Avec Macron et son ministre Blanquer, c’est un grand vent de régression qui est en train de souffler sur l’enseignement de la philosophie. La mise à l’équerre de toutes les sections en terminales a scellé le destin de cette institution plus que séculaire qu’était la « classe de philosophie ». Celle-ci, avec un horaire conséquent (8 heures) donnait les moyens aux élèves comme à leurs professeurs de faire un travail approfondi, le temps de la réflexion permettant l’acquisition par les jeunes d’un véritable esprit critique. « On n’est jamais trop jeune pour commencer à penser librement », disait François Leizour, professeur de philosophie et ancien maire communiste de Guingamp. C’est un vrai pilier de notre tradition universitaire qui est ainsi mis à mal.
Certes, le gouvernement allègue que l’ancienneté ne saurait faire autorité, que la dissertation est un exercice pensé en son temps pour une petite élite socialement favorisée, que depuis les recommandations d’Anatole De Monzie (premier inspecteur général) des événements majeurs ont eu lieu : massification de l’enseignement, mutation profonde du rapport des jeunes à la culture, irruption des nouvelles technologies et du numérique, Nul ne conteste qu’il fallait tenir compte de ces évolutions. Peut-être aussi fallait-il tenir tête à certaines.
Certes, le ministère souligne qu’il y aura des contreparties : et d’abord l’introduction, réclamée depuis très longtemps, d’une initiation à la philosophie en classe de Première. Mais elle se fait sous la forme diluée d’un enseignement assuré conjointement avec les professeurs de français, d’une sorte de mixte à fil conducteur vaguement historique, centré sur la parole et ses usages, les représentations du monde, la question du Moi et l’interrogation de l’humanité sur son devenir : quatre thèmes extraordinairement flous qui font la part belle à la notion de sujet et qu’on ne voit pas comment relier à la constitution de savoirs objectifs. Comme le dit férocement l’association professionnelle des professeurs de philosophie (APEP) : « L’absence de rigueur historique de ce programme n’en fait certes pas un programme d’histoire ; mais cela ne suffit pas à en faire un programme de philosophie. »
Au rang des contreparties encore, le gain horaire dans toutes les terminales. C’est vrai, et c’est un acquis quantitatif. Mais qu’en est-il au plan qualitatif, qui est tout de même l’essentiel ?
Eh bien, on se frotte les yeux. C’est un retour à l’ancien monde. Cela commence par une rubrique « Métaphysique » : le ton est donné ! Sous cette rubrique, quatre chapitres ; « Le corps et l’esprit » (opposition qu’on pouvait croire rangée au magasin des antiquités). Ensuite « le désir » (mettre le désir dans la métaphysique revient à l’amputer de toute dimension proprement anthropologique, et cela va de pair avec la disparition du chapitre sur l’inconscient –concession à la Manif pour Tous ?). Ensuite « « L’existence et le temps » : problématisation beaucoup trop restreinte, qui elle aussi préjuge de l’essentiel et tire la question du temps, de façon dogmatique, vers une approche subjectiviste. Enfin, last but not least, « L’idée de dieu » (on notera la très laïque minuscule !) – alors qu’il y a plus loin un chapitre sur la religion…
Deuxième rubrique : L’Epistémologie. En apparence, il y a moins à dire : d’abord un chapitre sur le langage, qui permet une approche plus positive de ce qui aura été unilatéralement approché comme « parole » l’année précédente. Les choses se gâtent bientôt : « Raison et vérité », ce qui appelle à une approche purement métaphysique de ces notions. Puis « science et expérience », ce qui n’est pas mal, avec même l’invitation à l’étude d’un concept scientifique. C’est tout de même un peu court en l’absence de tout questionnement sur les mathématiques, la connaissance du vivant, des sciences humaines… Enfin un intitulé embrouillé sur « la technique ou/et techniques et technologies ». Il faut aborder la question de la technique, mais est-ce bien le lieu ? Il est vrai que réduire la réflexion sur le produire et le faire humains, ce que Marx appelle la Tätigkeit, à une question d’épistémologie, c’est ne pas lui donner sa dimension sociale et politique.
Et tel est semble-t-il le but recherché, quand on regarde le contenu de la troisième rubrique, intitulée comme au bon vieux temps « Morale et politique ». « La liberté » est placée en tête, ce qui par contre n’est pas classique : tout se passe comme si, assimilée au libéralisme, elle devait irriguer le reste. Ensuite « L’Etat, le droit, la société » - la société n’a qu’à bien se tenir, avec l’Etat libéral et son droit en surplomb ! Puis « La justice » : il en faut tout de même un peu ! Enfin « la responsabilité », notion toute nouvelle, qui vient boucler la boucle : pas de liberté sans responsabilité. Les contestataires en puissance n’ont qu’à se bien tenir.
La dernière rubrique « Anthropologie », offre un mélange assez curieux : d’abord « Nature et culture », ce qui est bien tardif, beaucoup d’enseignants ayant l’habitude de commencer l’année par ce chapitre-là. Mais le choix a été fait en haut lieu de commencer par la métaphysique… Ensuite, « l’art » : on a tout simplement escamoté « le travail » notion anthropologique pourtant structurante. Ensuite, « la religion », soigneusement éloignée, par « l’art » interposé, de tout contenu véritablement anthropologique et social. Enfin, assez curieusement, « l’histoire », abordée non plus en tant que science mais en tant qu’horizon quelque peu indéterminé de la condition humaine…
Qu’on ne s’y trompe pas, une idéologie à destination des jeunes peut se lire ici en filigrane, et c’est une idéologie réactionnaire : l’Homme (pensé bien entendu sur le modèle masculin) est d’abord un esprit, sujet en quête de sens et même de transcendance. Il peut connaître, il peut agir, mais il doit surtout faire un bon usage de sa liberté, garantie par l’Etat, en se montrant responsable. En contrepartie de quoi il pourra s’épanouir dans l’art et la religion, sans jamais oublier la dimension relative des choses…
Tel qu’il est, ce programme permet aux professeurs de ne jamais parler ni de Marx, ni de Freud. Certes, l’apport de ces penseurs ne se réduit pas, comme on l’a trop souvent dit, à une réflexion de l’un sur le travail et de l’autre sur l’inconscient. Mais il faudrait être bien naïf pour ne pas voir dans la suppression de ces deux chapitres un signe fort envoyé, au-delà même de la philosophie, à l’opinion publique.
Ainsi se profile une philosophie officielle. On est un petit peu sidéré de voir ces vieilleries ressorties au nom du « nouveau monde ». A sa manière, ce triste programme dit la vérité du macronisme. Ceux de nos collègues qui ont à cœur de « rendre la philosophie populaire » ou même simplement une conception exigeante de leur métier ne l’entendront certainement pas de cette oreille.
Jean-Michel Galano est professeur de philosophie