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Que sont les biens publics mondiaux ?
Par François Lille

1 – Du développement humain à sa récupération libérale

Du « développement humain » aux biens publics mondiaux
L’idée que des biens publics globaux sont une nécessité à l’échelle mondiale, et doivent être mis en place ou développés, a été lancée en force par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) à l’aube du millénaire. C’était le couronnement d’une décennie de travaux et recherches tendant à refonder le concept de développement sur quelque chose de plus qualitatif. Il faut saluer ici l’apport considérable des travaux des économistes de l’école pakistanaise de Khalija et Mahbub ul Haq [Décédé en 1998. Au nombre des principales publications de Mahbub ul Haq figurent : Strategy for Economic Planning (Oxford, 1966), The Poverty Curtain (Columbia, 1976), Sustainable Development : From Concept to Action (CNUED, 1992) et A National Agenda : Critical Choices for Pakistan’s Future (1993). Il a été co-éditeur de The UN System and the Bretton Woods Institutions (Macmillan, 1995) et de Reflections on Human Development (Oxford University Press, 1995)], qui ont fondé le concept de développement humain et l’ont mis en œuvre dans le cadre des Nations-Unies, avec l’appui décisif d’Amartya Sen [Economiste indien, prix Nobel d’économie 1998].

Le premier Rapport mondial sur le développement humain a été publié en 1990, scellant la mise en place des indicateurs de développement humain (IDH). Il a été suivi depuis chaque année par un autre, approfondissant en seconde partie des thèmes tels que le financement du développement humain, les dimensions mondiales du développement humain, la participation des populations, l’égalité des sexes et le développement humain, la croissance économique… pour ne citer que les premiers. Ces analyses ont fortement inspiré les grandes conférences des Nations Unies des années 1990.Le thème des biens publics, formulé ensuite par les économistes du PNUD paraît ainsi être l’aboutissement logique de cette première décennie.

Comment Amartya Sen définit le « développement humain »
Le point de départ de l’approche du développement humain consiste à percevoir les hommes en fonction de leur bien-être et de leur liberté. Cela diffère notablement d’une approche du développement qui se concentre sur les revenus, la richesse et les biens matériels des personnes. C’est une idée très simple au fond. Le plus surprenant est qu’elle a dû être démontrée…
En 1989, lorsque plusieurs d’entre nous se sont joints à Mahbub ul-Haq pour l’aider à lancer les Rapports mondiaux sur le développement humain, nous faisions plus que rechercher des indicateurs du développement qui seraient moins axés sur les biens pour mieux rendre compte des réalités de la vie des gens. Nous nous efforcions également de répondre, à un niveau modeste, à la question sous-jacente : quel effet cela fait-il d’être un être humain ? Devrions-nous ne percevoir le manque qu’en termes de faiblesse du revenu ou de possessions matérielles ? Ou bien ne devrions-nous pas plutôt considérer le manque de certaines capacités élémentaires comme la possibilité de manger à sa faim, d’échapper à une mort prématurée, de savoir lire, écrire et compter, de participer à la vie de la communauté, etc. ?
_ Le revenu est un facteur qui influe sur nos capacités, mais il y en a d’autres. Et la transformation du revenu en capacités dépend de diverses conditions, comme la vulnérabilité de la personne à certaines maladies, le fait de vivre dans une région où sévissent des épidémies fréquentes ou encore la présence d’écoles dans le quartier.

Notre compréhension du développement humain en général, et des exigences de l’identité culturelle, la démocratie et l’équité mondiale en particulier (…), dépend dans une grande mesure de la réponse que nous donnons à cette question centrale : quel effet cela fait-il d’être un humain ? [PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2000, De Boeck Université, Bruxelles, 2000]

Incohérences et dérapages
Depuis que le PNUD s’est efforcé de le poser au centre du débat sur les politiques de développement, le thème des biens publics mondiaux a connu des évolutions contradictoires. Tandis que les forces politico-économiques dominantes s’efforçaient, non sans succès, de le mettre au service de l’expansion mondiale des firmes transnationales, la mouvance altermondialiste tardait à s’intéresser à ce qui paraissait trop aisément comme un nouveau gadget du néolibéralisme, un substitut trompeur, voire un additif, au concept dévalorisé d’aide au développement.

