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Qu’est-ce que le marxisme ? Réflexions sur le livre Les marxismes, de Jean-Numa Ducange
Eric Le Lann

1 -Première partie : « L’invention du marxisme »

Dans cette première partie du livre Jean-Numa Ducange revient de manière très documentée sur la période 1878/1900, période durant laquelle selon l’auteur se constitue le « socle commun » qu’on appelle marxisme.

Pour Jean-Numa Ducange :
1/ Cette base posée dans les années 1880 est étroitement liée à la constitution et au développement de partis ouvriers indépendants et militants [1].
2/ La pensée de Marx ne peut être considérée comme étrangère à cette volonté de vulgarisation et parfois de simplification, Marx lui-même ayant eu recours à des formules simplificatrices.

La publication et la diffusion de l’ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique publié en 1880, version abrégée de l’Anti-Dühring paru un peu plus tôt, en est, selon l’historien, l’acte de naissance. Alors « le marxisme est bien né. Un grand récit se met en place ». « On peut évoquer à cette époque un « marxisme de masse (…) un marxisme à très large échelle, reproduit et diffusé par des organisations militantes structurées et hiérarchisées ». Jean-Numa Ducange parle de « haute ambition éducative ». L’objet de cette « haute ambition éducative » est l’appropriation critique du meilleur de la pensée humaine de l’époque [2].

Jean-Numa Ducange pose la question : ce travail de vulgarisation et de simplification n’aboutit-il pas finalement à « trahir la philosophie de Marx ? ». Il répond non : d’une part Marx « a livré à ses héritiers un certain fonds de formules qui s’adaptent à une interprétation simplifiante », d’autre part « opposer Marx et les marxistes n’est guère convaincant (…) Sans cette démarche visant à rassembler des citations et formules ramassées, Marx serait peut-être resté un socialiste parmi d’autres du 19ème siècle ».

Des liens se tissent alors entre le mouvement ouvrier et des concepts théoriques qui donnent à la classe ouvrière un mode d’appréhension de la réalité qui reconnait, soutient, encourage son rôle dans le développement de la société, dans l’histoire.

Si Jean-Numa Ducange attire l’attention à juste titre sur ce moment où se cristallise le marxisme, il se situe pleinement dans le prolongement de la démarche poursuivie par Marx et Engels depuis les années 1840. Dès cette époque, le « politiquement utile » évoqué par Jean-Numa Ducange à propos du « socle commun » est au cœur du dessein de Marx. En 1843, celui-ci énonce ainsi son projet : « de même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles » [3]. Suivront plusieurs décennies d’implication, et de rudes confrontations, dans le mouvement ouvrier, en Angleterre comme sur le continent européen.

Le « socle commun » et ses concepts théoriques seront rapidement l’objet d’affrontements quant à leur interprétation, dont la dimension politique est indéniable. Jean-Numa Ducange évoque brièvement ceux du début du 20ème siècle : « A les lire de près, et à étudier leurs pratiques politiques concrètes, les dirigeants comme Karl Kautsky se montrent « attentistes » : ils considèrent que les contradictions du capitalisme mèneront ce système tôt ou tard, à la catastrophe (…) En ce sens, le marxisme kautskien comprend une dimension fataliste : il s’agit moins de préparer une action révolutionnaire que d’attendre l’autodestruction du système ».

C’est cette lecture fataliste que Gramsci évoque dans l’article qu’il écrit en 1917 à l’annonce de la Révolution d’Octobre, article qu’il intitule « Révolution contre le Capital ». Il y reviendra à nouveau dans les Cahiers de prison, écrivant à propos de la notion de « lois » dans le marxisme et de l’anticipation : « En réalité, on ne peut prévoir « scientifiquement » que la lutte, mais non les moments concrets de cette lutte, qui ne peuvent pas ne pas être les résultats de forces en opposition et en continuel mouvement, forces qui ne peuvent en aucun cas être réduites à des quantités fixes, car en elles la quantité devient continuellement qualité. Dans la réalité, on prévoit dans la mesure où on agit, où on met en application un effort volontaire et où on contribue donc concrètement à créer le résultat « prévu ». La prévision se révèle donc, non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort qu’on fait, la manière pratique de créer une volonté collective. » [4].

