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Pour une bibliothèque chinoise
Par Jean Ristat

Pour une bibliothèque chinoise (I)

Qui donc écrit à propos de l’opinion des Européens à l’égard
des Chinois : « À chaque instant, on est exposé à entendre
ou à lire les choses les plus contradictoires touchant ce
peuple remarquable. »
 ? Un missionnaire de la congrégation de
Saint-Lazare, en 1854, le père Huc. Son livre l’Empire chinois
peut se lire, aujourd’hui encore, avec intérêt et délectation. Outre
les informations historiques sur la vie en Chine dans les dernières
années de l’Empire (l’organisation de la société, du gouvernement,
l’éducation, la justice, l’écriture, les systèmes religieux
et philosophiques, etc.), le lecteur y trouvera – je l’espère – le
« plaisir du texte ». Car le père Huc est aussi un remarquable
conteur et un excellent portraitiste. Il saisit ses personnages en
situation, sur le vif – avec humour souvent. Un enfant ne lui
apprend-il pas à lire l’heure dans l’oeil d’un chat ? Baudelaire
s’est inspiré de cette anecdote dans un de ses Petits Poèmes en
prose, l’Horloge. L’Empire chinois n’est pas un manuel scolaire,
pas plus qu’une carte postale où l’exotisme trouverait un miroir
complaisant. Il s’agit du témoignage d’un homme honnête et
bon, à la curiosité intellectuelle acérée, « sans a priori »,
dirait-on aujourd’hui. Un chrétien en mission certes,
hostile au fanatisme politique, c’est-à-dire aux socialistes :
« Le parti des socialistes est un parti fanatique » ; mais
aussi hostile au fanatisme religieux. Ce qui lui permet
de faire montre d’un anticolonialisme assez inattendu :
on dit que les Chinois sont xénophobes ? Mais « il faut
convenir qu’ils ont sous les yeux des faits peu propres
à les tirer de cette persuasion… Que voient-ils autour
d’eux ? Les Européens, maîtres partout où ils ont pénétré,
et les naturels soumis à une domination souvent très peu
conforme aux lois de l’Évangile, de cette religion qu’on
cherche tant à propager chez eux »
. Lisant cela, je ne
pouvais m’empêcher de penser au récit de Pierre Loti, les
Derniers Jours de Pékin, récit par moments hallucinant,
au sens littéral du mot. Et je balançais, le lisant, entre la
fascination de l’horreur, la nausée et le dégoût, la honte.
Hugo a dit ce qu’il fallait sur les exactions commises à
Pékin par les Européens, pillards, incultes et inhumains…
Par exemple, lors de la seconde expédition sous la direction
de lord Elgin et du général Cousin de Montauban, le
sac du palais d’été… Membre du corps expéditionnaire
occidental pendant la guerre des Boxers en 1900, Loti
relate pour le Figaro du 24 septembre 1900 au 4 mai 1901
son arrivée à Pékin et son séjour dans la Cité interdite.
Sept puissances, sous la direction du général allemand
Waldersee, (les alliés), se sont coalisées pour continuer
après les deux précédentes guerres de l’opium (1842 et
1856-1860) le démembrement de l’empire chinois. Pierre
Loti est un militaire. Son récit le laisse transparaître
sans doute malgré lui, et, parfois, la complicité du sabre et du
goupillon… s’étale sans vergogne. « Pendant que je suis à causer
avec l’évêque, dans le parloir blanc, le maréchal
(Walderse)
arrive. Il reparle de l’incendie de son palais, naturellement, et,
avec sa délicate courtoisie, il veut bien nous dire que, de tous les
souvenirs perdus par lui dans le désastre, ce qu’il regrette le plus,
c’est sa croix française de la Légion d’honneur. »
Mais il ne faut
pas, à mon avis, s’arrêter sur ces passages obligés, sur quelques
couplets cocardiers. Loti est mal à l’aise. L’expression de barbares
occidentaux revient à plusieurs reprises sous sa plume. Tout son
texte est hanté par la mort, la sauvagerie des envahisseurs. Sur
la route qui le conduit à Pékin ce ne sont que cadavres, souvent
mutilés : « Dans une de ces cours, où nous venons d’entrer, un
chien galeux travaille à tirer, tirer quelque chose de dessous des
piles d’assiettes cassées : le cadavre d’un enfant dont le crâne est
ouvert. Et le chien commence à manger ce qui reste de chair
pourrie aux jambes de ce petit mort. »
À quelques kilomètres de
Pékin, il visite le Temple du ciel, « lieu impénétrable », jusqu’à
cette date réservé aux empereurs seuls, non sans un douloureux
sentiment de profanation, pour le « solennel sacrifice » annuel
aux dieux. Il cite, en note, que « le parc même était interdit aux
barbares d’Occident depuis qu’un touriste européen, homme de
toutes les élégances, s’était faufilé dans le temple pour faire des
ordures sur l’autel »
. Le voici, un peu plus tard, qui entre dans
les faubourgs d’une ville dévastée, dans le froid, les ténèbres : la
mort, la mort, la mort partout – le ciel noir, la poussière dans
les yeux, la bouche… des têtes coupées au milieu de la vaisselle
précieuse sur laquelle marchent les soldats. Le voici encore un
peu plus tard, cette fois dans la ville impériale, dans un kiosque
dominant le fameux lac des lotus et le pont de marbre, puis dans
la petite chambre très obscure où une « discrète odeur de thé »,
de fleurs séchées et de vieille soierie se dégage, celle de l’invisible
empereur, fils du Ciel… Derrière, il y a ses appartements privés où
les meubles sont en ébène : on y trouve un piano, un harmonium,
« une grande boîte à musique jouant des airs de nostalgie chinoise,
avec des sons que l’on dirait éteints sous les eaux d’un lac »
.
Au moment de sortir, « nos ordonnances […] se jettent en riant
sur le lit aux rideaux couleur de ciel nocturne »
. Et l’un d’eux,
« avec une voix gaie et l’accent gascon : “Comme ça au moins
mon vieux nous pourrons dire que nous nous sommes couchés
dans le lit de l’empereur de Chine !” »