Pour leur part, et de bien plus longue date, d’autres institutions internationales de l’ONU poursuivent - chacune à sa manière - la gestion mondiale de biens publics dont ils ont reçu mission de s’occuper, sous les définitions les plus diverses : patrimoine mondial, bien commun de l’humanité, préoccupation commune, biens fondamentaux, essentiels, justice sociale, etc. Chaque organisme, en charge de tel ou tel ensemble de biens, a développé et formulé dans le droit onusien des conceptions propres à chacun de ces ensembles. L’UNESCO est une de celles qui sont allées le plus loin dans ce sens, débordant le domaine déjà vaste des biens culturels, ainsi que l’OIT dans la construction effective des bases juridiques de la justice sociale au travail.

Le grand mérite de la démarche du PNUD a été de faire admettre la nécessité de promouvoir une conception élargie des biens publics mondiaux, susceptible de servir de cadre de cohérence à toutes ces approches sectorielles et locales dispersées. Mais ses fondements conceptuels s’avèrent grevés par une très regrettable ambiguïté.

Une théorie officielle passe-partout
Au centre de la démarche initiée par le PNUD, on trouve une théorisation économique érigée en quasi-dogme. C’est, actualisée en fin de siècle par les économistes du PNUD, la définition qu’en donna Paul Samuelson dans deux courts articles de 1954 et 1955 que peu de gens ont eu l’occasion de lire, dans le cadre d’une « pure théorie de la dépense publique » [Paul A. Samuelson, in The Review of Economics and Statistics , « The pure Theory of Public Expenditure » Novembre 1954, et « Diagrammatic Exposition of A Theory of Public Expenditure », Novembre 1955. En tout 10 pages, formules et diagramme compris]. En fait la question des biens publics tracasse les économistes depuis David Humes et Adam Smith, et continue à en nourrir la réflexion théorique.. Samuelson lui-même dit n’avoir fait que la synthèse de 75 ans de travaux antérieurs.

Que dit cette formulation, en résumant drastiquement la présentation qu’en ont fait les économistes du PNUD en 1999 ? Que les biens publics sont des marchandises « non-rivales » (que l’un en consomme n’empêche pas les autres de le faire) et « non-exclusives » (elles sont à la disposition de tous). Il en résulte que le marché ne peut susciter la production rentable de tels biens, qui doivent s’ils sont nécessaires être pris en charge par une puissance publique. Leur mise en œuvre est entravée par quelques problèmes classiques de la théorie économique, notamment les pratiques de passager clandestin, le dilemme du prisonnier et les comportements moutonniers. Une autre difficulté théorique est que très peu répondent purement à la définition. Les autres, exclusifs et non-rivaux, ou rivaux et non-exclusifs, sont des biens publics "impurs"…

Tout ceci est bien qualitatif. Ayant ainsi défini les biens publics, quel est leur niveau souhaitable ? Suggérée dans l’article de 1954, précisée dans celui de 1955, la réponse mathématique de Samuelson est ainsi résumée dans le dernier ouvrage du PNUD (je vous fais grâce des formules !) :
« … la « condition de Samuelson » (Samuelson, 1954, 1955) est le principal critère qui aide les responsables à trouver l’intervalle souhaitable de la production efficace de biens publics. La condition est satisfaite quand le coût marginal de la fourniture du bien public est égal à la somme du montant marginal que chaque personne affectée par le bien en question est disposée à payer. » [KAUL Inge, CONCEICAO Pedro, “Pourquoi revenir aujourd’hui sur la question des finances publiques ?“, in Les nouvelles finances publiques - faire face aux défis mondiaux (résumé) Oxford University Press, Oxford, USA, 2006, p.58]
Comprenne qui pourra ! Mise à part l’évidence qu’aucun souci écologique ni humaniste ne peut y trouver place, cette formulation dans toute sa rigueur semble à ce point éloignée de toute réalité calculable que l’on peut en faire ce qu’on veut. Où sont les objectifs sociaux des services publics, où sont leurs usagers citoyens, où sont les générations futures ? Nous sommes dans un monde abstrait que n’habitent que des fournisseurs et des clients.

