"Contrairement aux choix du gouvernement, le nucléaire et le gaz de schiste ont un bel avenir en France. A condition d’agir loin des a priori idéologiques".
Il n’y a pas un jour sans qu’on nous rappelle, radios, télévisions, politiques de tous bords, l’urgente nécessité pour la France d’une transition énergétique. Europe Ecologie - Les Verts et ses ministres [1], Nicolas Hulot, incontournable, sont évidemment en première ligne mais il est incontestable que cette question fait l’objet d’un consensus sans faille. Récemment elle a fait l’objet d’un débat national large et de travaux spécifiques, qui n’ont malheureusement pas apporté grand-chose à la compréhension des enjeux et à la définition de politiques énergétiques originales et qui vont déboucher très prochainement sur un projet de loi dont on connaît déjà la teneur.
En effet, avant même que ce débat ne démarre et ne donne ses conclusions, le gouvernement actuel avait déjà annoncé sa politique en matière d’évolution de la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité et confirmé la décision du gouvernement précédent d’interdire non seulement l’exploitation sur le sol français des gaz de schiste mais également toute recherche dans ce domaine.
Développement des énergies renouvelables et économies massives d’énergie sont sans doute parmi les questions les plus exaltantes que l’humanité doive régler au cours de ce siècle qui commence. Cela est vrai pour la France, qui n’est en effet pas exemplaire du point de vue de l’efficacité de son système énergétique. Ce sont des questions scientifiques, technologiques, économiques et sociales d’une très grande complexité. Il s’agit par exemple des problèmes du stockage et de la distribution de ces énergies intermittentes, et de l’organisation d’infrastructures collectives nouvelles (réseaux électriques). Leur résolution n’est malheureusement pas, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, à notre portée de façon imminente, pour des raisons à la fois économiques et techniques. Si c’était le cas, d’ ailleurs, rien ne nous empêcherait, pas même les puissants lobby pétroliers, de basculer dans un monde sans énergie carbonée.
Dans ce contexte, il est important de redire ce qu’est une bonne politique énergétique, ses objectifs et les moyens de sa mise en œuvre. Rappelons d’abord qu’il n’y a pas de vie sans énergie, et le premier objectif d’une politique énergétique est de la fournir à tous. En même temps, elle doit le faire à moindre coût – pour le particulier et les entreprises afin de contribuer à leur compétitivité et donc à la croissance de l’économie – tout en préservant l’environnement.
Pour atteindre ce double objectif, nous disposons de deux types d’énergies. Tout d’abord l’énergie décarbonnée, avec le nucléaire comme pilier. Le nucléaire a ce double avantage d’être décarbonné et de fournir l’électricité la moins chère d’Europe. Cependant, cela ne suffit pas à répondre à nos besoins, et de fait, près de 60 % de la consommation d’énergie de la France repose sur l’énergie carbonée, en particulier le pétrole et le gaz.
Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de stimuler l’innovation pour développer les énergies renouvelables, augmenter les économies d’énergie fossile et ainsi réduire la part de l’énergie carbonée dans notre consommation, les idées sont souvent plus confuses, y compris au sein du gouvernement, sur au moins trois aspects importants. Tout d’ abord sur l’attitude à l’égard de l’énergie nucléaire : faut-il fermer nos réacteurs ? Sur le gaz de schiste : faut-il d’emblée renoncer à l’exploitation de nos ressources en gaz de schiste et même aller jusqu’à interdire la recherche dans ce domaine ? Et enfin, sur le rythme de la transition énergétique : pourquoi fixer des délais aussi courts ?
On a besoin du nucléaire : la France, grâce au choix historique de l’énergie nucléaire, a un des systèmes énergétiques les plus " propres " et les moins chers de la planète. L’énergie nucléaire représente environ 15 % de notre consommation énergétique et 75 % de notre électricité (les énergies fossiles ne représentent que 9 % de notre consommation électrique tandis que les énergies renouvelables en représentent 16 % [2]. Elle produit peu de gaz à effet de serre, de sorte que notre pays ne compte que pour 1,2 % du CO2 produit par l’ensemble des activités humaines de la planète. Si la France disparaissait comme puissance économique, les émissions globales de CO2 ne seraient en aucune façon diminuées et le problème du réchauffement climatique serait le même.
La décision de diminuer aussi rapidement la part de l’énergie nucléaire dans notre mix énergétique est donc parfaitement incohérente, tant du point de vue économique – coût de l’énergie, compétitivité, emplois, compétences – que du point de vue environnemental (émissions de CO2).
Grâce à l’expérience concrète de l’Allemagne, on sait déjà à quoi conduira une telle politique : émissions croissantes de CO2 (+ 1,6 % en 2012 et davantage en 2013), prix de l’énergie qui explose – le prix du kWh est deux fois plus élevé en Allemagne qu’en France – et pollutions. Outre-Rhin, la décision de se retirer du nucléaire n’a pas conduit à une accélération de la part d’électricité renouvelable utilisée – qui compte déjà pour 22 %, un des chiffres les plus importants en Europe mais qui marque aujourd’hui le pas – mais au contraire à une utilisation croissante d’énergie électrique. De nouvelles centrales électriques ont été construites utilisant des combustibles carbonés, et tout particulièrement le charbon, le plus polluant d’entre eux. En Allemagne, 45 % de la production électrique est à base de charbon contre seulement 4 % en France. Un MWh d’électricité à partir de lignite produit 1,1 kg de CO2 contre 0,4 kg pour le gaz. Ce qui fait qu’un citoyen allemand émet 1,7 fois plus de gaz à effet de serre qu’un citoyen français. Voilà ce qui nous attend : exactement le contraire de ce qui est visé, et qui s’explique aisément.