La Chine, depuis le XIIIe siècle (avec le récit de Marco Polo),
hante l’imaginaire occidental. Le père Huc a raison de rappeler
qu’elle a le statut « d’un peuple très anxieux et fort singulier, un
peuple à part dans le monde »
et que les idées la concernant sont
« contradictoires ». Voltaire en trace « avec amour et prédilection
un tableau ravissant »
. Montesquieu « la peint des couleurs les plus
sombres […] toujours courbée sous un despotisme abrutissant
et se mouvant comme un vil troupeau au gré de son empereur »
.
À ma connaissance, Montesquieu n’a jamais mis les pieds en
Chine comme un certain nombre de nos contemporains tout
occupés qu’ils sont à lire les avis des gens autorisés, brandissant
la bannière des droits de l’homme et des sacro-saintes valeurs
« occidentales ». Y aurait-on d’ailleurs mis le bout de la chaussure
ou d’un dollar que cela ne changerait rien à l’affaire : tout
dépend de ce qu’on veut y voir et de ce qu’on y cherche… Aussi
me suis-je persuadé que parler de la Chine, ne serait-ce que pour
s’en approcher, exigeait un minimum de réflexion sur son écriture
et la connaissance des grands textes de sa littérature en langue
classique et en langue populaire. Pour ce qui est des romans dits
populaires, on trouvera dans la Bibliothèque de la Pléiade les
plus fameux, pour la plupart, pour la première fois en traduction
intégrale : le Pèlerinage vers l’ouest, Fleur en fiole d’or, Au bord
de l’eau et le Rêve dans le Pavillon rouge, que Mao Zedong
inscrivait parmi les cinq trésors de la Chine. La célèbre Histoire
des trois royaumes se trouve aisément aux éditions You Fen. La
littérature en langue classique qui couvre la période qui va de
Confucius (551-479 av. J.-C.) jusqu’à la chute du régime impérial
en 1911 était, en France tout au moins, peu ou pas traduite ou
dispersée dans des revues ou des publications spécialisées et difficiles
d’accès pour les non-sinophones. La nouvelle collection des
éditions les Belles-Lettres, « Bibliothèque chinoise », vient combler
ce manque. À côté du fonds gréco-latin bilingue à la couverture
jaune vient donc s’ajouter, bilingue lui aussi, le domaine chinois
à la couverture bleue. Sept titres ont déjà paru, neuf autres sont
à venir, le dernier est disponible ces jours-ci en librairie : Écrits
de Maître Guan
, les Quatre Traités de l’art de l’esprit. Ils datent
de l’époque des royaumes combattants entre le IVe siècle et la fin
du IIe siècle avant notre ère et peuvent être considérés comme les
textes inauguraux du taoïsme, selon Romain Graziani qui les a
traduits et présentés. Il faut dire tout de suite que ces ouvrages
sont précédés le plus souvent de longues introductions et que le
lecteur a, pour faciliter sa lecture, des notes, cartes, chronologie
et glossaire. Le classique la Dispute sur le sel et le fer a retenu
particulièrement mon attention. Il m’a semblé de nature à éclairer
notre réflexion sur les problèmes politiques, économiques et
sociaux de ce début du XXIe siècle. Il date pourtant, me dira-t-on,
de la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère (81 av. J.-C.). Cette
édition intégrale de la Dispute est la première en langue occidentale.
En 1978, cependant, Jean Lévi en avait donné une traduction
partielle chez Seghers qu’il qualifie aujourd’hui d’adaptation
libre du texte avec de nombreuses omissions. Georges Walter
l’avait préfacée brillamment : « Force nous est de constater que le
propos [de la Dispute] est plus actuel qu’exotique, plus moderne
que vénérable […] que les Chinois discutaient, en 81 av. J.-C.,
du prix des mandarines et de la pénurie de logements ; qu’ils se
demandaient si les inconvénients du progrès ne font pas payer
trop cher ses avantages… »
De quoi s’agit-il donc ? D’un débat –
d’une dispute – sur la nécessité ou non de maintenir le monopole
de l’État sur le sel et le fer entre, d’un côté, les tenants du pouvoir,
à savoir le grand secrétaire Sang Hongyang et le premier ministre
et, de l’autre, les lettrés et les sages confucéens.