Son détournement néolibéral
Comme nombre de « lois économiques », celle-ci est censément indépendante de toute intention bonne ou mauvaise. Elle ne repose que sur le postulat de la nécessité de tels biens et le constat de leur manque. La théorie économique recèle bien d’autres joyaux, et ce n’est pas sur ce plan que nous la critiquons. C’est pour l’erreur, la faute même de l’avoir posée en définition générale, inamovible et préalable à la détermination comme à la gestion des biens publics mondiaux. Ajouter plus tard que la définition des biens publics est un « construit social » n’y change rien.

La proposition initiale, qui définit les biens publics en négatif, par des lacunes évidentes du « marché » capitaliste que les pouvoirs publics se doivent de combler pour que le système social fonctionne, est économiquement compatible avec le projet néolibéral : la marchandise y étant le cas général, les biens publics y seront traités en exception, provisoire au demeurant car une fois qu’ils sont mis en place leur privatisation devient enfin possible…

Que le PNUD s’efforce de tirer cet exercice obligé (mais par qui ?) dans un sens humaniste et écologique est tout à fait estimable. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Mahbub ul Haq, Khalija Haq et Amartya Sen, qui à l’opposé de la pensée néoclassique estiment que les comportements altruistes sont des forces puissantes et mobilisables, et que l’accès des exclus, des pauvres - et des femmes – aux biens publics essentiels est leur justification première.

Mais peut-on concilier cette autre vision avec celle que nous venons de critiquer, sans risquer de la détruire dans le temps même où on la promeut ?Des travaux plus récents publiés sous l’égide du PNUD [KAUL Inge, CONCEICAO Pedro, ouvrage cité] montrent que le recours aux forces du marché mondial pour développer les biens publics risque de devenir – si elle ne l’est déjà – la solution préférentielle préconisée.

Où sont passé les biens fondamentaux ? l’écologie globale ? le souci des générations futures ? La dérive qui s’amorce est des plus préoccupantes.

2 - Que sont-ils et pour qui ?

Chose ou valeur, il faut choisir
Une autre question, préalable en quelque sorte, perturbe la définition des biens publics. Dans son cours de l’an dernier, Mireille Delmas-Marty [Mireille Delmas-Marty, a dans son cours du Collège de France de l’année 2008 consacré deux séances à la question des biens publics mondiaux. Consultable sur le site du Collège de France] pointe très justement une ambiguÏté première du concept : désigne-t-on par « bien » des choses concrètes, ou la valeur positive ou négative humainement accordée à ces choses. ? La nécessaire précision du langage des juristes s’accommode mal de telles ambiguïtés. Pour nous non plus ce n’est pas une clause de style. Par exemple, est-ce le climat ou le changement climatique, la monnaie ou la stabilité monétaire, les productions vivrières ou la sécurité alimentaire ? Dans la première optique on considère comme bien public une chose dont les utilisations peuvent être bénéfiques ou dommageables, à gérer globalement dans l’intérêt commun. Ce peut être l’énergie, ou la science et ses diverses utilisations, les transports internationaux, le commerce… Dans la seconde on part souvent de maux publics évidents, instabilité climatique, guerres, pollutions, sous-alimentation, pour définir les biens publics à mettre en place ou développer. Ou de biens jugés évidents à protéger, donc définis par la menace qui pèse sur eux, tels que biodiversité ou patrimoine culturel.

Ce n’est pas non plus seulement une question théorique, au demeurant difficile à formuler. Prenons l’exemple de la monnaie :
· la définir en tant que « chose » bien public mène d’emblée à la contestation de l’indépendance des banques centrales, et à la formulation de l’exigence de prise de leur contrôle par pouvoirs publics et gestion démocratique à tous niveau, national, régional, international ;
· dire que c’est la stabilité monétaire qui a valeur de « bien public », et l’instabilité de « mal public », risque de faire traiter comme secondaires ou phénomènes séparés les autres aspects du maniement monétaire, la dette, la spéculation, l’usage généralisé des paradis fiscaux, etc.

Privilégier la stabilité revient trop facilement à justifier ou tolérer la pratique du FMI (Fond monétaire international), jusque et y compris dans tous les excès des politiques d’ajustement structurel. Mais d’autres exemples peuvent être développés dans le sens contraire, c’est pourquoi il faut se garder d’opter trop péremptoirement pour l’une ou l’autre définition. La question « chose ou valeur » a-t-elle une solution unique, ou est-elle à relativiser selon les cas ? Nous la laisserons entrouverte, tout en poursuivant dans la logique de la première option.

