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Rêve et cauchemar : retour sur Marx et le capitalisme
Entretien avec Denis Collin

A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu n’évoques pas Marx sous le signe du « retour » mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ?

Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en oeuvre les idées prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin, les derniers mois ont montré que finalement Marx pouvait rester le cauchemar des classes dominantes !
La réalité de la mondialisation du capital prolonge donc des tendances immanentes au capitalisme sous des formes extrêmement perverties. La question de l’État est significative des logiques actuelles à la fois régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais de manière inattendue…
Denis Collin. Effectivement, au cours des trois ou quatre dernières décennies, a dominé une idéologie du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les « libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On prétendait passer ainsi du « gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon une formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels… Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne aux États nations, les seules réalités effectives. La « gestion » de la crise par les puissances européennes le montre à l’envi.

Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter à un autre jugement…

Denis Collin. Oui, il y a une contradiction formidable : là où la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives » semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la masse de manœuvre (Chine, etc.).

Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales de la production, - du manœuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et qu’émergent de nouvelles couches moyennes ?

Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire. Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin), j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire, puisque son travail d’organisation et de direction était effectué par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres classes de la société, ne formant au fond qu’une masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème, c’est qu’une classe dominée transformée en classe dominante est une contradiction dans les termes ! Le prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré.

Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel. Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ? Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement du système, tant au niveau politique, économique que culturel ?

Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et à la destruction du sens même de la vie humaine qu’implique la transformation de toute richesse et de toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements de résistance anti-systémiques qui entraînent des fractions de toutes les classes de la société, à partir de motivations différentes mais qui peuvent converger vers un communisme non utopique.

Le communisme, comme société post-capitaliste, ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de trois utopies…

Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste. Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible). L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal de choses à faire et des transformations sociales radicales sont possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer.

Entretien réalisé par Baptiste Eychart, paru dans Les lettres françaises de septembre 2009.

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros.


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