La compilation de l’affrontement est due à Huan Kuan,
qui avoue dans l’Épilogue de la Dispute : « Il y eut des discussions
[…] et quoique nous ne les ayons pas consignées
in extenso, on peut s’en faire une idée d’ensemble. Hélas,
tous ces discours se dissipèrent en fumée. Personne ne
songea à mettre en application les suggestions qui avaient
été faites. »
Il a sans doute divisé le texte en chapitres, ajouté
des titres. Cela prouve-t-il qu’il a « fabriqué postérieurement
 »
un débat, une « sorte de bréviaire confucéen » du
bon gouvernement ? Et peu importe. Comme l’écrit Jean
Lévi « pour imaginer un dialogue de cette nature, il faut
avoir dans l’oreille […] des controverses réelles et être
parfaitement rompu aux arguties des différents courants »
.
Même si Huan Kuan découpe la discussion afin que les
Lettrés aient le dernier mot, « c’est la Dispute elle-même
qui a dicté sa loi au transcripteur »
.

Tout se passe comme si nous assistions à une représentation
théâtrale. Voyons le décor. Nous sommes
dans la grande salle d’audience du palais de l’Ouest à
Chang’an, capitale de l’Empire. On imagine les plafonds
de bois précieux incrustés de corail, les murs enduits de
cinabre, les images de dragons… Et les gardes, les grands
officiers, les « carillons des sceaux de jade suspendus
aux ceintures »
. Sur une estrade, assis sur une natte de
jonc souple, le petit empereur Zhao âgé de douze ans
que manipule le généralissime Huo Guang à la tête du
conseil privé, ennemi mortel du grand secrétaire Sang
Hongyang qui partage avec lui la régence. Le premier
ministre qui ne dira pratiquement pas un mot durant
la Dispute est un affidé de Huo Guang. Enfin, les Sages
et les Lettrés, choisis par la cour, au nombre de soixante. Ils
ont, écrit Jean Lévi, « pour certains, parcouru plus de deux
mille kilomètres en relais de poste pour se rendre à la capitale.
Ils portent des robes longues pas toujours très fraîches, qui font
contraste avec la splendeur des soieries environnantes, de larges
ceintures et de hauts bonnets noirs »
.

