Qui a trahi Manouchian et son groupe de résistants ? Le parti communiste est-il réellement en cause, même indirectement ? Adam Rayski apporte ici un précieux témoignage.
L’Histoire : Avant d’être fusillé, Manouchian, dans sa dernière lettre, pardonne à tous, « sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus ». Qui est le traître ?
Adam Rayski : Dans l’esprit de Manouchian il s’agissait de Joseph Davidovitch, commissaire politique des FTP-MOI [1] depuis juin 1943. Manouchian était son subordonné et ne l’a accepté qu’à contrecœur. En octobre, Davidovitch disparaît. Par une fuite de la préfecture, nous avons appris qu’un résistant dont le signalement correspondait à celui de Davidovitch avait craqué, était passé aux aveux. Il sillonnait Paris en voiture avec les policiers français pour piéger les camarades sur leurs lieux de rendez-vous. A la suite d’une évasion simulée, il devait infiltrer la MOI et remonter jusqu’à la direction clandestine du Parti. Après les coups de filet de mars 1943 – 140 camarades arrêtés –, la police s’était déjà bien infiltrée. En janvier 1944, ce sont deux adjoints de Duclos qui tombent. Davidovitch a contribué à mieux cerner l’organigramme clandestin. Sa trahison ne fait plus aucun doute.
Et quels sont ceux qui ont vendu ?
Adam Rayski : Une certitude : Manouchian ne pouvait soupçonner les communistes. Pour Mélinée, sa veuve, il est mort communiste. « Vendre » est le mot de la terminologie résistante et de la presse clandestine pour désigner la Collaboration et Vichy, surtout après Montoire. A son procès, quand Manouchian déclare : « Vous avez vendu votre conscience et votre âme à l’ennemi », il s’adresse avec mépris à un parterre de gestapistes français et de journalistes collaborateurs.
Il y a ce Tomasina, compagnon de cellule de Manouchian. Manouchian lui aurait dit qu’il accusait formellement un certain Roger d’être coupable, au même titre que Davidovitch. C’est en tout cas ce que déclare la veuve de Manouchian. Qu’en pensez-vous ?
Adam Rayski : Effectivement, Tomasina laisse planer le doute sur Roger - Boris Holban -, chef militaire parisien des FTP-MOI, d’être coresponsable de l’arrestation. Roger aurait insisté pour que Manouchian donne les vrais noms et adresses des camarades à Davidovitch. C’est fondamentalement méconnaître les réalités de la clandestinité. Les vrais noms, ça n’existait pas. Mélinée Manouchian dit, à propos du 16 novembre 1943 [2], que Manouchian ne connaissait pas les adresses. Cette déclaration de Tomasina n’est pas sérieuse. C’est offenser Manouchian que de le présenter comme un boy-scout alors qu’il était un résistant de première qualité.
Que pensez-vous de la thèse de la « tricolorisation » du Parti ? Certains historie ns prétendent que le PC, soucieux de redorer son blason cocardier, aurait sacrifié délibérément les combattants « Manouchian » aux noms trop juifs et à l’accent yiddish si peu national...
Adam Rayski : Le groupe Manouchian n’était pas comme ça. suspendu en l’air. Il était en interconnexion avec tous les rouages du Parti. On ne pouvait livrer sélectivement Manouchian sans mettre en danger toutes les organisations dans la mouvance du Parti. Dans l’hécatombe de mars 1943, il y avait beaucoup de Français de pure souche. Il n’y a qu’à lire le rapport de police du 3 décembre 1943, établi après la chute de Manouchian : « 67 arrestations, 14 Français aryens, 4 Français juifs, 19 étrangers aryens, 30 étrangers juifs. » Souvenez-vous de Joseph Epstein, responsable FTPF de l’Ile-de-France, exécuté en avril 1944 avec 18 Français « aryens ». Le PC ne manquait pas de noms bien français. L’appellation nazie de groupe « Manouchian », c’est la propagande raciste pour mieux discréditer la Résistance et la présenter comme non patriotique.
Le groupe a-t-il été abandonné sans armes ?
Adam Rayski : Le même rapport de synthèse énumère tout un arsenal trouvé dans une planque de Marcel Rayman et de Boczov qui appartenait au groupe des 23 condamnés de l’Affiche rouge : « 5 pistolets, 6 grenades, des lots de cartouches, une mitraillette Mauser, etc. » Que l’on s’y reporte.
Sans argent ?
Adam Rayski : La caisse du Parti ne fonctionnait pas comme une payerie générale. Fréquemment l’argent arrivait en retard, ou pas du tout quand le collecteur de fonds « tombait ». Tout le monde brandit la dernière lettre de Manouchian à sa femme, mais néglige bizarrement son post-scriptum : « J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène [3]. M[lissak] M[anouchian] » Si l’argent venait à manquer, c’était pour des raisons techniques et non politiques. La thèse de l’abandon ne tient pas debout.
Y a-t-il une responsabilité du PCF dans la chute du groupe Manouchian ?
Adam Rayski : En mai 1943, devant le bilan des pertes des organisations juives, j’ai demandé le repli. le transfert de notre direction dans la zone Sud. Le Parti a refusé, qualifiant cette attitude de « capitu1arde ». Le PC voulait continuer à frapper dans la capitale, avec ce qui restait son unique bras séculier : les FTP-MOI. Stratégiquement, la direction, pour affirmer sa suprématie vis-à-vis de Londres et du Conseil national de la Résistance, désirait capitaliser les actions d’éclat de la MOI. La direction nationale juive est partie in extremis pour Lyon, mais les FTP ont continué à lutter sur place avec acharnement. Le Parti a sous-estimé l’impératif de la guérilla urbaine – savoir décrocher – et a tiré un rendement politique maximum des coups d’éclat de la MOI. A terme, c’était donc bien une grave erreur politique. La part de responsabilité du PC dans les arrestations de résistants - dont les 23 de l’Affiche rouge - est indiscutable. Mais ne parlons pas à propos du Parti de trahison ; ne parlons pas non plus d’abandon et encore moins de sacrifice prémédité.
Adam Rayski était responsable national de la section juive du PCF de 1941 à 1949.
Article paru dans la revue L’histoire, n°81 Septembre 1985. Propos recueillis par Alain Rubens.
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