Cette partie du livre nous aide à répondre à la question « qu’est-ce que le marxisme ? ».

On ne peut comprendre la démarche de Marx en dehors du rapport au mouvement de l’histoire. C’est pourquoi le marxisme, comme fait historique partie prenante d’une transformation de la réalité, ne se résume pas aux textes de Marx. Gramsci l’exprimera ainsi au siècle suivant : « Qu’une masse d’hommes soit amenée à penser d’une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d’une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. » [5].

Cette conception fonde aussi la critique que Domenico Losurdo formulait à l’encontre de l’idée d’une « découverte du continent histoire » par Marx, formule utilisée par Louis Althusser : « Marx a insisté à plusieurs reprises sur le fait que sa théorie est l’expression théorique de processus et de mouvements réels. Avec Althusser, un glissement vers l’idéalisme s’opère. Le matérialisme historique est vu comme le résultat du génie d’un seul individu. Après la découverte du « continent mathématique par les Grecs » et du « continent physique par Galilée et ses successeurs » Marx se lance à la découverte du « contient de l’Histoire ». Après avoir maintes fois reproché à l’humanisme de dissimuler la lutte des classes, c’est maintenant Althusser lui-même qui fait disparaître la lutte des classes sous l’élaboration du matérialisme historique » [6] .

2- Deuxième partie : « Les courants marxistes au 20ème siècle »

Cette deuxième partie du livre apparait moins maitrisée. L’abandon de la chronologie rigoureuse de la première partie y est sans doute pour quelque chose.

Au cœur de cette partie, le marxisme-léninisme y est présenté comme un dogme, terme qui n’était pas utilisé pour le corpus théorique présenté dans la 1ère partie. Pour présenter ce dogme Jean-Numa Ducange choisit le texte de Staline de 1938 « Matérialisme dialectique et matérialisme historique ». Il me semble qu’on perd ainsi de vue la compréhension du nouveau socle commun qui se constitue avec le marxisme-léninisme. L’ajout du terme « léninisme » n’est pas formel, il est indissociable de l’époque nouvelle marquée par l’impérialisme. Lénine avait titré un de ses ouvrages L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Ce titre porte l’idée qu’au début du 20ème siècle on ne peut vraiment combattre le capitalisme tel qu’il se manifeste si on ne combat pas l’impérialisme. Cette idée est au fondement du corpus théorique qui accompagne la constitution de partis communistes. Le marxisme-léninisme répond au cataclysme de la Première Guerre mondiale du aux rivalités impérialistes. Les contradictions, les rapports de dominations entre nations sont pleinement intégrés alors qu’ils étaient peu abordés dans le corpus théorique de masse qui s’était constitué au 19ème siècle. Avant même la Révolution d’Octobre, Lénine défend les droits des nations à l’autodétermination, en rupture avec le courant dominant de la 2ème internationale, et même avec les positions de Rosa Luxembourg. C’est aussi cela ce qu’on appelle le « marxisme-léninisme » et pas seulement la codification « d’un marxisme-léninisme accompagnant la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays » qui vise à pérenniser l’existence du régime ». Symboliquement la dernière phrase du Manifeste du Parti communiste est modifiée pour intégrer les luttes des peuples contre les dominations impérialistes : « Prolétaires de tous les pays et peuples opprimés, unissez-vous ! ». Il s’en suit un élargissement géographique, un mouvement qui s’exprime à l’échelle du monde alors que Jean-Numa Ducange relevait : « en 1900 l’avenir du marxisme ne s’envisage guère au-delà de Londres, Paris, Berlin et Vienne ».

Quant au texte de Staline de 1938, il reprend largement des développements déjà présents dans le corpus théorique évoqué dans la 1ère partie, qui comprenait déjà des éléments que Jean-Numa Ducange considère avec raison comme « mécanistes ». Ainsi la présentation d’une évolution historique linéaire avec cinq stades (communautés primitives, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme ou communisme) est soulignée par Jean-Numa Ducange, mais elle est déjà présente dans les écrits de Marx [7].