L’empereur Zhao succédait à Han Wudi qui régna pendant
plus d’un demi-siècle. Règne glorieux certes puisque ce grand
empereur agrandit, établit et unifia l’Empire du milieu par ses
conquêtes nombreuses « jusqu’aux bornes du monde ». C’est
lui qui jeta les bases du système de recrutement des mandarins
par des concours. Il fit du confucianisme la doctrine officielle
de l’empire. Il ouvrit des routes, perça des canaux, édifia des
villes et, nous explique Jean Lévi, « centralisa l’administration
[…] réforma le calendrier, […] institua des écoles »
, une académie
impériale. « Les échanges se multiplièrent entre la Chine et les
riches contrées de l’ouest, le commerce et l’industrie en furent
stimulés, et, avec eux, le goût des arts d’agrément et du luxe. »

Mais il y a un terrible revers à cette belle médaille. Les campagnes
militaires incessantes et les grands travaux épuisèrent
la population accablée d’impôts. Sous son règne encore, le
fleuve Jaune rompit ses digues et recouvrit les régions les plus
fertiles de l’Est. Il fallut attendre vingt-sept ans pour colmater la
brèche ! Enfin, il était cruel, superstitieux, mégalomane on s’en
doute, et paranoïaque. Il institua le délit de « désapprobation
dans son for intérieur »
qui lui permettait, sous n’importe quel
prétexte – silence, mimique – de tuer ou de conduire au suicide
qui bon lui semblait. Il va mener pratiquement à son terme le
processus de centralisation des pouvoirs, une fois l’unification
de l’empire effectuée. Sur cette question, je renvoie le lecteur à
l’excellente introduction de Jean Lévi.

C’est sous son règne que Sang Hongyang, aidé par deux gros
industriels, en 119 av. J.-C., mit en place le monopole sur
le sel et le fer de sorte que « c’était moins l’État qui contrô
lait le commerce et l’industrie que les riches négociants et les
entrepreneurs qui faisaient main basse sur l’État »
. La devise
que nous connaissons bien, hélas, aujourd’hui, devint la règle :
« faire du profit ». Jean Lévi a raison de souligner que « la Dispute
accuse tous les traits du discours politique contemporain
jusqu’à la caricature »
. Prenons quelques exemples. Les Lettrés :
« Avant l’instauration des monopoles d’État, le pays n’était-il pas
prospère ? À présent qu’ils sont établis, il souffre. […] Le profit
ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des
entrailles de la terre ; il est entièrement tiré de la sueur et du sang
du peuple. »
Autre intervention des sages qui va dans le même
sens : « Le duc Ling de Wéi, alors qu’on se trouvait au coeur de
l’hiver et qu’il gelait à pierre fendre, leva des paysans pour creuser
des étangs et des lacs artificiels. Hai Chun le critiqua en ces
termes : “L’hiver est extrêmement rigoureux. Le peuple souffre de
la faim et du froid. Je vous supplie de mettre fin à la corvée.” Le
duc répondit : “Il fait froid ? Et comment se fait-il que moi je ne le
sente pas ?” »
À toutes ces remarques, le Grand Secrétaire répond,
généralement, que « ceux qui dissertent le mieux de la vertu ne
sont pas toujours ceux qui en ont le plus, car il est toujours plus
facile de parler que d’agir »
. En fait, tout les oppose. Le Grand
Secrétaire est favorable au développement du commerce et de
l’industrie aux dépens de l’agriculture, contrairement aux lettrés.
Il veut stimuler les échanges et le commerce international. Les
lettrés sont pour un système autarcique et considèrent que les
marchandises étrangères sont un facteur de corruption. Ils prônent
un mode de vie frugal tandis que le grand secrétaire exalte le luxe
avec lyrisme. « Mules, ânes et chameaux franchissent les passes en
longues caravanes, alezans et chevaux pommelés viennent remplir
nos haras ; marmottes, zibelines, renards, couvertures bariolées
et tapis chamarrés s’entassent dans les magasins impériaux ;
jades précieux, coraux, cristaux font maintenant partie de nos
trésors. »
Il ne veut pas entendre parler d’aide aux plus démunis :
c’est inviter à la paresse et au gaspillage. Nous connaissons ce
discours… Les lettrés demandent une redistribution modérée des
richesses. Le grand secrétaire veut une législation pénale renforcée
 ; il est partisan, pour la politique extérieure, de développer
les forces militaires alors que les lettrés vantent la conciliation et
le pacifisme. Ils pensent que l’action politique doit être guidée
par la morale, ce dont le grand secrétaire se moque. Il n’a rien
à faire de la vertu, et seules la fortune, la position sociale ont de
l’importance. Enfin, le passé n’est pas pour lui un modèle alors
que les sages et les lettrés se réfèrent sans cesse à l’Antiquité,
aux souverains modèles Yao et Shun, à Confucius, etc. Pour les
lettrés, le yang, principe lumineux, est prévalent. Il commande
les rapports hiérarchiques et modèle les rapports sociaux. Sang
Hongyang affirme la prééminence du yin, élément féminin, secret.
Pour le grand secrétaire, l’univers est mu par le profit.