Du public et du commun…
Prenons du recul. De mémoire humaine, les biens publics ont toujours été au cœur du fonctionnement de toute société, quels qu’aient été les termes pour les définir, pour les désigner, s’il en était besoin. Chaque pays, société, chaque culture du monde, a les siens. Chaque organisation mondiale aussi. Et les mouvements citoyens actuels ont tous leur mot à dire, mais pas toujours les mots pour le dire en un langage accessible aux autres. À l’échelle planétaire, la question d’un langage commun des biens mondiaux se pose maintenant avec acuité, comme une sorte de condition générale à leur prise en compte démocratique et raisonnée.

De tous les adjectifs utilisés pour qualifier ces biens, deux sont les plus courants : commun et public. Les biens communs, pratique sociale des plus anciennes, sont l’affirmation de la propriété d’une collectivité déterminée, à l’égard de ses membres et vis-à-vis de l’extérieur. Les biens publics traduisent l’affirmation complémentaire du droit d’usage de ces biens par les membres de la collectivité.
Le commun, c’est ce qui appartient à tout le monde ou est déclaré non appropriable, au présent et au futur.
Le public, c’est ce à quoi tout le monde doit avoir accès, ici et maintenant.

On peut décliner ceci à toutes les échelles, du village à la planète. Mais arrivé là tout change. La notion de bien commun perd son sens possessif dans cette dimension, où l’humain n’a plus d’autre contestation de sa propriété que celle, à venir donc non avenue, de ses propres héritiers. Que devient alors le droit spécifiquement humain de propriété ? Il doit régresser, sinon disparaître, n’être plus que de partage interne, et gérable comme tel. Il devient ainsi subordonné à l’intérêt général, autre désignation du « bien commun ». L’émergence du concept de bien public mondial pourrait contribuer puissamment à cette évolution.

La sempiternelle question de savoir si la terre, la planète, ses voisines, le soleil et le reste appartiennent à l’humanité redevient une question plus religieuse que philosophique, dont la laïcité fondamentale des droits humains universels peut enfin se passer ! Dans cette morale émergente, détruire notre environnement ne serait plus un délit économique, mais deviendrait tout simplement un crime contre l’humanité, car atteignant la vie même dont elle est et sera toujours issue.

En fin de compte nous proposons de valider, parmi l’ensemble des vocables plus ou moins équivalents ou complémentaires, le terme général de biens publics mondiaux, pour désigner ces choses concrètes qui participent au bien commun. Pourquoi celui-ci parmi tous les autres ? Parce que, lancé dans l’arène par une des plus réputées organisations de l’ONU, il en acquiert légitimité et publicité, et parce qu’il est assez simple et riche de sens pour traduire, en toute langue du monde, les intentions et espoirs dont nous voulons le charger.

Des biens et du public

Ce qu’ils sont, ou devraient être
Et si on se réappropriait le concept, au lieu de s’attarder dans une critique stérile ? Cela commence par les mots, l’un après l’autre et tous ensemble. Commençons par le terme « biens ». Par ce mot nous entendrons toutes choses, matérielles ou non, utilisables par l’humanité, que l’usage en soit faste ou néfaste. En d’autres termes familiers, toutes choses ayant valeur d’usage. On peut se proposer de partir de la conception la plus large, du matériel à l’immatériel (un continuum…), du planétaire à l’humain (autre continuité), et dans toutes les déclinaisons du temps, du cosmique au quotidien. C’est dans la dimension sociétale qu’il faut, pour sortir de la confusion, faire l’effort permanent de distinguer les biens de ces autres dimensions essentielles que sont les droits à ces biens, les institutions qui ont en charge ces droits, enfin les services , privés ou publics, qui les produisent, distribuent, protègent, etc.
Dans cet ensemble illimité nous cherchons à définir ce qui a ou doit avoir, de nature ou par choix sociétal, le caractère public. C’est donc la question essentielle. Une gerbe de questions plutôt, que nous devrons structurer avant de prétendre y apporter des réponses générales. Qu’est-ce qui définit un bien comme public, et quelles notions de public y appliquer ?