Pour Jean-Numa Ducange, le matérialisme dialectique tel qu’il a été présent ans le texte de Staline de 1938 « constituera l’ossature théorique de l’essentiel des partis communistes dans le monde jusqu’à la chute du Mur de Berlin ». C’est faire peu de cas des évolutions qui ont eu lieu dans les années 1930. On ne peut pas résumer la situation durant cette période à une doxa récitée par les partis communistes tandis que seuls quelques dissidents, telle l’Ecole de Francfort, faisaient preuve d’esprit créateur. Dans la confrontation historique, s’élabore avec des à-coup une pensée novatrice. Si officiellement la théorie n’est pas transformée, de fait elle bouge avec les évolutions de la stratégie de l’Internationale et des partis communistes, évolutions qui s’affirment avec le 7ème congrès de l’Internationale, en 1935. Au cœur c’est la question de l’enracinement national du combat politique qui est posée (j’ai abordé ce point dans la 2ème partie du livre Communisme, un chemin pour l’avenir). Cette même démarche avait été entreprise par Gramsci qui invitait à « épurer l’internationalisme de tout élément vague et idéologique (au sens défavorable du terme) pour lui donner un contenu politique réaliste ».

Ce n’est pas sans conséquences sur la façon de présenter le matérialisme dialectique. Ainsi, dans l’Humanité du 6 aout 1935, un texte du philosophe communiste René Maublanc est publié où celui-ci récuse l’idée que « l’histoire est menée par des lois inéluctables sur lesquelles la volonté des hommes ne peut rien », critique la conception qui voit « les affirmations de Marx » comme « des articles de foi », dénonce « le fétichisme des paroles de Marx » et présente le marxisme comme « une philosophie complète, ample et souple », « il n’y a rien dans le marxisme qui ressemble à une doctrine fermée et rigide surgie en dehors de la voie directe du développement de la civilisation universelle ». On est loin d’une « doxa » intangible. A cette époque, le Parti Communiste Français cherche aussi à se réapproprier l’héritage de Descartes et des matérialistes français.

En Chine, le texte de Mao-Tse-Toung « De la contradiction », en 1937, qui est truffé de références à la pensée chinoise, fait écho à cette démarche. Sa présentation du matérialisme dialectique est très différente de celle de Staline dans le texte de 1938.

Quelques mots à propos de l’Ecole de Francfort. Dans le point 2 de de chapitre (« Les critiques du dogme, des marxistes contre le stalinisme »), Jean-Numa Ducange cite l’Ecole de Francfort parmi les « critiques marxistes du régime soviétique ». La pensée d’Horkheimer, fondateur de cette école, est présentée comme une réaction à la montée du nazisme et une volonté de « comprendre comment les classes populaires allemandes ont appuyé le pire ».

Tout d’abord, cette dernière affirmation est discutable. Je rappellerai seulement ce que dit Johan Chapoutot, un des historiens français spécialistes du nazisme, à propos de l’idée selon laquelle les nazis ont conquis le vote des ouvriers : « Elle repose sur des déterminismes simplistes qui associent crise économique et montée du fascisme. Pourtant, les plus touchés par la crise, ouvriers et chomeurs, continuent à voter majoritairement pour les partis de gauche. Ce sont les classes moyennes, inquiètes du déclassement et de la menace marxiste, qui basculent de la droite vers l’extrême-droite. Entre 1931 et 1932, Hitler fait le tour des clubs d’influence patronale (…) il est explicite : ses discours en direction des ouvriers ne sont que du marketting politique. Son objectif est de gagner des parts de marché à l’extérieur par la conquête militaire et à l’intérieur en détruisant la gauche et les syndicats. » Par ailleurs, il rappelle que « la violence des nazis s’enracine dans l’héritage de la Grande guerre » (entretien dans l’Humanité du 14 février 2025).