Je ne fais que résumer, à très grands traits, des débats évidemment
un peu plus subtils et parfois ambigus. Les lettrés, pour
donner un exemple, font preuve d’un antimercantilisme propre à la
tradition chinoise et, pourtant, ils affichent une position méprisante
à l’égard des paysans : « […] seul le sage est habilité à régner sur
le vulgaire, dont l’unique raison d’être est de nourrir le sage. Si
les intellectuels labouraient la terre et négligeaient l’étude, mais
où irait-on ! »
La Dispute est un texte en perpétuelle tension et
souvent d’une grande violence. Ainsi, le grand secrétaire peut-il
s’écrier, en s’adressant aux Lettrés : « Ramassis de campagnards et
de culs terreux qui ne comprenez rien à rien ! Vous êtes comme des
ivrognes qui viennent juste de cuver leur vin. On perd son temps
à discuter avec vous ! »
Et, plus tard, les Lettrés l’invectivent :
« Quant à vous, qui bafouez le droit et la morale pour voler au
secours de vos supérieurs, épousant servilement leurs erreurs et
sacrifiant l’avenir du pays à votre opportunisme, si vous n’étiez
qu’un fonctionnaire subalterne, vous auriez déjà subi les plus
lourds châtiments. Vous feriez mieux de vous tenir coi ! »

Dans les années 1970, les idéologues maoïstes, rappelle Jean
Lévi, virent dans la Dispute sur le sel et le fer l’opposition des
légistes et des confucéens. Cela se passait après le mouvement
Pilin pikong de critique de Lin Biao et de Confucius. Ainsi
peut-on relire la Dispute à la lumière de l’histoire du XXe siècle
comme le roman Au bord de l’eau. Ce dernier fit lui aussi l’objet
de vifs débats, son héros Song Jiang étant, si je ne me trompe,
accusé d’avoir suivi dans son ralliement à l’empereur une politique
révisionniste, ce qui, à mon sens, n’est pas tout à fait faux.

La Dispute sur le sel et le fer, Éditions des Belles-Lettres,
412 pages, 29 euros.

Écrits de Maître Guan, Éditions des Belles-Lettres,
90 pages, 25 euros.

Les Derniers Jours de Pékin, Éditions de l’Aube, 354 pages,
9,50 euros.

Au bord de l’eau est disponible en Folio, tomes 1 et 2, 22 euros.

Article paru dans Les Lettres françaises de décembre 2011.

Pour une bibliothèque chinoise (II)

Le mois dernier, j’ai invité mes lecteurs à traverser la
Chine en compagnie du père Huc, depuis le Tibet jusqu’à
Canton. Le voyage alors se fait le plus souvent en palanquin
 : « Nous ne tardâmes pas, en effet, à entrer dans un
pays montagneux, coupé de profonds ravins, où les chemins
n’étaient souvent que d’étroits sentiers en talus, formés de terre
glaise et détrempés par une pluie abondante »
 ; mais aussi en
jonque, sur le fleuve Bleu, le fleuve enfant de la mer comme
le nomment les Chinois. Mais, on le devine, ce périple n’est
pas sans dangers : le palanquin, par exemple, peut verser ou
la jonque, peu solide, prisonnière de la tempête, « se creuser
un tombeau dans les vagues »
. Le naufrage évité, restent les
cancrelats, « d’une telle impertinence que nous fûmes obligés
de passer la nuit tout entière à leur donner la chasse »
. Mais il
y a aussi les splendides demeures et leurs jardins, tel celui du
palais communal de Kien-tcheou qui pourrait rivaliser avec
celui de Soe-ma-kouang (historien, premier ministre sous la
dynastie des Song, fin du XIe siècle) : « La lune est déjà levée
que je suis encore assis ; c’est un plaisir de plus. Le murmure des
eaux, le bruit des feuilles qu’agite le vent, la beauté des cieux
me plongent dans une douce rêverie. Toute la nature parle à
mon âme, je m’égare en l’écoutant, et la nuit est déjà au milieu
de ma course que j’arrive à peine sur le seuil de ma porte. »

