Ivan Maïski a été un grand diplomate, à la différence de bien des ambassadeurs. Ancien menchévik, communiste convaincu après avoir participé à la révolution de 1917, il a fait le choix original de travailler dans la sphère de la politique étrangère qui devint très vite capitale pour la survie de la république des soviets. La geste révolutionnaire de la guerre civile a suscité tant de passions que les regards se sont détournés du rôle de la diplomatie soviétique qui fut pourtant remarquable par son efficacité. Dans les défaites que l’armée rouge infligea aux interventionnistes occidentaux, les hommes de la diplomatie eurent aussi leur part.
Titchérine et Litvinov, les premiers ministres des Affaires étrangères de cette époque, se voulaient les héritiers de la grande tradition russe. Ils firent beaucoup avec peu de moyens et créèrent une pépinière de jeunes talents capables d’initiatives à qui ils confièrent des missions en accord avec leurs capacités. Maïski était du nombre. Personnage intellectuellement remarquable, anglophone parfait et proche des vues de Litvinov, il fut nommé ambassadeur à Londres avec l’objectif de mettre fin à l’image exécrable de l’URSS en s’imposant dans les milieux conservateurs qui dirigeaient l’Angleterre.
Anticipant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Litvinov cherchait à construire une politique de sécurité collective pour y faire pièce. Le poids de l’Angleterre en Europe impliquait qu’elle en fût un élément essentiel. Maïski s’employa donc à supprimer un à un les obstacles à cette ligne politique, que ce soient ceux que la révolution d’Octobre avait légués ou ceux que les intérêts spécifiques britanniques faisaient surgir en cours de route. Il y fut brillant sans pour autant arriver à ses fins.
La recherche d’une entente avec l’Angleterre et la France, isolant l’Allemagne, fut finalement un lourd échec concrétisé par les accords de Munich, en 1938. Ils disposaient de l’avenir de l’Europe sans tenir compte de l’URSS, orientaient l’Allemagne vers l’Est, augmentaient sa puissance. Cette nouvelle donne voulue par Londres et Paris, très inquiétante pour l’URSS, provoqua le remplacement de Litvinov par Molotov. Maïski le voyait venir et le redoutait comme la marque d’un désaveu d’une politique que Staline avait pourtant acceptée pendant des années. Mais c’était aussi un signal fort donné à la France et à l’Angleterre. Il signifiait que l’URSS tirait les conclusions de ce qui venait de se passer et allait réorienter sa politique extérieure. Ni Paris ni Londres n’en tinrent compte et cela se termina par le pacte germano-soviétique de 1939.
Alors que les objectifs de la diplomatie soviétique sont souvent l’objet de suspicions qui partent de considérations idéologiques et non de l’analyse des intérêts propres à chaque pays, le journal de Maïski a l’avantage de présenter le point de vue de Moscou et d’agrandir le paysage. Il donne aussi une idée des débats au sein de la direction soviétique. Maïski était parfaitement instruit des projets alternatifs à l’alliance britannique qui prenaient forme à Moscou, provoqués par les complications systématiques que le Foreign Office opposait à la politique de sécurité collective. Cela renforçait son propre activisme à Londres mais quand le divorce diplomatique fut consommé il n’eut aucun état d’âme à soutenir le pacte germano-soviétique. Le lecteur a donc un pied dans la logique intime des deux camps. Le fait que la tenue de journaux personnels était déconseillée par le pouvoir soviétique renforce encore l’intérêt de celui de Maïski car peu d’ambassadeurs ont osé enfreindre les instructions. Maïski le fit, lui, tranquillement, mais il avait dans doute le sentiment de ne pas être un simple ambassadeur.
Ce journal n’est pas le journal d’un écrivain. Il n’est pas tenu tous les jours, son auteur étant un homme très occupé. On y trouve des informations de nature et d’intérêts divers : des relations de conversations importantes, d’excellents portraits littéraires, de simples potins mondains. De temps en temps, Maïski libère ce qu’il pense au fond de lui de ses collègues britanniques. Ainsi, en 1943, après avoir constaté les limites du courage politique de Eden, chef du Foreign Office, qu’il connaît bien depuis des années et qui lui a rendu de nombreux services, il écrit : « Malgré tous ses mérites, Eden n’a pas une personnalité très forte. » Tout est dit, quoique, du point de vue soviétique, Eden soit un des moins hostiles. Sur Churchill, qu’il admire sincèrement pour son courage, sa ténacité, les faiblesses de l’homme, les caprices, les mensonges n’échappent pas à son regard acéré. Car, s’il y a dans toute activité diplomatique un aspect ludique régi par des règles, c’est un jeu impitoyable par ses conséquences proches ou lointaines qui se concluent par la vie ou la mort des nations. En jouer avec élégance comme le fit Maïski ne libère pas de la tension profonde qui tenaille les responsables politiques.