Essayons d’aller plus loin en posant la question : Horkheimer a-t-il construit sa pensée pour travailler à la défaite du nazisme ? Ce n’est pas vraiment flagrant, c’est le moins que l’on puisse dire, à la lecture du texte « L’Etat autoritaire », écrit en 1942, que l’on présente comme un texte fondateur de la « théorie critique » de l’Ecole de Francfort. Dans ce texte, Horkheimer n’a pas une ligne sur l’affrontement en cours de la Deuxième guerre mondiale. Il le met à distance alors qu’on est au paroxysme de cet affrontement ! En pleine bataille de Stalingrad, sa préoccupation est la critique de la planification soviétique : « La répression s’est toujours cristallisée dans le contrôle des plans ». Or la production des armements dont l’Armée rouge se sert pour résister face à la Wehrmacht, les chars T34, les avions, etc…, a été un des objectifs majeurs de la planification soviétique au moins pour le 3ème plan quinquennal. Cela n’aurait-il pas mérité quelques réflexions ? Horkheimer reproche aux Bolcheviks d’avoir abandonné l’objectif d’abolition de l’Etat : « Au lieu de finir par se dissoudre dans la démocratie des conseils, le groupe peut s’établir comme instance de domination. Travail, discipline et ordre peuvent sauver la république et évacuer la révolution. Quoique l’abolition des Etats se trouvât sur sa bannière, ce parti a transformé sa patrie industriellement attardée en un modèle secret pour ces puissances industrielles qui souffraient de leur parlementarisme et ne pouvaient plus vivre sans le fascisme ». Derrière l’idée du « modèle secret », assénée sans preuves, c’est le thème de la convergence entre fascisme/nazisme d’une part et communisme soviétique d’autre part qui pointe, et donc la banalisation du nazisme.

A lire ce texte, on est bien loin du marxisme comme pensée qui s’inscrit dans le combat émancipateur du moment historique et le nourrit. Et l’on peut suivre Domenico Losurdo lorsqu’il écrit : « le problème de l’unité entre intellectuels et conscience commune est absent de l’Ecole de Francfort » [8].

La différence est flagrante avec la démarche d’un autre philosophe évoqué dans le livre Les marxismes, Georg Lukács. En 1943, donc à peu près au même moment où Horkheimer écrit L’Etat autoritaire, Georg Lukacs écrit Le délire raciste, ennemi du progrès humain, qui s’inscrit dans le gigantesque combat émancipateur en cours.

3 -Troisième partie : « De la crise du marxisme aux mille marxismes »

La dernière partie passe rapidement en revue des travaux plus récents. Il est surprenant que ceux du philosophe italien Domenico Losurdo ne soient pas évoqués malgré leur ampleur. A celles et ceux qui veulent réparer cet oubli, je conseille la lecture du livre Luttes de classe, une histoire politique et philosophique, qui donne un éclairage complémentaire sur les questions évoquées dans Les marxismes.

Les marxismes de Jean-Numa Ducange. PUF, collections Que sais-je ? 10 euros

Notes :

[1L’historien avait fait connaitre une lettre de Marx à Jules Guesde montrant toute l’importance que Marx accordait à la constitution de ces partis à la fin de sa vie. Lire l’article dans Actuel Marx n° 73 : "Une lettre inédite de Karl Marx à Jules Guesde sur la France, l’« Orient » et l’« Occident » (1879)". La lettre elle-même est disponible sur notre site : https://lafauteadiderot.net/Une-lettre-de-Marx-a-Jules-Guesde

[2Ce qui sera aussi évoqué dans le texte de Lénine "Les 3 sources ou les 3 parties constitutives du marxisme"

[3Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel.

[4Cahiers de prison, cahier 11 1-Introduction à l’étude de la philosophie. Quelques points de référence préliminaires.

[5Cahiers de prison, cahier 11, Notes critiques sur le Manuel de sociologie de Boukharine

[6Entretien avec Matteo Gargani, 2016, disponible sur le site Redsails et publié initialement sur sinistrarete.info

[7Marx la nuance en 1881 dans une lettre adressée à Vera Zassoulitch qui ne sera publiée que dans les années 1920, à Moscou

[8Avec Gramsci, par-delà Marx et par-delà Gramsci, texte disponible sur La faute à Diderot : https://lafauteadiderot.net/Avec-Gramsci-par-dela-Marx-et-par


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