Nous allons laisser le père Huc (il parcourut la Chine trois
fois, de 1838 à 1852, date à laquelle il débarque, en juin, à
Marseille) et faire la connaissance d’un autre missionnaire,
un jésuite italien, Guiseppe Castiglione (1688-1766), peintre
et architecte à la cour de Chine – Michèle Pirazzoli-T’Serstevens
remarque, à juste titre, dans son beau livre consacré à
Castiglione, qu’en Occident il demeure largement méconnu :
« L’oeuvre du peintre n’a été connue hors de Chine qu’au
XXe siècle, celle de l’architecte le fut plus tôt, mais à travers les
gravures des palais européens qui la déformaient largement. »

Je l’ai, pour ma part, découverte tout récemment, à l’occasion
de la grande exposition, « la Cité interdite », au musée du
Louvre. Un rouleau vertical, encre et couleurs sur soie, Message
d’un printemps de paix, datant de la période où régnait
l’empereur Qianlong (1736-1795) retiendra particulièrement
l’attention. Castiglione y aurait représenté le futur Qianlong
recevant des mains de son père, alors l’empereur Yongzheng,
un rameau fleuri – allégorie de la transmission du pouvoir.
Qianlong aimait particulièrement cette peinture et l’avait
encollée sur la cloison d’une pièce jouxtant son cabinet de
travail. Le portrait de l’empereur Qianlong à cheval en armure
de cérémonie (1739), encre et couleurs sur soie, rappelle
évidemment que le « but de la peinture est la mise en images
immédiate de toutes les activités du souverain sur l’ensemble
du territoire »
(Hu Jing, 1769-1841). Sa filiation avec l’Occident
est claire et flattait l’empereur. Mais on admirera également
le Poulain tout à son aise (1743) et les peintures qui firent de
Castiglione le maître incontesté de la peinture de chevaux à la
cour des Qing. Jean-Paul Desroches dit justement « qu’il savait
communiquer à la vérité anatomique un souffle de vie »
. Les
plus fameux des ensembles, les Dix Coursiers – dix rouleaux
verticaux partagés entre les musées des palais de Pékin et de
Taipei –, représentent les chevaux donnés par les chefs mongols
à Qianlong, « dans le style transmis d’Occident », ainsi que le
décrivait l’empereur dans un poème à la gloire de son cheval,
Ruyiang, « selon mon désir ».

Castiglione s’inscrit dans la tradition de la peinture de chevaux
en Chine, du VIIe au XIVe siècle, mais ce qu’il « apporte
de nouveau tient essentiellement au travail sur les matières,
sur la couleur et sur l’expressivité des têtes, en particulier
des yeux »
. M. Pirazzoli ajoute qu’il est le premier en Chine
« à rendre le modelé et la chaleur du corps de l’animal, les
veines sous sa peau fine, le satiné de sa robe et, de façon aussi
tactile, les poils de sa crinière et de sa queue »
. Notons seulement
que le sexe n’est jamais représenté. Je ne peux évidemment
m’attarder davantage sur Castiglione, mais l’émotion
ressentie devant ses oeuvres m’incite à recommander la visite
à l’exposition du Louvre (jusqu’au 9 janvier). Un dernier
mot, cependant. Castiglione arrive à Pékin en 1715, où règne
Yongzheng. Rappelons qu’en 1644, les Mandchous se sont
emparés du trône. La dynastie Qing s’achèvera en 1911. Le
second souverain mandchou, Kangxi (1662-1722), tentera de se
concilier les lettrés chinois en respectant la tradition néoconfucéenne,
tout en marquant son identité mandchoue : il aimait la
chasse, les prouesses guerrières et était curieux de tout ce que
la culture européenne pouvait lui apporter dans le domaine
des sciences, des techniques et des arts. Il était tolérant : il se
fait le protecteur, en 1692, du christianisme. Des églises s’élèvent
un peu partout. Les jésuites lui enseignent l’astronomie,
les mathématiques et la musique… Il est un fin politique et
sous son gouvernement, s’accorde-t-on à dire, l’empire est en
paix. Cependant, les querelles entre missionnaires au sujet des
honneurs rendus à Confucius vont, comme l’écrit le père Huc,
« refroidir le bon vouloir de l’empereur Kangxi et excitèrent
plusieurs fois sa colère »
– les dominicains et les franciscains
crient au « scandale, à la superstition, à l’hérésie ». Et la Bulle
de Clément XI, en 1715, condamnant les rites chinois provoqua
une violente – et légitime – colère de Kangxi : « Ayant lu
cette proclamation, je me demande comment ces Occidentaux
incultes peuvent parler des grands principes (philosophiques
et moraux) de la Chine. […] Je constate finalement que leur
doctrine est du même genre que les petites hérésies des bonzes
bouddhistes et des moines taoïstes. […] J’interdis à partir de
maintenant que les Occidentaux propagent leur doctrine en
Chine. »
La Compagnie de Jésus était jalousée par les autres
ordres missionnaires. « Tous les missionnaires, à la réserve de
ceux qui étaient à Pékin, sont chassés de l’empire, les églises
sont ou démolies ou destinées à des usages profanes »
, écrit
le père Gaudil.