Venons-en donc au second terme, l’adjectif déterminant, le « public ». Il peut, dans la langue des économistes, être attribué à des choses ayant valeur d’usage sans valeur d’échange, mais en faire la définition paraît extrêmement restrictif. Surtout c’est prendre le problème à l’envers… Le choix du public peut-il se ramener à l’apparente neutralité d’une formulation économique ? Non, c’est au contraire l’explicitation fondamentale du choix du caractère public qui doit précéder l’ajustement opérationnel de la mécanique économique. Un choix de société, découlant des droits humains universels et de l’exigence de compléter ces droits, sur le plan écologique notamment. Et qui, pour chaque bien ainsi déterminé, doit aboutir à édicter les conditions de production, protection et usage équitable qui en définissent le service public.

À l’échelle mondiale , on peut prendre appui sur toute la richesse de l’expérience humaine. Nous sommes en présence de choix de civilisation, plus ou moins anciens, plus ou moins stables, desquels on voit émerger dans l’histoire récente les deux bases de l’équité : à chacun selon ses moyens pour l’effort, à chacun selon ses besoins pour son produit. S’y ajoute l’exigence de la liberté des choix individuels et collectifs. Mais ces critères de répartition libre et équitable des biens publics n’ont de sens que si le bien commun est préservé ou accru. En retour le bien commun est le mieux traité si une telle répartition équitable y associe la population. Ecologie, solidarité collective et épanouissement individuel deviennent les termes les plus courants de définition des biens publics, transcendant les cultures historiques pour donner à rêver les bases d’une culture mondiale.

Enfin le mondial (ou global, mais n’insistons pas…) ne situe pas les biens publics mondiaux en substitut à des biens publics locaux dépassés, mais en complément, appui et cadre de cohérence et de renouveau de ceux-ci. Les principes de cette cohérence s’appellent écologie globale, solidarités humaines, et liberté des peuples et des gens, condition de l’épanouissement individuel, dans la liberté des choix.

Nous en arrivons à définir les biens publics mondiaux, résumons-le, comme des choses auxquelles les gens et les peuples ont droit, préservées, produites et utilisées dans les conditions d’équité et de liberté qui sont la définition même d’un service public. Les droits universels humains et écologiques en sont la règle, les institutions internationales légitimes le garant, la démocratie l’exigence permanente, et le mouvement social la source. Les combinaisons éventuelles d’entreprises publiques et privées, de biens marchands ou non, de services locaux et mondiaux, dans une vision raisonnée du bien commun, doivent s’en déduire. Dans un contexte actuel où le plus souvent tout marche en sens inverse, mondialisation privatisante et privatisation mondialisante, on doit comprendre la nécessité de s’appuyer sur une Organisation des Nations unies dont les droits humains à développer, et le droit écologique à bâtir, définiraient sans concession la loi fondamentale.

3 - Et quels sont-ils ?

Quels sont les biens publics mondiaux ?
Les biens publics sont des choses simples à l’origine, mais essentielles : l’eau et le feu, les espaces communs de vie sociale, de travail, de circulation, le développement des échanges et des marchés, l’habitat, les connaissances… Comment structurer cet ensemble qui devient de plus en plus complexe, dans la dimension ultime que lui donne la mondialisation ?

Avant la discussion des priorités humaines, nous devons reconnaître le préalable de l’ordre naturel des choses. Il y a les lois naturelles au sens strict, de nature physique et de dimension cosmique, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, que l’on découvre (ou que l’on approche) et qui s’imposent à nous. Il y a l’imbrication des échelles du temps, temps longs cosmiques et géologiques, successions des espèces, temps humains des générations, temps courts et cycliques des jours, des lunes et des saisons… Climat, énergie, eau, écosystèmes à la production vitale infiniment diversifiée, il y a tout ce qui englobe et détermine l’existence même de l’humanité. Celle-ci, avec les rythmes sociaux de ses peuples, n’est dans cette totalité qu’un élément tout récent et dépendant. La planète vivante ne peut être traitée en marchandise humaine, sauf à la détruire et nous avec, comme l’exprimait déjà avec force Karl Polanyi au milieu du siècle dernier.

Dans le cadre imbriqué des activités humaines, il y a tout ce que la coutume et les droits universels, bien embryonnaires encore, ont d’ores et déjà érigé en biens essentiels de l’humanité : alimentation, santé, habitat, éducation, commerce, patrimoine culturel, sécurité… Il y a la connaissance au sens le plus général, mémoire féconde et inventive de l’humanité. Il y a la justice sociale au travail, et le besoin d’une justice pénale internationale pour balayer les mondes sans lois de la finance par la sanction radicale de ceux qui les entretiennent et s’en servant.