L’énergie nucléaire ne peut pas être simplement remplacée par les énergies renouvelables, notamment en raison de l’intermittence de ces dernières. Le réseau électrique ne fonctionne que si les entrées et les sorties sont équilibrées. Pour stabiliser la puissance du réseau, il faut du stockage et des générateurs conventionnels à base de combustibles carbonés fossiles en backup. L’énergie hydraulique est aussi une solution mais son extension en France, où elle est largement utilisée, est limitée en raison de la saturation des sites potentiels. Et même sans ce problème, le remplacement du nucléaire manquant (pour passer à 50 % de nucléaire dans notre production électrique) nécessiterait la mise en service d’un nombre inaccessible d’éoliennes – en gros, il faut multiplier le parc actuel par dix – et de consacrer une surface considérable (environ 250 000 ha) aux panneaux photovoltaïques.
Ne renonçons pas au gaz de schiste. Notre facture énergétique est colossale car nous importons 97 % des combustibles fossiles que nous consommons pour un montant de 60 milliards d’euros, une facture qui s’est multipliée par 6 en quarante ans, qui représente à elle seule 90 % de notre déficit commercial et ne peut qu’augmenter. Si ces ressources sont avérées et si on résout les problèmes environnementaux liés à cette exploitation, il ne fait aucun doute que l’utilisation de ce gaz français permettra de remplacer des combustibles carbonés plus " sales " et plus coûteux.
On produira moins de CO2 et on diminuera notre facture énergétique, sans consommer plus d’énergies fossiles. Aux Etats-Unis, l’exploitation du gaz de schiste a permis à des Etats comme la Pennsylvanie ou l’Ohio de rebondir après avoir connu un déclin économique prolongé. Elle a revitalisé une industrie chimique qui maintenant cesse de délocaliser et, au contraire, rapatrie ses activités sur le territoire américain. Au total, la chute du prix du gaz – 3 dollars par million de BTU (British thermal unit, unité anglo-saxonne d’énergie frigorifique) contre 12 en Europe et 19 au Japon – permet une réindustrialisation et une baisse du chômage remarquablement rapides. Si les risques environnementaux doivent être pris en compte, interdire non seulement l’exploitation mais également la recherche et l’évaluation de nos ressources en gaz de schiste est irresponsable.
Agir dès maintenant, mais sans fébrilité : le rapport Stern souligne avec raison la nécessité qu’il y a au niveau mondial de stimuler l’innovation verte et promouvoir des technologies permettant de réduire la consommation d’énergie fossile par les entreprises et les ménages. Pour autant, l’urgence dans laquelle on s’impose, en France, une révolution énergétique en fixant des délais à la fois courts et précis et la pression de l’idéologie environnementale dominante non seulement créent une angoisse généralisée mais elles conduisent à des décisions politiques à la fois inappropriées et très coûteuses, dans un contexte de crise économique et sociale profonde et de dettes vertigineuses de l’Etat.
De façon amusante, ceux qui s’opposent au nucléaire sont les mêmes qui s’opposent au gaz de schiste. Dans un contexte où les énergies renouvelables ne sont pas encore en capacité de remplacer les combustibles carbonés et l’énergie nucléaire, le mix énergétique qu’ils nous proposent sera en définitive plus coûteux et plus polluant, en contradiction flagrante avec les objectifs affichés.
Au total, la France a les moyens d’une politique énergétique qui réconcilie croissance et environnement. Pour développer les énergies renouvelables (solaire et éolien en particulier), pour améliorer l’efficacité énergétique (isolation des bâtiments, performances des appareils électriques, diminution des pertes sur les réseaux), et donc pour desserrer l’étau des énergies fossiles, on a besoin de temps, celui de la recherche et de l’innovation.
Pour accompagner et donner leur chance à ces évolutions, il faut que notre pays accepte de mettre en place, véritablement, un grand programme de soutien à la recherche, à l’innovation, au développement industriel dans les domaines des énergies renouvelables, du stockage de l’électricité et des économies d’énergie. Ce programme devra dégager des priorités et permettre de sortir du saupoudrage et des effets d’annonce qui caractérisent ce domaine depuis des années. Et sans aller trop vite, comme dans le passé, où on a investi quand les matériels étaient à la fois chers et importés.
Il faut maintenir une perspective de long terme à l’industrie nucléaire en développant la quatrième génération et en prolongeant la durée de vie du parc actuel de centrales. Cela permettra de continuer à profiter d’une électricité abondante et bon marché, sans tension, pendant les années nécessaires à l’avènement des nouvelles technologies vertes, et de valoriser de façon crédible à l’exportation l’un des fleurons de l’industrie française. Tout cela évidemment avec tous les investissements nécessaires pour assurer la sécurité des installations, qui constitue à juste titre une préoccupation du citoyen.
Enfin, il faut exploiter nos ressources en gaz de schiste, si elles existent réellement et si on a développé des techniques propres pour cette exploitation. Ceci nous permettra de dégager des ressources supplémentaires pour financer l’innovation verte.
" Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange ", comme disait Aragon. Orange ou vert, le monde vivra de soleil, sans énergies nucléaire et fossiles, mais donnons-lui mieux les moyens et le temps, donc la chance, de prendre ces belles couleurs.
Tribune parue dans Le Monde du 24 mars 2014
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/24/repenser-la-transition-energetique_4375740_3232.html
Philippe Aghion est professeur d’économie à l’université Harvard. Il est l’auteur de Changer de modèle (Odile Jacob).
Marc Fontecave est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire chimie des processus biologiques. Ses travaux sur les métallo-enzymes l’amènent à développer de nouveaux catalyseurs pour le stockage des énergies renouvelables (production d’hydrogène et valorisation du CO2).