C’est dans ces circonstances que Castiglione arrive à Pékin.
Malgré tout, il est présenté à l’empereur qui lui commande
de peindre un chien. « Impressionné, Kangxi lui donne des
disciples à former »
(Michèle Pirazzoli). Très vite, Castiglione
prendra un nom chinois, Lang Shining, et travaillera donc pour
trois empereurs. Sous le règne de Yongzhen, pourtant adepte
du bouddhisme chan, il connaîtra la plus grande liberté et
donnera deux chefs-d’oeuvre, Nombreux Signes de bon augure,
Arrangement floral dans un vase, et Cent Coursiers. Ensuite,
sous Qianlong, Castiglione, peintre de cour, peint sur ordre
de l’empereur. Le Français Jean-Denis Attiret, autre jésuite
arrivé à la cour en 1739 (quelques-unes de ses oeuvres sont à
l’exposition sur la Cité interdite au Louvre), pouvait écrire :
« Nous faisons d’abord les dessins ; [l’empereur] les voit, les
fait changer, réformer, comme bon lui semble… »
Cela dit,
grâce à Castiglione « des éléments de la tradition occidentale
[…] ont été intégrés, parfois plus ou moins déformés, dans la
tradition picturale chinoise »
(M. Pirazzoli). Même si, pour les
Occidentaux, Castiglione est chinois, « ils ne voient pas que
[…] celui-ci a développé, en Chine, un style profondément
personnel, […] une oeuvre […] qui ne se confond en effet avec
celle d’aucun autre artiste, chinois ou européen ».

J’invite maintenant mon lecteur à faire entrer dans sa
bibliothèque chinoise un ouvrage qui vient de paraître dans
la fameuse collection Connaissance de l’Orient , chez
Gallimard, Ce dont le maître ne parlait pas. L’auteur du
livre, Yuan Mei, vécut sous le règne de l’empereur Qianlong
dont nous venons d’évoquer – à grands traits – les rapports
avec Castiglione. Si Castiglione jouissait des faveurs de l’empereur,
celui-ci venait souvent dans son atelier le regarder
peindre, il n’en fut pas de même avec Yuan Mei (1716-1798).
Il fut pourtant l’une des gloires du siècle, mais sa personnalité
comme ses écrits suscitèrent souvent le scandale. Il fut
« aussi furieusement attaqué que passionnément admiré »,
affirment ses traducteurs, Chang Fu-Jui, Jacqueline Chang
et Jean-Pierre Diény.

Arrêtons-nous un instant pour signaler que ce livre est
le cent vingt et unième publié dans une collection créée par
René Étiemble et dirigée par son successeur, Jacques Dars,
jusqu’à sa mort en décembre 2010. On doit à celui qui fut
l’un des plus grands sinologues français la traduction de plus
d’une dizaine d’ouvrages. Citons les Carnets secrets de Li
Yu
(Picquier), Randonnées aux sites sublimes et Contes de
la montagne sereine
(tous les deux chez Gallimard), et naturellement
l’admirable roman Au bord de l’eau. Je ne peux
que reprendre pour lui rendre hommage les propos d’André
Welter : « Le traducteur le plus inventif, le plus éblouissant,
des grandes oeuvres classiques chinoises […]. Il fut sa vie
durant un être hors normes, facétieux et grave, à l’image de
ces vagabonds taoïstes qu’il aimait tant. »

À suivre.

G. Castiglione, de Michel Pirazzoli,
Édition T’Serstevans Thalia, 226 pages, 59 euros.

Au bord de l’eau, Gallimard, La Pléiade, 2 volumes.
Ce dont le maître ne parlait pas, de Yuan Mei, Gallimard, (Connaissance de l’Orient), 368 pages, 24,50 euros.

Les Lettres françaises du 5janvier 2012. Nouvelle série n° 89

http://www.les-lettres-francaises.fr/


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