Au niveau instrumental, bien au-delà de l’objectif étroit de la stabilité financière, il y a la monnaie, bien public s’il en est, et dont la transformation en marchandise ne pourra que détruire la société humaine dont elle est une des inventions les plus remarquables. Polanyi ici encore en avait l’intuition fulgurante. Il y ajoutait encore le travail humain, qui n’est pas une marchandise, mais une part du temps de la vie de chacun.

Nature, société, travail humain, il est temps de comprendre que la soumission de leurs rythmes longs au temps court de l’accumulation du capital et des échanges marchands, et maintenant au flash des marchés financiers, à l’exigence obsessionnelle du profit et de la croissance, est une folie dont l’humanité ne sera pas près de se remettre si l’on n’y porte rapidement remède.

Ainsi en arrive-t-on au bien le plus nécessairement public le plus aisément contrôlable par la société humaine dont elle une des géniales inventions, et dont la puissance peut et doit devenir enfin un atout public majeur. Il faut en finir avec l’indépendance des banques centrales, les ramener sous la loi commune d’institutions respectueuses des droits humains et impératifs écologiques. Il faut préparer la mise en place de ces taxes globales dont seule une gestion publique mondialisée de la monnaie pourra garantir l’effet bénéfique. Penser déjà à une monnaie mondiale, abolissant les spéculations et fluidifiant la mobilité et la liberté des échanges humains.

De concepts en politiques
Ce n’est donc pas d’une définition préalable univoque que nous avons besoin, mais d’une approche multidimensionnelle menant à une première typologie des biens publics. Mais le but de la démarche n’est pas de sous-tendre une désignation technocratique des biens publics. Il est de sortir des nomenclatures empiriques qui se chevauchent et concurrencent dans les débats actuels, pour clarifier et impulser les débats publics qui doivent accompagner les processus démocratiques menant à une telle détermination.

Le débat mondial sur l’eau est à cet égard emblématique. L’eau, symbole et source concrète de la vie, est à l’heure actuelle, sous sa forme humainement consommable, objet de par le monde de la reconquête sociale d’un bien hâtivement livré aux intérêts financiers. De Cochabamba à Bamako en passant par Paris, la revendication populaire d’une gestion sociale désintéressée et équitable de ce bien essentiel, l’écho des succès obtenus en ce sens, se répercutent à l’échelle du monde. La détermination des biens publics est avant tout celle des humains qui les veulent tels.

En fin de compte, au pôle institutionnel, qui doit définir les biens publics mondiaux, et dans quel cadre, tenant compte de l’expérience des peuples et des nations ? Tous les mouvements citoyens du monde et toutes les organisations des Nations unies, sont concernées. Si l’échelle du problème change, celle des solutions le doit aussi. La politique des biens publics pourrait bien être un des pôles fédérateurs qui manquent à l’organisation actuelle, en relation avec une autre lacune majeure, celle de la prise en compte dans un organisme permanent de très haut niveau de l’écologie globale, lieu d’une foule de biens dont l’intérêt commun serait de prononcer sans attendre le caractère public…

Ériger le concept au niveau d’une norme juridique, qui porte la préoccupation et le traitement de ces biens au niveau supérieur des institutions et du droit mondial. En retour cela amènera évidemment à en pointer les lacunes.

Se réapproprier la question des biens publics mondiaux prendra du temps. Il n’en est que plus urgent d’en explorer les chemins.

Texte de présentation préparé pour la rencontre organisée par la Fondation Gabriel Péri, le 26 février 2009.

François Lille a été l’un des cofondateurs, avec François-Xavier Vershave, de l’association Biens publics à l’échelle mondiale (dont l’activité a été réintégrée en 2006 au sein de l’association Survie). Il est membre du Conseil scientifique d’Attac. Il a notamment écrit sur ce sujet :
· On peut changer le monde – à la recherche des biens publics mondiaux, avec François-Xavier Verschave, La Découverte, Paris, 2003 ;
· Transport maritime, danger public et bien mondial, avec Raphaël Baumler, ECLM, Paris, 2005.
· À l’aurore du siècle, où est l’espoir – Biens communs et biens publics mondiaux, Tribord, Bruxelles, 2006.


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