayé de montrer qu’il est parfaitement crédible, susceptible de se réaliser et qu’en le faisant sien on contribue à sa réalisation :
L’avenir de l’homme est la femme
Elle est la couleur de son âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Il n’est qu’un noyau sans le fruit
Sa bouche souffle un vent sauvage
Sa vie appartient aux ravages
_ Et sa propre main le détruit
Je vous dis que l’homme est né pour
La femme et né pour l’amour
Tout du monde ancien va changer
D’abord la vie et puis la mort
Et toutes choses partagées
Le pain blanc les baisers qui saignent
On verra le couple et son règne
Neiger comme les orangers
Pour que l’homme ne soit pas l’avenir de la femme. Yvon Quiniou. L’Harmattan.
[1] Un bilan mondial devrait être, hélas, très sévère, surtout sans les pays où la religion est dominante et, spécialement dans les pays arabes où domine l’Islam, religion particulièrement misogyne, mais pas seulement.
[2] C’est le cas de la question de la parité dans les listes électorales, quelles qu’elles soient. Autant le droit à cette parité, c’est-à-dire la possibilité pour les femmes d’être représentées en nombre égal avec les hommes dans les assemblées élues, est évident, autant le fait qu’on doive le mettre en œuvre nécessairement peut, tel quel, faire problème car c’est la compétence, spécialement acquise, qui doit entrer en ligne de compte, sous peine de démagogie. Mais inversement, on peut penser que seule cette parité peut permettre aux femmes de représenter leurs intérêts et de se prononcer sur les intérêts de tous au même titre que les hommes ! Et il est vrai que la parité peut faire acquérir cette compétence.
[3] C’était le cas déjà dans d’autres sociétés à d’autres périodes de l’histoire, comme dans l’Antiquité grecque à l’époque de Platon pour l’homosexualité, spécialement masculine.
[4] Le deuxième sexe, op. cité, t. II, p. 651
[5] Je pourrais illustrer cela par de nombreux exemples de penseurs connus dans l’histoire de la philosophie, ayant réfléchi sur l’homme, avec leur pessimisme propre.
[6] Même si on peut en contester le statut, le contenu et l’extension.
[7] Elle a même avoué récemment, après ses nombreux succès littéraires et financiers, s’être « embourgeoisée » sans regret !
[8] « Instinct » ou « pulsion » sont équivalents ici. Sur cette extrapolation, voir ce que j’en dis dans L’inquiétante tentation de la démesure (L’Harmattan), avec, en particulier, son dialogue avec Einstein.
[9] J’ai indiqué plus haut qu’il y avait des traits attribués à l’homme qu’on peut retrouver chez la femme, dans la vie de couple par exemple, et qu’un phénomène comme la passion amoureuse peut donner lieu à des excès comparables ! Il arrive que l’on tue par amour, sur la base de la jalousie, de la frustration ou de la déception !
[10] Ib.
[11] Pour une analyse plus complète, voir ce que j’en dis dans mes Fragments de l’amour (Editions de l’Egaré).
[12] Chez Marx on refusera ce qu’il en dit dans L’idéologie allemande quand il affirme que « les communistes ne prêchent d’ailleurs pas de morale du tout ». Ce propos, qu’on a repris aveuglément est contredit par toute son œuvre dans ce qu’elle comporte de critique normative du capitalisme sur un plan spécifiquement humain et dans l’exigence morale de son dépassement, en dehors de son analyse scientifique et matérialiste du capitalisme.