S’il est une caractéristique dominante dans ces pages, c’est bien le constat que le travail de diplomate est pour partie un jeu de dissimulations voire de mensonges. Connaître son partenaire, percer ses secrets, anticiper sur les variantes qu’il peut mettre en œuvre sont les cartes indispensables d’un bon diplomate. Maïski fut brillant à ce jeu au point de sortir quelques fois du cadre qui régit le rôle d’un ambassadeur. La profondeur de ses vues personnelles alliée à la virtuosité avec laquelle il les mettait en œuvre lui faisaient ressentir péniblement l’incapacité de Moscou à saisir certaines opportunités, que ce soit sous la férule de Litvinov ou celle de Molotov. Pour arriver à ses fins, c’est-à-dire provoquer une initiative que Moscou ne souhaitait pas, il la suggérait à Vansittart (haut diplomate anglais) ou à Eden, la faisant en apparence partir de la partie britannique. Il arriva que Moscou découvre après coup qu’il était l’auteur de telle ou telle initiative, mais il ne fut jamais sanctionné. C’est par tous ces aspects que Maïski acquit la stature d’un diplomate de haut rang, à l’aise dans les situations les plus périlleuses.
Le journal est présenté par l’historien israélien Gabriel Gorodetski. Ses commentaires sont souvent utiles et même précieux, en particulier quand il rapproche les dires de Maïski des mémoires des diplomates britanniques. Il prend souvent et de façon assez systématique des accents défavorable aux objectifs diplomatiques soviétiques. On a le droit de détester Staline, mais la présentation un document de ce niveau ne devrait pas empêcher de reconnaître que Staline et son équipe agissent souvent avec raison et rationnellement pour défendre leur pays. Par ailleurs, quand il est poussé trop loin, le goût des suppositions fait perdre de vue des réalités sensibles. On sait par exemple que la diplomatie anglo-américaine, qui, dès 1943, ne voyait pas d’un bon œil l’URSS devenir une puissance majeure en Europe, se lança dans des négociations occultes pour une paix séparée avec l’Allemagne. Gorodetsky s’embarque dans des suppositions pour démontrer que ce fut aussi le cas de l’URSS. En fait, si ce fut le cas, on aimerait que les preuves en soient clairement rapportées.
Le journal s’arrête en 1943 date du rappel de Maïski à Moscou qui sanctionnait le mécontentement soviétique d’un nouveau report du deuxième front en France. Maïski se retrouva consigné à Moscou dans les fonctions de vice-ministre des Affaires étrangères. C’était une forme de disgrâce qu’il vécut douloureusement. On le retrouve pourtant à Yalta, dans la délégation qui négocie avec Roosevelt et Churchill. Il est élu académicien et il s’occupe à ne rien faire. Puis il est arrêté en 1953 dans une affaire policière concernant essentiellement Molotov qui s’était opposé à Staline. Etait-il alors considéré comme un proche de Molotov qu’il n’aimait pas ? Voulait-on le contraindre à témoigner contre Molotov ? Autant de suppositions pour l’instant sans réponse. Ce qui est sûr, c’est qu’il fut libéré grâce à Béria et fut ensuite compromis par la protection que celui-ci lui prodigua. Il mit longtemps à se sortir des griffes de ces différents pièges. Il mourut en 1975, hautement considéré, auteur de nombreux ouvrages.
Son journal est un document essentiel à l’intelligence de notre temps.
Mais pour ceux qui seraient effrayés par les 750 pages, il est possible de se contenter de la réédition de Qui aidait Hitler ? récemment parue aux Editions Delga. C’est un ouvrage très aisé à lire qui reprend l’essentiel de ce que l’auteur a à dire sur cette intéressante question.
Article paru dans le numéro du 8 février 2018 des Lettres françaises, accessible sur le site de l’Humanité :
https://www.humanite.fr/sites/default/files/les_lettres_francaises_157.pdf
Ivan Maïski, Journal, 1932-1943. Edition de Gabriel Gorodetsky, Les Belles lettres, 2017, 752 pages, 29 euros.