Comme il l’annonce dans sa préface, avec ce recueil de textes d’Antonio Gramsci, Martin Rueff s’en prend à un « mythe qui a la vie dure », celui qu’aurait créé Togliatti selon lequel « Gramsci aurait été avant tout un homme de parti » [1]
Pour ce faire, après une biographie qui expédie en quelques mots la responsabilité de Gramsci comme dirigeant du Parti communiste italien, supposée bien connue du lecteur français, Martin Rueff choisit quasi-exclusivement des textes de la période 1917-1918, écrits sous la menace de la censure liée à la guerre, et dont - nous dit-il - Gramsci avait refusé la publication en recueil, considérant de ces pages qu’elles « devaient mourir après le jour ». Fait regrettable, est exclu du recueil l’article Révolution contre le Capital, rédigé à l’annonce de la Révolution d’Octobre, pourtant majeur par la clairvoyance qu’il manifeste ("Ce sera au début le collectivisme de la misère, de la souffrance", écrit Gramsci).
Un seul article hors de la période 1917-18 a été sélectionné, Les ouvriers de la Fiat (des hommes en chair et en os), en date du 8 mai 1921, en l’honneur des ouvriers de Fiat reprenant le travail « exténués physiquement », « parce que cela faisait des semaines et des mois que leurs salaires avaient été réduits et ne suffisaient plus au soutien de la famille, et pourtant ils ont résisté pendant un mois », « complètement coupés de la nation », où Gramsci se fait l’écho de la défaite des ouvriers turinois, après une grève contre les licenciements. « Complètement coupés de la nation », ces simples mots ne portent-ils pas en germe sinon ses analyses ultérieures, du moins l’obsession de Gramsci à tirer des leçons de la défaite des années dites du bienno rosso, celles des conseils ouvriers turinois ?
Relevons aussi Risorgimento et unité italienne, qui montre que si Gramsci combat l’économisme, il ne bascule pas pour autant dans le volontarisme aveugle d’une vision niant la place de l’économie. « C’est où les progrès de la vie économique étaient le plus avancés que le débat fut le plus animé et qu’il se développa avec des idées plus claires et plus concrètes. On note une grande différence entre les propositions lucides et pratiques dont s’inspirent les auteurs de l’Italie septentrionale, et les idées vagues et nébuleuses qui dominent les écrits des méridionaux », écrit-il à propos de cette période où se constitue, partiellement, l’unité italienne. Et c’est par « sens des réalités » qu’il en appelle à l’initiative politique des « subversifs ».
On remerciera Martin Rueff pour avoir déniché ces vers de Pasolini extraits du poème Les cendres de Gramsci [2] :
Mais tout comme je possède l’histoire
L’histoire me possède ; j’en suis illuminé :
Mais à quoi sert cette lumière ?
(…)
Mais moi avec le cœur conscient
De ceux qui n’ont de vie que dans l’histoire
Pourrais-je jamais œuvrer avec une passion pure
Si je sais que notre histoire est finie
Finalement, on a l’impression que Martin Rueff a voulu dresser le portrait d’une grande conscience indignée, une sorte de Stéphane Hessel avant l’heure, un Gramsci même un tantinet méprisant lorsqu’il évoque « la masse des hommes qui abdique sa volonté, laisse faire… » (Les indifférents, 11 février 1917). Certes, Martin Rueff donne à voir une part de l’irréductible complexité du personnage, mais, en faisant abstraction des contextes, de l’itinéraire et de la maturation des réflexions, de « l’accumulation régulière des expériences » [3] jamais exposés, il fait le choix inverse de George Hoare et Nathan Sperber dans Introduction à Gramsci. On conseillera donc la lecture de ce dernier livre en préalable à ce recueil.
Pourquoi je hais l’indifférence. Antonio Gramsci. Traduit de l’italien et préfacé par Martin Rueff. Collection : Rivages Poche / Petite Bibliothèque
[1] Cette idée est assénée sans le moindre argument. Gramsci ne parle-t-il donc pas de lui lorsqu’il affirme : "L’homme politique en acte est un créateur ; il suscite, mais il ne crée pas à partir de rien et ne se meut pas dans la vie trouble de ses désirs et de ses rêves" (Cahier 13 § 16) ? Cité dans l’Introduction à Gramsci.
[2] Les cendres de Gramsci publié en novembre 1955 en Italie et traduit en français dans Poèmes 1953-1964, Gallimard 1972 et dans Poésies 1943-1970, Gallimard 1990, collection Du monde entier pour les 2 publications
[3] Cahier 13, § 36. Voir l’Introduction à Gramsci.